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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte ——

Les œuvres de Frédéric Chopin (1810-1849)

frédéric Chopin

Né près de Varsovie, Chopin était polonais par sa mère et français par son père. Celui-ci, une vingtaine d’années auparavant, avait quitté sa Lorraine natale pour s’établir à Varsovie et s’y était fait une bonne situation comme précepteur, puis professeur de français. Élevé dans un milieu cultivé, le petit Frédéric eut une enfance heureuse et choyée. Il manifesta très tôt des dispositions exceptionnelles pour la musique, et tout particulièrement pour le piano, l’instrument que pratiquait sa mère. Pendant quelques années, on le confiera à un professeur de piano, un certain Zwyny, originaire de Bohème, dont on dit qu’il eut surtout le mérite de ne pas contrarier ses aptitudes naturelles et de lui faire partager pour toujours sa passion pour Bach et Mozart. À huit ans, l’enfant joue en public un concerto pour piano de Gyrowetz et s’est déjà essayé à la composition à travers quelques polonaises. Dans les années qui suivent, il va être recherché et fêté comme un nouveau Mozart par l’aristocratie locale, et, sans négliger les études générales, il franchira bientôt quelques étapes importantes : en 1825, il fait publier une première œuvre (rondo en ut mineur) et se produit en concert devant le tsar avec le qualificatif flatteur de « premier pianiste de la ville », puis, à partir de 1826, ce seront ses trois années au Conservatoire de Varsovie où, sous la houlette bienveillante du grand Elsner, il va travailler l’harmonie, le contrepoint et la composition. Il se signalera par un goût très modéré pour les formes classiques et pour l’orchestration, mais Elsner ne s’en offusquera pas : « Laissez-le faire, disait-il. Il s’écarte des sentiers battus et des méthodes ordinaires, mais son talent n’est pas ordinaire non plus ! »

Entre 1828 et 1829, Chopin effectue ses deux premiers voyages hors de Pologne, à Berlin d’abord, puis à Vienne où ses succès lui ouvrent de nombreuses portes, avivant son envie d’aller se perfectionner à l’étranger et de se frotter au jugement des grandes capitales. Rentré à Varsovie, il va triompher dans quelques grands concerts publics où il fera notamment entendre ses deux concertos, mais, en cette année 1830, son choix est fait, et le grand départ aura lieu en novembre. Ce devait n’être qu’un voyage d’étude prolongé, mais on connaît la suite :  à peine arrivé à Vienne, il apprend la nouvelle du déclenchement de l’insurrection nationale polonaise ; l’année suivante, alors qu’il se dirige vers Paris avec l’intention de rejoindre Londres, on lui annonce la prise de Varsovie par les troupes russes, un évènement qui le plonge dans le plus grand désespoir ; puis, en septembre 1831, c’est l’arrivée à Paris où il va trouver une atmosphère particulièrement accueillante, faite à la fois de fervente sympathie pour le représentant de la Pologne martyre et d’admiration pour le virtuose et le dandy élégant qui sera bientôt l’idole des salons parisiens. Adopté et adulé par l’élite cultivée de la capitale, reconnu et encouragé par ses plus grands confrères, très à l’aise dans cette vie mondaine et sophistiquée des années 1830, il demeurera fixé à Paris pour le restant de ses jours. Il y rencontre de nombreux compatriotes émigrés, mais il ne reverra plus sa chère Pologne, et, même si Paris est à ses yeux « le plus beau des mondes », la nostalgie de la patrie perdue  va habiter jusqu’à la fin son âme d’élégiaque.

