Musique de Giuseppe Verdi, sur un livret de Francesco Maria Piave d’après La dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, créée en 1853, Venise, Teatro La Fenice.
Alfredo Germont est tombé amoureux de Violetta Valéry, courtisane parisienne entretenue par le baron Douphol et qui semble atteinte de phtisie. Si Violetta refuse d’abord les avances d’Alfredo, elle finit par en tomber amoureuse et laisser sa vie de femme entretenue. Néanmoins cela a des conséquences funestes sur la fortune de Violetta, et son déshonneur en tant que courtisane retombe sur la famille d’Alfredo. Ainsi, le père de celui-ci, Giorgio Germont, vient exiger de la jeune femme qu’elle quitte Alfredo. Convaincue qu’elle n’a pas d’autre issue, en effet, Violetta abandonne son amant et retourne chercher la protection du baron Douphol. Cela exaspère Alfredo qui, ne connaissant pas l’entretien entre son père et Violetta, se sent trahi. Il arrive même à offenser publiquement son ancienne amoureuse, déclenchant ainsi un duel entre lui et le baron. De ce fait, il est obligé de quitter la France. Pendant son absence Violetta tombe dans la déchéance financière et physique, sa phtisie s’aggravant de jour en jour. Lorsque Alfredo revient enfin, accompagné de son père qui souhaite le pardon pour son intolérance, il est trop tard, et Violetta meurt entre les bras de son amoureux.
Pierre de touche dans l’histoire du sexe dans l’opéra (et du sexe dans le théâtre pour la pièce originale de Dumas fils), l’évolution de cette œuvre est significative de l’évolution des mœurs en Occident ainsi que de l’évolution des publics en ce qui concerne l’opéra.
Giuseppe Verdi, La Traviata : Elisabeth Schwarzkopf dans le rôle de Violetta, 1947.
Ainsi, un opéra qui pouvait bien être considéré comme « sulfureux » au XIXe siècle, est aujourd’hui devenu un opéra « tout public » que les adultes n’hésiteront pas à faire connaître aux enfants.
Et pourtant, le fait que Violetta soit une demi-mondaine est un des points essentiels de l’œuvre, point sans lequel ni livret ni musique ne peuvent être compris. Évolution des mœurs ? Oui et non. Certes coucher avec un homme hors du mariage n’est plus déshonorant — du moins pour la plupart des Occidentaux. Les amours sans mariage d’Alfredo et Violetta ne poseraient donc plus un vrai problème, et les adultes n’en auraient pas à être embarrassés devant les petits amateurs en herbe. Par contre le fait de se faire payer pour coucher continue d’être tabou (la preuve c’est que l’insulte par excellence fait référence à la prostitution appliquée à la femme ou à la mère de l’homme). Comment expliquer aux petits (et surtout aux petites !) que la gentille protagoniste à laquelle on est censé s’identifier est en fait une prostituée — de haut vol, certes, mais prostituée quand même — ? Le plus simple est de ne rien expliquer. Ainsi l’opéra devient une collection de jolies (voire très jolies) mélodies qui se succèdent avec plus ou moins de fluidité. Le sens théâtral n’y est plus, alors qu’il est pourtant essentiel. D’autant plus dans le chef-d’œuvre de théâtre musical et de musique théâtrale qu’est La traviata. L’autre alternative est d’expliquer en enlevant toute notion de prostitution. La prostituée continue ainsi d’être tabou, alors que la demi-mondaine relèverait d’un monde révolu et plein de charme, de robes longues et de frous-frous. C’est un peu le même comportement, souvent esquissé, qui tend à distinguer comme deux choses très différentes, entre le vol bas de gamme et l’escroquerie à grande échelle. Le premier serait déshonorant, la deuxième, tant qu’elle n’a pas fait l’objet d’une condamnation judiciaire, peut être acceptée et même bien vue, quel que soit le nombre de victimes. Tout dépendrait donc de combien ça rapporte, et la condamnation sociale ne tomberait pas sur le vol ou sur la prostitution, mais tout simplement sur la pauvreté.
Giuseppe Verdi, La Traviata, « Sempre Libera », Renée Fleming (Violetta), Joseph Calleja (Alfredo), Royal Opera House, Londres.Giuseppe Verdi, La Traviata : Teatro alla Scala de Milan, 1991 : Tiziana Fabriccini (Violetta) et Paolo Coni (Giorgio Germont).
Et pourtant, la « perte de la dignité sociale » de la protagoniste est essentielle, j’insiste, dans La traviata. Le titre même, « celle qui a perdu la voie », « l’égarée », « la dévoyée », évoque l’« irresponsabilité » d’une femme qui se consacre à la prostitution. Encore aujourd’hui, il est vrai que les prostituées qui ont choisi librement ce métier sont rares, tant les risques et les inconvénients du métier sont importants.
Les hésitations de Violetta, son renoncement, ses élans désespérés vers Alfredo, sa soumission devant Giorgio Germont et devant son « protecteur », le Baron, le début de l’acte I, l’air et cabaletta de la fin du même acte, tout l’acte II, premier et deuxième tableau, la fin de l’opéra, n’ont de sens que parce que la prostitution féminine était (est) un stigmate social qui marque à jamais celle qui l’a exercée (pour la prostitution masculine, permettez-moi de vous renvoyer à l’article sur Adriana Lecouvreur). Sans l’aspect infamant de la prostitution, sans le « déshonneur » qui tache à jamais la réputation de la protagoniste, ni le livret ni la musique ne peuvent être compris et admirés à leur juste mesure.
L’élan faussement joyeux, débridé et « jusqu’au boutiste » du « Sempre libera », même la joie banale de l’archi-célèbre toast, la tristesse désespérée de l’« Addio del passato », toutes les nuances de Violetta naissent de cette volonté, de ce désir, ce souhait inatteignable de la prostituée : pouvoir un jour intégrer (réintégrer ?) la société en tant qu’individu respectable et respecté.
Frédéric Léolla
18 août 2025
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Lundi 18 Août, 2025 1:17