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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.

Deux trios avec piano de Franz Schubert

L'œuvre instrumentale de Franz Schubert ; la musique de piano ; L'œuvre de chambre; la musique symphonique.

Avec les deux grands trios, nous voilà bien loin des simples œuvres de circonstance ou de commande. Sans doute écrits à la suite l’un de l’autre, entre l’été et novembre 1827, ce sont deux chefs-d’œuvre de la plus haute maturité du compositeur, au voisinage de quelques œuvres miraculeuses comme les trois dernières sonates pour piano, le quintette en do majeur, la symphonie en do majeuret les Lieder du Voyage d’hiver ou du Chant du cygne. « Comme toutes ces œuvres, les trios témoignent de cette soudaine extension du temps musical chez Schubert, de cette infinie amplitude de la forme, acquise in extremis, qui fait de chaque mouvement quelque chose comme une traversée des apparences. Et la forme sonate, scrupuleusement respectée, n’y apparaît pas comme chez Beethoven un combat et une contrainte, encore moins une limite. La structure, cette fois aimée et épanouie, devient l’espace du chant. Schubert songe davantage au fil de la mélodie, la reprend, la répète même, avec soudain telle modulation magique, qui touche autant que l’inflexion douloureuse d’une voix aimée. »103

Trio no 1 en si bémol majeur, D 898, opus 99

« Il n’est que de jeter un coup d’œil sur le trio opus 99 de Schubert, et toute la misère de l’existence s’évanouit comme par enchantement, le monde apparaît de nouveau paré de toute sa radieuse fraîcheur », écrivait Schumann en découvrant ce trio en si bémol majeur qui, contrairement au suivant, paru comme opus 100 dès novembre 1828, ne fut édité qu’en 1836. Le comparant au second qu’il avait découvert une dizaine d’années plus tôt, il le trouvait « plus passif, féminin, lyrique », l’opposant ainsi à celui en mi bémol majeur, « plus actif, viril, dramatique ». Si, comme il le soulignait, les deux œuvres diffèrent « par leur climat intérieur », elles affichent une grande parenté de style, et la première, parfois sous-estimée dans le passé, n’est pas loin de susciter la même admiration que la seconde. Car ce trio en si bémol majeur « nous enchante dès les premières mesures de l’allegro, qui sonnent comme un air de postillon que reprendraient en chœur les voyageurs de la diligence : il nous emporte, il ne nous lâchera qu’une fois l’étape atteinte. L’andante, idyllique à souhait, nous fait traverser les prés et les bois aux environs de Vienne. Le scherzo donne dans le fantastique, mais un fantastique plein d’humour, d’enfantine malice. Quant au rondo final (allegro vivace), on ne sait s’il faut admirer davantage sa liberté d’invention, sa variété dans le développement, son inépuisable jaillissement ou sa cocasserie. Quelle musique joyeuse, claire, équilibrée de la part d’un homme malade et qui désespérait ! Revanche sur la vie, l’œuvre d’art ignore les larmes qui lui donnent naissance. »104

Tout est dit, ou presque, sauf à se lancer  dans une longue analyse, de cette œuvre dont le pôle reste la tonalité de si bémol majeur, une tonalité qui, dans le langage de Schubert, comme le remarque Brigitte Massin, est souvent depuis l’adolescence synonyme d’ardeur et d’enthousiasme juvéniles. Mais, bien sûr, chez le Schubert de 1827, tout cela ne va pas sans quelques zones d’ombre : on le vérifiera dès le premier mouvement dont le développement, notamment, se charge par instants de violence et d’inquiétude ; et surtout on percevra sans mal un certain trouble, une grande fragilité même, dans l’andante dont « le climat est instable, glisse d’une tonalité à l’autre, comme le thème lui-même glisse d’un instrument à l’autre… Variation infinie d’un thème sur lui-même dans une lumière sans cesse changeante, comme s’il fallait tenter de pénétrer toujours plus profond au cœur d’un mystère. »105

Franz Schubert, Trio avec piano no 1, en si bémol majeur, D 898, opus 99, par Janine Jansen, Torleif Thedéen et Itamar Golan, festival international de musique de chambre d'Utrecht, 2011.

 

