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15 août 2025 — Frédéric Léolla

Sexe et opéra : XIX. prostitution

Laïs de Corinthe (1526), attribuée à Holbein, Kunstmuseum de Bâle.Laïs de Corinthe (1526), attribuée à Holbein, Kunstmuseum de Bâle.

Pour ce qui concerne notre point de vue, la prostitution est le fait de vendre des faveurs sexuelles, que le prix en soit de l’argent ou d’autres bénéfices économiques (meubles, bijoux, trafic d’influence…).

Dans le monde de l’opéra, il est surtout question de prostitution de haute volée, de « courtisanes ». Or, d’aucuns distinguent entre prostitution et « courtisanat » comme étant deux pratiques foncièrement différentes. Pourtant, il était clair à l’époque que « courtisane » et « femme vivant en couple hors du mariage » était loin d’être la même chose. Certes, dans les deux cas, il y avait la condamnation sociale, mais pas avec la même force. Un exemple : le couperet tombera certes sur Marie D’Agoult en tant que femme adultère et vivant en concubinat avec un autre homme — Listz —, mais il ne serait venu à l’esprit de personne de la qualifier de « courtisane ». L’argent n’était pas son mobile, et ne l’avait jamais été au moment de fuir avec la star de la musique. Les différentes liaisons sans mariage de George Sand (Amantine Aurore Lucile Dupin) ne peuvent pas être confondues avec du courtisanat. Par contre, la belle Otero, la Païva, ou Marie Duplessis, inspiratrice indirectement de La Traviata (Verdi/Piave d’après Dumas fils) pouvaient avoir des liaisons plus ou moins stables, mais la plupart de ces liaisons avaient pour ces dames un but économique, leurs attraits féminins et leurs faveurs constituant aussi leurs fonds de commerce.

Bien sûr, ces courtisanes n’étaient pas nécessairement payées en « argent comptant et sonnant », cela aurait été extrêmement vulgaire, et n’oublions pas que le courtisanat est une forme de prostitution pour riches qui cultivent un certain « art de vivre ». Elles étaient plutôt « entretenues », tous les luxes leur étaient payés, en plus de cadeaux souvent très chers, voire des rentes ou des terres.

Si la liaison était continue, elle pouvait acquérir des contours très proches de ce qu’est le mariage. D’autant plus que les motivations de la courtisane et de son protecteur pouvaient varier au fil du temps. Nous sommes enclins à penser, par exemple que la liaison entre la fameuse Païva et son dernier mari, le comte von Donnersmarck à un moment donné, ne peut plus être qualifiée de « prostitution » ni de « courtisanat » parce que le mobile de l’ancienne courtisane n’était peut-être plus l’argent.

Certes, vu comme ça, certains mariages approchent très clairement de la prostitution lorsque l’un des deux promis — souvent la femme, mais pas toujours — plus que l’amour, cherche plutôt une certaine position sociale ou un certain niveau économique. Mais comme dans ce cas-ci, on ne retrouve pas les autres composantes sociales de la prostitution (condamnation par la société, mépris des hommes, rejet par les femmes dites « honnêtes », culpabilité de la personne qui se prostitue, etc.), nous n’avons pas inclus dans notre parcours les exemples de mariage dont le but d’un des conjoints n’était qu’économique directe ou indirectement.

Peut-être aujourd’hui, pour nombre de nos lecteurs, le monde de la prostitution peut paraître exotique. Ce l’était moins pour le public d’opéra du dix-neuvième. Les demi-mondaines (ce qu’aujourd’hui on pourrait qualifier de prostitution « high-standing », « escort-girls » ou autres) faisaient partie du public. Elles n’étaient peut-être pas aux premières loges, réservées aux femmes ´« honnêtes » et leurs accompagnants de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, mais elles étaient sans doute bien aux deuxièmes loges, entretenues par les hommes de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie — les mêmes qui accompagnaient donc les femmes « honnêtes » : À ces messieurs donc de faire le voyage, discrètement entre les premières et les deuxièmes loges, entre leurs « légitimes » et leurs « cocottes de luxe » qu’ils exhibaient comme un facteur de réussite sociale. Il n’est pas besoin de s’étendre sur ce thème, les exemples dans la littérature dix-neuvième étant innombrables, de Balzac à Ignacio Agustí avec son roman Mariona Rebull, dans toutes les capitales européennes où il y avait un théâtre d’opéra, il y avait aussi un public de prostituées de luxe — de courtisanes, si vous préférez le terme. D’où l’allusion à peine voilée, par exemple, de Monsieur Croche (alias Claude Debussy) au succès des mélodies de Massenet parmi les demi-mondaines. Et que dire du scandale déclenché par les membres du Jockey-club lors du (Wagner) à Paris ? N’étaient-ils pas en train de défendre, mine de rien, les intérêts des ballerines qu’ils entretenaient ? L’importance donc des demi-mondaines dans le succès — ou l’échec — de certains opéras serait donc à étudier. Mais ce n’est pas notre but.

