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Jean-Marc Warszawski

Histoire et document : 14. Document et histoire

 

L'Historicité du document apparaît vers 1680 avec les travaux de Dom Mabillon qui inaugure l'analyse critique des documents anciens124. Mais cette activité ne se situe pas en plein dans le champ historique. Il s'agit comme le signale Henri Irénée Marrou « de techniques de critique et d'identification des documents, il s'agit d'un ensemble opérationnel mis au point par les traditions d'atelier, mais dont la validité d'application n'est pas séparable d'une intervention, de caractère plus général, de l'esprit de l'historien.»125

Cet esprit historien, de caractère plus général, se développe au XVIIIe siècle indépendamment des relations au document, même si Voltaire les recherche pour la rédaction de son Siècle de Louis XIV (1751). On trouve cet esprit plus général chez Rousseau, avec notamment le Discours sur l'inégalité et l'origine des langues, mais aussi dans les Chroniques mondaines de Saint Simon, lesquels laissent percevoir une vision plus large et une critique nihiliste de la noblesse, L'histoire naturelle de l'âme de La Mettrie, Montesquieu, avec les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), L'histoire naturelle de Buffon (1749-1789).

Ces titres programmes sont propres à faire frémir l'historien d'aujourd'hui, tant par leur vanité que par leur prétention. Ils sont parmi les plus grandes œuvres de ce siècle appelé, à juste titre, le Siècle des Lumières.

La grande rencontre de l'historien avec le document date du XIXe siècle. Parce qu'il y a l'historien, les techniques critiques, certainement parce que la Révolution française a concrètement révélé une histoire vivante. Mais, cet historien, peut-être parce qu'il vit dans une phase triomphante (le rêve bourgeois d'une histoire accomplie), ne perçoit pas qu'il saisit le passé du point de vue de sa propre histoire.

J. V. de Anagnia, Ms. Barb. 307, Roma, Biblioteca Vaticana, f. 8rAinsi, Edmond de Coussemaker, est à la fois un compilateur de documents anciens et un remarquable historien126. Il relève le traité d'un certain Johannis Veruli de Anagnia127. Dans ce relevé, on voit un tableau en forme d'arbre logique sur lequel s'étagent les relations chiffrées des durées de notes de musique. Un tel ordonnancement graphique dans un traité du XIVe siècle serait assez étonnant. En fait, dans l'original128 il n'y a pas d'arbre logique à proprement parlé, mais un arbre de vie, dans la tradition judaïque. De Coussemaker ne fait pas la différence entre un graphique qui est en quelque sorte la redondance d'un ensemble chiffré, et un dessin qui est une mise en scène. Où, pour mieux dire, il ne fait pas de différence entre deux types de mise en scène.

Le souci de Coussemaker, est de montrer le plus clairement possible la technique de monnayage des durées musicales, et la façon dont elle est représentée en ce cas. Mais il néglige une part importante de ce que révèle ce graphisme. Dans son relevé, l'historien a omis les racines, dans lesquels apparaissent des noms de notes, elles-mêmes chiffrées. C'est-à-dire que Johannis Veruli de Anagnia n'a pas le seul souci de démontrer les relations de durées, il a aussi celui de les justifier, comme la conséquence, ou le résultat de l'organisation des sons musicaux.

Et c'est bien, à notre sens, ce qui caractérise cet auteur, porté vers une herméneutique tendant à établir une espèce d'ontogenèse du temps musical. Pour lui « Le jour se divise en 4 quadrantes principaux. Le quadrante en 6 heures. L'heure en 4 puncti. Le punctus en 10 moments. Le moment en 12 unciae. L'uncia en 50 atomes ». L'uncia fournit au musicien la base pour construire un temps rectum et perfecta. Il voudrait fournir une cohérence « naturelle organique » à la mesure de la musique, le temps musical étant le résultat logique de la division de la journée. Dans sa représentation des racines, trois notes sont écrites : re, fa, mi, chacune associée au nombre 12, soit les 12 unciae qui divisent le moment.

Ainsi, il se peut que les racines représentent les sept jours de la semaine avec ses divisions jusqu'aux cinquante atomes, et que cette division des durées soit issue d'une loi numérique qui s'applique aussi aux hauteurs. Ceci réoriente le point de vue, engage à reexaminer l'original. À partir de ce cas particulier, on peut se demander s'il ne conviendrait pas de revoir tous ces documents anciens, toute cette « iconographie », qu'on considère comme une simple illustration.