Trio no 2 en mi bémol majeur, D 929, opus 100

 « Existe-t-il meilleure démonstration de l’ambivalence créatrice de Schubert que ce trio opus 100 qui emprunte à La truite son lyrisme sans soucis et au quintette à deux violoncelles ses couleurs sombres et poignantes ? Voilà peut-être pourquoi l’œuvre n’a pas cessé d’être célèbre. Dès sa création le 26 décembre 1827, Schubert note qu’elle « plut beaucoup à tout le monde ». Quelques années plus tard, Schumann en livre un commentaire poétique et détaillé. Plus près de nous, elle envoûte Stanley Kubrick et l’andante accède au cœur des millions de spectateurs de son Barry Lindon… Schubert nous propose un voyage parmi une multitude de sentiments, entre esprit viennois et plainte déchirante, guidé par des lignes mélodiques généreuses mais fragiles. Le premier mouvement, dans lequel Schumann voyait une « profonde révolte en même temps qu’une ardente nostalgie », donne le ton de l’ensemble : solide et martial en son introduction, lyrique et mélodique durant le développement. Puis vient, énoncée sur une scansion hypnotique et dépouillée, la mélodie pathétique du mouvement lent, que l'on dit inspirée du Lied suédois Vois, le soleil disparaît derrière les hauts sommets. Après un scherzo en canon, dansant mais résigné, le finale réunira fête joyeuse et rappels tragiques de l’andante pour conclure le plus long trio écrit jusque-là dans l’histoire de la musique. Et ce, malgré les coupures réalisées par Schubert dans le quatrième mouvement… Certaines interprétations proposent d’ailleurs la version « longue » du final […] : même ceux qui supportent mal les « longueurs paradisiaques » de Schubert devraient être conquis par la découverte du second thème de ce final en contrepoint de la mélodie suédoise… »106

On voudrait naturellement entrer plus avant dans cette œuvre encore plus « construite » que laprécédente, où Brigitte Massin note « une évidente tendance à un élargissement des dimensions, à un épanouissement dans l’ordre de l’espace-temps qui prélude et achemine à la naissance quelques mois plus tard de la grande symphonie en do »107. Il faudrait souligner avec elle la richesse d’invention du premier mouvement, magnifique tant sur le plan de l'abondance des idées thématiques que sur celui de leur traitement et des modulations qu’elles entraînent, générant un dépaysement constant ; s’attarder également sur les ressorts cachés qui donnent toute sa force au « voyage intérieur » de l’andante ; et, s’agissant du formidable finale, montrer à quel point « le cadre de la grammaire musicale éclate ici devant la liberté et la fantaisie dont fait preuve toute la conduite de ce mouvement aux proportions inhabituelles ».

Mais, quitte à rester sur un plan assez général, livrons au moins un éclairage supplémentaire : « L’intention d’assurer l’unité cyclique des quatre mouvements, tous d’amples proportions, éclate en des rappels thématiques extrêmement précis. En utilisant avec magnificence toute l’étendue du clavier, Schubert introduit un élément de fluidité qu’accentuent la chaleur et les élans mélodiques des deux instruments à cordes. Avec la mélodie envoûtante de son deuxième mouvement, reprise dans le fabuleux finale […], le trio en mi bémol est l’œuvre la plus classique de facture, la plus riche, la plus solaire que Schubert ait conçue dans ses années ultimes, et la seule peut-être qui ne porte pas aussi le stigmate de la fatalité. »108

Franz Schubert, Trio no 2 en mi bémol majeur, D 929, opus 100, par Eugen Istomin, Isaac Stern et Leonard Rose; 1969.

 

Franz Schubert, Trio no 2 en mi bémol majeur, D 929, opus 100, dernier mouvement dans sa version originale, sur instruments d'époque, par Steven Lubin (piano), Stanley Ritchie (violon), Myron Lutzke (violoncelle). 30:38

 

plume Michel Rusquet
4 mai 2020

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Notes

103. Ghristi Christophe, dans « Diapason » , janvier 1997.

104. Schneider Marcel, Schubert, « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris  1957, p. 134.

105. Massin Brigitte, Franz Schubert, Fayard, Paris 1977, p.1200-1201.

106. Bastianelli Jérôme, dans « Diapason » (473), septembre 2000.

107.  Massin Brigitte, op. cit., p. 1202.

108. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (230), mars 1999.

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Les œuvres de musique de chambre de Franz Schubert

Trios à cordes D 471 et D 581

Les sept quatuors de prime jeunesse, D 18, D 32, D 36, D 46, D 68, D 74, D 87.

Les quatre derniers quatuors de jeunesse, D 94, D 112, D 173, D 353.

Mouvement de Quatuor no 12, « Quartettsatz », en ut mineur D 703.

Quatuor no 13 en la mineur, D 804, opus 29.

Quatuor no 14 en mineur « La Jeune Fille et la Mort », D 810.

Quatuor no 5 en sol majeur, D 887, opus 161.

Quintette en ut majeur, D 956, opus 63.

Rondo pour violon et quatuor, D 438.

Trois sonatines, pour violon et piano, D 384, D 385-408, opus 137.

Duo, pour violon et pinao, en la majeur, D 574, opus 162.

Rondo brillant, pour violon et piano, en si mineur, D 895, opus 70.

Fantaisie en ut majeur, D 934, opus 159.

Introduction et variations sur le Lied « Trockne Blumen », pour piano et flûte, D 802, opus 160.

Sonate, pour arpeggione et piano, D 821.

Trios pour piano et cordes, D 898 (opus 99) et D 929 (opus 100).

Diverses pièces en trio.

Quintette pour piano et cordes, « La Truite », D 667, opus 114.

Octuor en fa majeur pour cordes et vents, D 803, opus 166.

Diverses œuvres de chambre.


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