Enfin, la prostitution étant un des moyens les plus sûrs d’arriver au plaisir sexuel pour le public masculin de l’époque, il serait possible d’envisager que certains opéras doivent une partie de leur succès et de leur popularité tout au long du xixe aux allusions sexuelles (notamment à la prostitution) présentes dans leurs livrets.

Bien sûr, ces allusions, cette utilisation d’un thème scabreux et pourtant alléchant (ou peut-être alléchant parce que scabreux ?) se faisaient toujours de façon subtile, dans le respect des « bienséances ». Ce qui n’empêchait personne de comprendre tout ce qu’il fallait comprendre. De fait, aujourd’hui, oserait-on dans un film hollywoodien montrer des images réalistes des organes sexuels des stars impliquées ? Non, il suffit de quelques plans que l’on considère « torrides » en montrant ça et là des morceaux de chair dénudée (notamment des épaules, des bras, un peu des jambes) avec un fond sonore de soupirs, et tout le monde comprend très bien sans demander plus d’explications.

Quant au public féminin, la figure de la prostituée dans les opéras était, soit une référence directe à leur situation — tel que nous le suggérions avant pour les courtisanes aux deuxièmes loges —, soit une référence à un monde que les femmes honnêtes ne pouvaient connaître que par les ragots des hommes, un monde presque « exotique » malgré la proximité géographique, et qui devait exciter terriblement la curiosité de ces femmes honnêtes, tout en étant, par la fin terrible qui attendait toujours aux prostituées de théâtre, un avertissement sur ce qui pouvait leur arriver si elles faisaient un mauvais pas.

xix. 1. La Favorite, Gaetano Donizetti / Alphonse Royer, Gustave Vaëz et Eugène Scribe, d’après la pièce Le comte de Comminges de François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud.).

xix. 2. La Traviata (La dévoyée), Giuseppe Verdi / Francesco Maria Piave d’après La dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils.

xix. 3. La Perichole, Jacques Offenbach / Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après Le carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée.

xix. 4. Parsifal, Richard Wagner / Richard Wagner.

xix. 5. Manon, Jules Massenet / Henri Meilhac et Philippe Gille d’après L’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost.

xix. 6. Manon Lescaut, Giacomo Puccini / Giuseppe Giacosa, Luigi Illica, Ruggero Leonacavallo, Domenico Oliva, Marco Praga, Giacomo Puccini et Giulio Ricordi.

xix. 7. Thaïs, Musique de Jules Massenet / Étienne Gallet d’après le roman homonyme d’Anatole France.

xix. 8. La Bohème, Giacomo Puccini / Luigi Illica et Giuseppe Giacosa d’après les Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger.

xix. 9. Tosca, Giacomo Puccini / Luigi Illica et Giuseppe Giacosa d’après la pièce de Victorien Sardou.

xix. 10. Louise, Gustave Charpentier / Gustave Charpentier et Saint-Pol-Roux.

xix. 11. Adriana Lecouvreur, Francesco Cilea / Arturo Colautti d’après la pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé.

xix. 12. Madama Butterfly, Giacomo Puccini / Luigi Illica et Giuseppe Giacosa d’après la pièce de David Belasco et le conte de John Luther Long.

xix. 13. La Rondine (L’hirondelle), Giacomo Puccini / Giuseppe Adami d’après Alfred Maria Willner et Heinz Reichert.

xix. 14. The Beggar’s Opera (L’opéra du gueux), Johann Christoph Pepusch d’après des mélodies populaires au moment de la composition / John Gay.

xix. 15. Die Dreigroschenoper (L’opéra de quatt’sous), Kurt Weill / Bertold Brecht d’après John Gay.

xix. 16. Z Mrtvého domu (De la maison des morts), Leos Janacek / Leos Janacek d’après le roman homonyme de Fiodor Dostoïevski.

xix. 17. Adiós a la Bohemia (Adieu à la vie de bohème), Pablo Sorozába / Pío Baroja.

xix. 18. Lulu, Alban Berg / Alban Berg d’après La Boîte de Pandora et L’Esprit de la terre de Frank Wedekind.

 

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15 août 2025

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