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Jean-Marc Warszawski

Histoire et document : 15. Concept (en histoire)

 

Il ne semble pas judicieux de lier un texte théorique du XIe siècle à des pratiques passées supposées, ou présentes, sans élaborer une stratégie conceptuelle permettant de dépasser l'idée d'une simple reconstitution.

Le chant liturgique pose aux pères de l'Église, des problèmes complexes. Le chant à l'église ne doit pas ressembler à celui des païens, il ne doit pas sombrer dans la lascivité, mais au contraire affirmer la virilité, la mélodie ne doit pas oblitérer le sens des paroles.

Or, le chant, en soit, comme tout art, est théâtral. De plus, par sa vocalité, il pose la différence des sexes, et de ce fait s'incorpore au point de vue négatif que le clergé à - jusqu'à nos jours, de la femme. D'un autre côté, si les paroles chantées doivent être comprises par l'assemblée, elles sont aussi une prière qui doit s'élever vers dieux, vers les cieux. C'est à dire qu'elle doit s'élever vers l'aigu (alors que chez les grecs anciens, elle s'élevait vers le grave). Le fait que des hommes chantent à l'aigu et les femmes au grave n'est pas étonnant. C'est un peu ce qui se passe dans les traditions araboandalouses ou tziganes. Mais là n'est pas le problème. Théoriquement, les cercles d'Aribon sont tout à fait corrects. Le mode authentique, celui qui s'élève vers les cieux est chanté par les hommes. Le plagal, qui descend de trois notes vers les profondeurs diaboliques, sans toutefois s'y perdre, est chanté par les femmes.

L'Église a, un temps, réglé ce problème avec les chœurs de jeunes garçons et les castrats (les voix d'ange), largement recrutés dans le Nord de la France. De toute façon, il n'est pas utile que le plagal soit chanté à l'octave aiguë, parce qu'il y a longtemps que les femmes sont exclues du chœur « grégorien » si jamais elles en furent. Le plain chant est un art de moines. Nous ajouterons que chanter le plagal à l'aigu, suppose un dépassement parfois proscrit de l'ambitus du chant.

Ces quelques questionnements révèlent notre ignorance, ou plutôt l'absence d'une connaissance de ces temps anciens, au regard de la connaissance que nous avons de notre propre époque, dans laquelle notre histoire individuelle est comprise. Ce que nous comprenons, ce que nous saisissons immédiatement à demi-mot ou en silence est sans commune mesure avec le plein des mots que nous devons saisir du lointain. Ces décalages et ces vides entre les faits sont naturellement comblés par « du » récit historique, que l'on confond communément avec « faire de l'histoire ».

Braudel remarque que cette histoire n'aboutit qu'à la chronique traditionnelle. Il ne peut-être autrement. L'histoire globale, théâtrale ou bouclée par le récit ne peut évoluer qu'entre chronique et roman. Pour Braudel, l'histoire globale a manqué son récit :

La découverte massive du document a fait croire à l'historien que dans l'authenticité documentaire était la vérité entière. « Il suffit, écrivait hier Louis Halphen, de se laisser en quelque sorte porter par les documents, lus l'un après l'autre, tels qu'ils s'offrent à nous, pour voir la chaîne des faits se reconstituer presque automatiquement133.

Dans cette affaire, il y a peut-être, au départ, une incompréhension, un empiétement de la petite histoire singulière de l'individu sur la « grande histoire historique ». Cette petite histoire singulière individuelle a elle-même ses vitesses historiques. Les nécessités du geste social, la volonté de logique formelle, les arrières fonds idéologiques et religieux, les habitudes de niveaux divers, ce que l'on admet comme définitivement acquis, ne bougent pas d'un même mouvement. Il y a par force ou faiblesse de vocabulaire, deux fois un sujet et une histoire qui n'ont cependant rien de comparable. La grande histoire historique n'est ni addition, ni multiplication de faits individuels.

L'appréciation historiciste d'un document ou des connaissances et des questionnements de l'observateur. L'un n'y verra qu'une chronique traditionnelle, avec du récit en moins, l'autre une source cohérente et rationnelle d'informations. Le montré n'est pas ce qui est le mieux démontré.

Rendons justice à Michelet et à « la résurrection intégrale du passé ». Il cite son « Maître Géricault » qui veut tout s'approprier. Michelet ne prétend pas que « Je vais le refaire » signifie tout en une seule fois. Géricault repeint, copie tableau après tableau, et pas un tableau de tous les tableaux qui sont alors exposés au Louvre134.

Le concret immédiat d'un document ne révèle rien au regard qui n'a rien à lui demander. Nous comprenons ainsi l'histoire globale : une histoire qui s'approprie tout mais qui ne reconstitue pas. On croit l'histoire de surface et synthétique, parce qu'on pense faire œuvre intelligible en assemblant les traces documentaires du passé dont l'éparpillement choque note goût pour la continuité. Au contraire, pour faire de l'histoire réelle — conceptuellement opérationnelle — il faudrait nous écarter de cette histoire reconstruisante par un morcellement analytique de la documentation.

La lecture même articule des chaînes idéologiques dans lesquelles l'individu singulier, qui s'y retrouve presque toujours ne se dissout pas. Le degré d'intelligibilité mis en jeu par chaque lecteur est par définition inconnu. L'auteur ne sait pas si ce qu'il écrit retrace sa pensée, si son lecteur idéal ou modèle sera le lecteur qui lira son ouvrage. Il peut être assuré que son écrit sera réinventé. L'historien ne s'adresse pas au regard, à la lecture en trois dimensions, mais à l'intelligence.

Tel n'était pas l'avis d'Henri Jassemin qui répondit aux attaques de Braudel en 1934 :

Que de Montagnes dialectiques seront nécessaires pour hisser, un jour, les esprits jusqu'à cette notion qu'en histoire c'est le fait qui est la plante rare, rarissime, et si précieuse : quant aux « idées » elles pleuvent, elles fourmillent, elles dévorent la vérité qui s'efforçait de pousser. Qui nous délivrera de ces sauterelles ?135.

Notes

133Fernand Braudel, Écrits sur l'histoire. « Champs », Flammarion, Paris 1969, p. 49. Article intitulé La longue durée, paru dans les « Annales E. S. C. » (4), octobre-décembre 1958, p. 725-753. La référence à Louis Alphen : Introduction à l'histoire, P. U. F. 1946, p. 50.

134. On a trop abusé, pour analyser l'essence de l'histoire des formules de Ranke et de Michelet : « Montrer purement et simplement comment les choses se sont produites », « résurrection intégrale du passé ». Phrases d'ailleurs qui gagnent à être placées dans leur contexte et non simplement à passer de main en main comme un pièce de monnaie chaque jour un peu plus fruste. Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique. « Points / Histoire » (21), Éditions du Seuil, Paris 1989 (1954), p. 40. Voir : O. A. Haac, Les principes inspirateurs de Michelet, 1951.

135. Henri Jassemin, dans « Annales d'histoire économique et sociale », mars et juillet 1934.

 

 

Table des matières : BibliographieHistoire au quotidienDe la véritéLa conscience du passéHistoire conceptuelleHistoire, Philosophie du doute et récitBachelard et la philosophie du nonRécitRécit et reconstructionDocument et événementHistoire globaleAutorité ou histoireDocument et histoireConceptEsthétique de l'histoire.


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Dimanche 9 Juillet, 2023

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