Aribon, reproduction BescondLes Cercles d'Aribon [129] démontrent les modes et les voix, les tessitures. Nous empruntons à Albert Jacques Bescond leur reproduction, quel que peu modernisée, par rapport à celle donnée par Gerbert130. On remarque que le choeur des femmes, d'après le diagramme d'Aribon, est à la tessiture grave. Pour Bescond, il n'est pas surprenant que les plagaux soient chantés au-dessus des authentes. Ce qui compte ici, n'est pas la hauteur absolue des notes, mais la qualité des intervalles. Ceci est conforme à la théorie et à la pratique byzantines, qui se sont efforcées de préciser et de confirmer les hauteurs traditionnelles des notes. Il n'a aucun doute, « les théoriciens médiévaux, Aribon en est témoin, posaient certes dans leurs diagrammes les plagaux au grave des authentes, mais les attribuant aux voix des femmes, donc à l'octave aiguë. » Il donne ensuite quelques explications étymologiques quant au préfixe « hypo »131 des modes de l'antiquité grecque, que les clercs du Moyen Âge pensaient, à tort, reproduire.

Les différences, entre la reproduction de Bescond et le relevé de Gerbert et celui de van Waesberghe132prennent quelque importance si l'on considère ce qui est mobile, et ce qui ne l'est pas.

Dans la reproduction de Bescond on remarque quatre éléments imbriqués :

Dans les documents anciens, on remarque :

Reproduction Gerbert, ScriptoresAu centre les notes du mode, tel que Bescond le relève.

En fait, Bescond escamote des questions essentielles, pour ne discuter que de technique « intemporelle » : attitude ambiguë des hommes d'Église quant au chant liturgique, quant à la féminité, relation incertaine de la théorie et de la pratique, la lente évolution de la graphie musicale...

Notes

124Jean Mabillon (1632-1707), bénédictin de l'ordre de saint Maur. Voyage pour copier les actes conservés dans les abbayes. Il fonde ainsi la « diplomatique » ou étude des actes officiels. Il est bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés à partir de 1664.

125.Henri Irénée marrou, De la connaissance historique. « Points / Histoire » (21), éditions du seuil, Paris 1954.

126Edmond de Coussemaker (1805-1876). Scriptorum de Musica Medii aevi (4 vol.). Durand, Paris 1865-1876 ; L'art harmonique aux 12e et 13e siècles. Durand, Paris 1865. Ses compilations continuent celle du prince abbé Martin Gerbert (1720-1793), les Scriptores ecclesiastici de musica sacra potissimum (3 vol.). Saint-Blasien 1784. Ces compilations restent des sources exemplaires. Notons dans la même veine les compilations de Blasius Ugolinus, publiées à Venise en 1767 par Johann Gabriel Hertz et Sebastian Collet, Thesaurus antiquitatum sacrarum complectens selectissima clarissorum vivorum opuscula in quibus veterum Hebraeorum mores, leges, instituta, ritus, sacri, et civiles illustrantur.

127. Vers 1305-vers 1370. Voir de Coussemaker, Scripturum(III), p. 129-177.

128. Manuscrit Barb. lat. 307, Biblioteca Vaticana Roma, fin XIVe et début XVe (1431-1432), f° 1r-16v.

129. Aribon (vers 1023-vers 1088). Théoricien allemand. Élève de Guillaume de Hirsau. Un rare (unique ?) théoricien qui ne soit pas, en ce temps, un clerc. Son De musica est conservé par de nombreux manuscrits dès le XIe siècle. Édité par J. Smits van Waesberghe dans le « Corpus Scriptorum de Musica », American Institute of Musicology 1961.

130. Albert Jacques Bescon, Le chant grégorien. « Les traditions musicales », Buchet-Chastel, Paris 1972, p. 147. Aribonis de musica, dans Martin Gerbert « Scriptores ecclesiastici de musica », Saint-Blasien, 1784 (II), p. 197. D'après un manuscrit de Saint-Emmeran daté de 1078.

131. Un premier sens, « au-dessous » se vérifie dans le diagramme d'Aribon. Un second signifie « quasi », il est à considérer dans le classement des modes. Il est dommage que Bescond emprunte sa démonstration à Héraclite du Pont philosophe grec qui vécut environ 1500 ans avant Aribon.

132. Van Waesberghe dans le « Corpus Scriptorum de Musica », American Institute of Musicology 1961. Avec reproductions photographiques.

 

Table des matières : BibliographieHistoire au quotidienDe la véritéLa conscience du passéHistoire conceptuelleHistoire, Philosophie du doute et récitBachelard et la philosophie du nonRécitRécit et reconstructionDocument et événementHistoire globaleAutorité ou histoireDocument et histoireConceptEsthétique de l'histoire.


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Dimanche 9 Juillet, 2023

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