Peu après son arrivée à Paris, l’illustre Kalkbrenner lui offrit de le prendre sous son ombrelle pendant trois ans afin de lui transmettre, selon une méthode bien à lui, la quintessence de la perfection pianistique, mais Chopin arrêta l’expérience au bout d’un mois, préférant continuer à développer sa propre approche — éminemment intuitive — de la technique pianistique. D’ailleurs, il allait renoncer presque totalement à mener une carrière de virtuose qu’il sentait peu conforme à son tempérament : en dix-huit ans de vie parisienne, il n’apparut en public que dans dix-neuf concerts, dont quatre seulement en tant qu’unique soliste. La haute société parisienne se disputant ses leçons à prix d’or, il allait se consacrer essentiellement à l’enseignement et à la composition, se satisfaisant parfaitement de ce genre de vie qui, tout au long de sa grande période mondaine, soit jusqu’en 1837, lui permit de mener grand train. Professionnellement, ses déplacements furent des plus limités : de brèves échappées vers l’Allemagne, où il put rencontrer Schumann et Mendelssohn, et, un an avant sa mort, un long périple en Angleterre et en Écosse, où il allait faire ses dernières apparitions en concert. En revanche, il vécut de longs moments à l’écart de l’agitation parisienne, en particulier à Nohant, chez George Sand, où, de 1839 à 1846, il prit régulièrement ses quartiers d’été, y trouvant un environnement particulièrement propice à la création. Là comme à Paris, il bénéficia d’un précieux réseau d’amitiés au sein duquel se dégagent les noms de Liszt, de Delacroix, de Meyerbeer, de Heine et de Balzac. Pour un peu, la vie de Chopin passerait pour avoir été sans histoire, et pourtant c’est « une de celles qui ont suscité le plus de légendes. Qui ne connaît l’image souvent dénaturée du musicien élégant, séducteur et amoureux ? Qui ne connaît les épisodes de son amour déçu pour Marie Wodzinska, les péripéties de sa liaison orageuse et de sa rupture avec George Sand, et la tristesse du séjour manqué à Majorque ? Qui ne connaît enfin l’image de Chopin luttant contre la phtisie qui le rongea lentement, pour finalement l’emporter pendant une nuit d’octobre 1849 ? C’est à l’église de la Madeleine à Paris qu’il fut enterré le 30 octobre, aux accents de sa marche funèbre. Son corps fut déposé au cimetière du Père-Lachaise, alors que son cœur était transporté à Varsovie. »1

Peu de musiciens se sont autant que Chopin identifiés avec le piano. « En dehors de deux concertos et de quelques morceaux pour piano et orchestre, d’un trio de jeunesse, d’une sonate de violoncelle qui est son chant du cygne, et d’une poignée de mélodies, il s’est contenté du piano pour édifier une des œuvres les plus singulières et les plus ensorcelantes de toute l’histoire de la musique. Car peu de compositeurs […] ont su arracher au piano des accents à la fois si personnels et si universels. C’est même tout le malentendu de la musique de Chopin. Elle exprime une infinie variété d’émotions, de sensations, de sentiments, dans un langage immédiat, accessible au plus grand nombre, et la fortune de l’œuvre prouve assez que le profane n’en a jamais été exclu. Mais dans le même temps, le connaisseur ne cesse de s’en émerveiller, d’en creuser l’innombrable richesse, et il n’y a peut-être pas d’autre exemple d’une musique dont la globalité appartienne à tous, et le détail à quelques privilégiés. »2 Un de ces « privilégiés », et non des moindres, puisqu’il s’agit de Debussy, n’a-t-il pas écrit de son côté : « La musique de Chopin est une des plus belles que l’on ait jamais écrites. Par la nature de son génie, il échappe aux classifications. » ?

Le génie de ce musicien est « naturellement nostalgique, ce qui peut s’expliquer par ses origines slaves, par le caractère même de sa mélodie, et surtout par ce fameux zal, version polonaise du spleen ou de la Sehnsucht ».3  Chopin n’en apparaît pas moins comme un esprit classique dans une âme romantique. « Jeté dans la tourmente de l’âge romantique, n’en refusant pas les âpres colères, les sombres passions, partagé comme tous ses contemporains entre l’humaine désespérance et la quête de l’absolu, entre la rêverie immobile et la fièvre de l’action, il ne se départira pourtant jamais d’un art économe et pondéré. Comme Valéry, entre deux mots il choisit le moindre. L’antique « rien de trop » est fait pour lui ; ce n’est pas Mendelssohn, c’est lui, le dernier classique de l’époque, l’héritier de Bach et de Mozart. La gamme expressive de Mendelssohn est trop étroite pour pouvoir prétendre à l’universalité que les classiques réclamaient ; celle de Chopin embrasse le monde, sans qu’il ait besoin de forcer le ton, d’appuyer le trait, d’excéder ce qu’en d’autres temps on appelait les bienséances. »4

