Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : la musique instrumentale en Allemagne de Beethoven à Schubert.
Trois mouvements à nouveau dans cette magnifique sonate en la bémol majeur opus 110 qui, plus encore que l’opus 109, illustre la dernière manière de Beethoven : « Extrême liberté de forme, amples développements, usage du procédé cyclique (les thèmes naissent d’un unique motif initial), emploi désormais délibéré du récitatif dramatique et de parties fuguées. »95 L’avant-dernière sonate est sans doute la plus introspective et directement émouvante des trente-deux sonates, d’où sans doute la formule de Vincent d’Indy : « Beethoven ne pouvait dédier qu’à lui-même cette expression musicale de sa propre vie. »
Achevée en décembre 1821, alors que le musicien sortait d’une longue et cruelle maladie, elle traduit un immense effort d’intériorisation qui, avant de s’achever sur une affirmation triomphante, passera par une descente terrifiante au tréfonds de la douleur humaine. Rien ou presque ne le laisse prévoir dans le très beau Moderato cantabile initial, même si, en cours de route, divers éléments, comme cette émouvante modulation en mi majeur qui surgit lors de la réexposition, viennent troubler l’image sereine et rassurante du discours. Rien de très manifeste non plus dans le bref Allegro molto, aux allures et à la structure de scherzo avec son fantasque trio. Plus que jamais, Beethoven concentre l’essentiel de son message, ici confidence née d’une introspection des plus douloureuses, dans le mouvement final.
« Finale complexe, comme dans l’opus 101, mais d’autant plus organisé qu’il travaille une matière encore plus dense, et se propose d’utiliser ces formes antagonistes que sont le récitatif, l’aria et la fugue. Cinq parties enchaînées : un adagio ma non troppo, très modulant, dans le style du récitatif, avec l’effet surprenant (et fameux) d’un la obstinément répété qui va s’amplifiant puis s’exténuant […] ; un arioso dolente, […] longue plainte inconsolable sur des accords palpitants, en la bémol mineur […], qu’on rapprochera de celle de la Cavatine du quatuor opus 130 ; coupant court à cette effusion, [mais émergeant d’un horizon si lointain qu’on se croit revenu dans les pages les plus profondes du Clavier bien tempéré], une fugue à trois voix, en la bémol majeur […], au sujet caractérisé par trois quartes ascendantes successives ; un retour à l’arioso (cette fois en sol mineur), recru de douleur, avec l'indication perdendo le forze ; enfin, amenée par un massif accord de sol majeur, dix fois répété, la forme renversée de la fugue, poi a poi di nuovo vivente, où les ficelles du métier […] ne nuisent pas à l’expression d’une joie sans bornes ; elle éclate dans la magnifique coda, où, dans ce vermeil la bémol regagné, l’harmonie ayant supplanté le contrepoint, le thème de la fugue rayonne dans l’aigu, par-dessus un accompagnement effervescent d’accords brisés. »96
Ludwig van Beethoven, Sonate opus 110 en la bémol majeur, 1. Moderato Cantabile e molto espressivo, 2. Allegro molto, 3. Adagio ma non troppo - Fuga (Allegro ma non troppo), par Claudio Arrau (1965).
Michel Rusquet
27 septembre 2019
Les sonates pour piano : Opus 2, nos 1, 2, 3 - Opus 7 - Opus 10 - Opus 13 - Opus 14 - Opus 22 - Opus 26 - Opus 27 - Opus 28 - Opus 31 - Opus 49 - Opus 53 - Opus 54 - Opus 57 - Opus 79 - Opus 81a - Opus 90 - les cinq dernières sonates (opus 101, 106, 109, 110, 111).
95. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998, p. 132.
96.Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 364.
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