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Jean-Marc Warszawski

Histoire et document
6. Esthétique de l'histoire

 

Face au document, nous adoptons volontiers l'idée d'archéologie telle que Foucault la définit par rapport à l'archive :

La mise à jour, jamais achevée, jamais totalement acquise de l'archive, forme l'horizon général auquel apparient la description des formations discursives, l'analyse des positivités... Le droit des mots... autorise donc à donner à ces recherches le titre d'archéologie. Ce terme n'incite à la quête d'aucun commencement ; il n'apparente l'analyse à aucune fouille ou sondage géologique. Il désigne le thème général d'une description qui interroge le déjà-dit au niveau de son existence... L'archéologie décrit les discours comme des pratiques spécifiées dans l'élément de l'archive136.

Ce concept est, dans le contexte de son inventeur, à l'abri des impuretés. Ce terme d'archéologie, désigne la collecte patiente, l'observation de ce qui est en quelque sorte des aliquotes par rapport à une seule série, les calibrages des redites et des « pour la première fois dites", l'intellection des champs d'exercices discursifs, leur mouvance, leurs intégrations, comme leurs exclusions, leurs recoupements comme leur indépendance, qui forment le corpus pur. Les glissements du regard habitué d'aller d'avant à aujourd'hui, d'ailleurs à ici, mais accoutumant mal, et se servant instinctivement des instruments d'optique idéologiques, non pour licitement intellectualiser, mais pour simplement, croit-il voir ne sont pas exclus.

Il n'y a aucun motif à s'émouvoir, quand de ce point de vue, archéologie et ethnologie s'imbibent des mêmes conséquences idéologiques, que ce regard multiple croisé implique. Ceci est d'autant plus flagrant que le document n'est pas, à ‘opposé de ce qu'en dit Paul Veyne, qu'écrit. Livrer le document écrit à l'activité archéologique, c'est, dans l'autre sens, désigner les objets traditionnellement archéologiques comme documents : Ils sont les objets du passé.

En soi, les objets du passé ne sont qu'esthétiques, lorsqu'ils subsistent privés de leurs usages. Les sentiments présents qu'ils provoquent n'ouvrent pas accès à la connaissance de ce qu'ils furent. Les peuples primitifs, confondus avec les peuples dits primitifs — parfois avec guillemets — servent de référence à une optique progressive : Tel peuple est encore nomade, tel autre encore à l'âge du fer. Ceci induit des confusions multidimensionnelles, car on peut douter qu'un peuple ne fut jamais primitif. La mesure d'antériorité n'implique pas obligatoirement cette notion.

Constantin Brailoiu écrit :

Nous sommes surpris par l'extraordinaire imagination et la sûreté d'exécution dont les peuples dits primitifs se montrent capables dans leur musique vocale... Il nous serait possible de recomposer l'évolution de la technique musicale en l'illustrant par des exemples empruntés uniquement à des chants exotiques ou populaires...137

Dans une certaine mesure, nous pouvons l'opposer à Émile Vuillermoz qui semble a priori se situer dans un tout autre champ :

... N'est-il pas évident que les Wagner et les Debussy du Moyen Âge, condamnés à traduire toutes leurs pensées à l'aide de grincements et de miaulements d'une vielle ou d'un rebec, ne pouvaient nous donner que des œuvres inférieures à la Marche Funèbre du Crépuscule des Dieux ou au Prélude d'un Après Midi d'un Faune ?138.

Brailoiu aime les musiques exotiques et populaires ; il ne veut pas dire que les peuples primitifs le sont, mais le suppose tout de même, car à travers leurs pratiques musicales il entrevoit un passé reconstituable, ce qui est une seconde proposition déraisonnable. Chez Vuillermoz on ne trouve aucun sentiment historique. Le rejet du passé correspond au rejet de la rusticité au profit d'une certaine élégance, d'un certain raffinement.

Jugement esthétique et admiration, font basculer Brailoiu dans le champ historique, sans le corpus démonstratif qui devrait lui être propre. Il affirme découvrir les maillons du passé, mais il ne montre pas que le passé est fait de maillons. Il ne se propose pas de les (re) assembler. Son affirmation n'est simplement pas licite et d'une navrante banalité. La confusion de l'histoire et de l'esthétique, qu'elle porte sur des ailleurs temporels ou géographiques conduit naturellement à l'ethnocentrisme ou/et à "l'epokhêcentrisme", emprunts d'une idée de progrès, dont on ne sait pas à quels propos exacts elle s'applique. Les évolutions étant, selon les cas, estimée en plus ou en moins.

Il n'y a pas de symétrie ou de commun dénominateur entre la nature d'un objet quelconque observé et le sentiment qu'il provoque en nous. En d'autres termes, l'amour, le plaisir et les qualités des objets n'ont pas de qualificatifs communs. Le sentiment du beau ne suppose pas que l'objet apprécié soit beau. Il suffit que nous le trouvions beau. On pourrait par ailleurs le trouver beau et ne pas l'aimer etc.. C'est que des champs de natures différentes se disputent un même vocabulaire, et des valeurs psychologiques proches.

« L'Homo Musicalis » d'il y a soixante mille ans, comme celui de la brousse contemporaine est aussi accompli que « l'Homo Musicalis » de l'Europe du XXe siècle. Sur ce point, nous sommes d'accord avec Antoine Goléa :

L'homme, représentant, en tant qu'espèce, le plus haut degré de développement de l'échelle animale, ne constitue-t-il pas déjà un aboutissement au moment de son apparition ?139

Ceci ne le garde pas des égarements communs et reste au stade esthétique en affirmant : «  ... Le langage tonal européen est inconnu dans la musique de l'Afrique et de l'Asie ; c'est une musique qui s'est arrêtée, une fois pour toutes, semble-t-il au stade où la musique européenne se trouvait au Moyen Âge. »

L'exploration des traités musicaux que nous proposons n'est pas esthétique, ne s'inscrit dans aucun (obligatoirement) présupposé historique. Nous n'y recherchons aucun archétype, formels ou intellectuels — comme le progrès en art —, mais une cohérence autonome, laquelle, cela peut-être un paradoxe, ne se réfère pas elle-même.

D'abord, ce sont des objets, qui témoignent de l'activité « sapiensentis » de « l'Homo Musicus » du passé. Le problème est que nous ne connaissons pas la valeur de ce témoignage, et notre premier souci n'est pas de l'évaluer, mais de le mettre en ordre, à la manière moderne de mettre en ordre, parce que ces témoignages participent à la mise en ordre de notre intelligence du passé. Ceux-ci sont de deux ordres : manuscrits et imprimés. Sont-ils, dans le cadre de notre étude, des objets différents ?

La réponse varie selon les critères, ou angles d'observation. Comme témoins de l'activité intellectuelle, la réponse est fondamentalement non. Comme objets à repérer et à classer, la réponse est de toute évidence oui. C'est déjà une source redoutable de confusions. Car nous avons sous la main une somme qu'aucun auteur du passé n'avait à disposition, et que nous les observons avec les témoignages qui sont pour eux au futur.

Pour ce qui concerne la destination de ces écrits, la réponse est plus mesurée. Aide mémoire soutenant un enseignement essentiellement oral, plutôt le manuscrit, sans oublier que l'enseignement moderne, malgré l'invasion bénéfique de l'écrit, est toujours basé sur l'oralité. Instrument pédagogique organisé, plutôt le livre, mais au XIIIe. siècle, le manuscrit est un instrument universitaire, largement contrôlé et publié (2000 manuscrits des œuvres d'Aristote sont conservés). Objet de luxe, selon les époques, le livre ou le manuscrit.

En fait, le livre continue la tradition manuscrite qui se développe jusqu'au XVIIIe siècle. On copie même des livres imprimés. Le livre supplante définitivement le monopole des scriptoriae ecclésiastiques, mais à la suite, à partir du XIIIe siècle, de l'industrie des libraires laïcs, des productions universitaires, et de la baisse des productions monastiques.

Les manuscrits montrent de grandes variations de support et d'écritures, mais ils sont toujours lisibles pour ceux qui savent les lire. Les problèmes qui se posent à leur étude sont étrangers au sujet étudié. Autrement dit, l'aménagement du point de vue panoramique et de la table d'orientation n'a rien à voir avec le paysage, mais c'est à partir de lui que l'on peut voir et savoir.

La transmission de l'arithmétique de Boèce, par exemple, reste égale à elle-même quel que soit le support ou les techniques scripturaires. Par contre, la fréquence éditoriale, la langue, nous semble des informations plus pertinentes pour faire apparaître un paysage qui ne fut peut-être pas, mais qui permet d'appréhender rationnellement celui qui fut.

Les œuvres différentes, les livres dispersés, toute cette masse de textes qui appartiennent à une même formation discursive, -et tant d'auteurs qui se connaissent et s'ignorent, se critiquent, s'invalident les uns les autres, se pillent, se retrouvent sans le savoir et entrecroisent obstinément leurs discours singuliers en une trame dont ils ne sont point les maîtres, dont ils n'aperçoivent pas le tout et dont ils mesurent mal la largeur - toutes ces figures et ces individualités ne communiquent pas seulement par l'enchaînement logique des propositions qu'ils avancent, ni par la récurrence des thèmes, ni par l'entêtement d'une signification transmise, publiée, découverte, Ils communiquent par la forme de positivité de leur discours140.

Notes

136. Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Paris 1969, p. 173.

137. Constantin Brailoiu, Histoire de la musique. Dans « Histoire de la musique » La Pléiade (I), paris 1960, p. 76.

138. Émile Vuillermoz, Histoire de la musique, Fayard, Paris 1973, p. V.

139Antoine Goléa, La musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles (VI). Leduc, paris 1977, p. 8 et 11.

140. Michel Foucault, op. cit., p. 166.

 

Table des matières : BibliographieHistoire au quotidienDe la véritéLa conscience du passéHistoire conceptuelleHistoire, Philosophie du doute et récitBachelard et la philosophie du nonRécitRécit et reconstructionDocument et événementHistoire globaleAutorité ou histoireDocument et histoireConceptEsthétique de l'histoire.



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