Reflet, certainement, de la personnalité éminemment secrète, pleine de pudeur aristocratique, d’un musicien qui écrivait à un ami : « Porte ton âme dans l’angoisse, laisse souffrir ton cœur, mais que personne, sur ta face, ne lise ta douleur ». Reflet, aussi, de la discrétion qui caractérisait Chopin interprète, loin des effets d’estrade recherchés par les plus grands virtuoses de l’époque. D’une égalité parfaite et d’un raffinement du toucher exceptionnel, son jeu était celui d’un poète du piano, mais d’un poète qui « impose son univers et son langage, et c’est sans doute ce que les contemporains n’ont fait qu’entrevoir. Ce jeu coulé, cette virtuosité qui tend à l’immatériel, font partie de sa création au même titre que les irisations, le chromatisme, les dissonances, les fluctuations de la tonalité. »5

Ne nous y trompons pas cependant : la musique de Chopin révèle  une sensibilité passionnée, et la virtuosité y tient une grande part, mais elle reste subordonnée à la discipline de l’émotion. « Les traits les plus brillants, les « pluies de perles » les plus éblouissantes qui naissent sous ses doigts n’appartiennent pas à la technique purement ornementale et décorative des grands écrivains pianistiques. […] Dans une œuvre de Chopin, les fiers élans, les sveltes ondulations, les courbes suaves ou hardies, les volutes rêveuses, les élégances cambrées ou la voluptueuse caresse des trilles, des gruppetti, des arpèges enivrés, des gammes frémissantes et des ruissellements chromatiques ont le privilège d’être toujours expressifs et de participer au sens profond de la phrase mélodique dont ils ne font que traduire une poussée d’exaltation fiévreuse ou une minute de tendre alanguissement. »6 A ce propos, on ne sait pas assez « l’acharnement avec lequel Chopin revoyait sa copie, polissant et repolissant le matériau, purifiant le galbe d’une phrase, affûtant le pivot d’une modulation, jusqu’à toucher au plus près de l’impossible perfection. »7

Toujours avec Guy Sacre, remarquons que, pour exprimer son génie, Chopin « n’a pas eu besoin d’embaucher les services d’un autre art que le sien », de recourir au pittoresque ou à la narration. « Cette œuvre qu’en revanche la littérature la plus sotte et la plus médiocre a si longtemps assaillie (que de romans à bon marché sur le compte de Chopin, que de portraits affligeants pour réduire à la femmelette, au moribond, à l’ange évanescent, un être avant tout viril, sous sa fragile enveloppe !), cette œuvre s’est efforcée d’être pure de tout corps étranger. Il faut s’y résigner : ni éducation sentimentale, ni quête intellectuelle ou mystique, elle s’est d’abord attachée au fait musical, - la succession des notes en phrases inimitables, d’une souplesse, d’une variété d’inflexions infinies, la combinaison des notes en harmonies surprenantes de nouveauté, découvertes à fleur de clavier par des doigts et des oreilles divinatoires, la superposition des notes en contrepoints sans cesse plus magnifiques, voix secondaires, échanges éphémères, appuis passagers, les variations infinitésimales de ces notes au sein d’un accord, d’une basse, par altérations, renversements, redoublements, petits riens presque inaudibles, porteurs d’un surcroît de beauté. »8  Ainsi, même confinée dans de « petites formes », ce qui est le plus souvent le cas chez Chopin, cette musique n’en apparaît que plus grande, et on comprend que Debussy, parmi tant d’autres, en ait été ébloui.

introduction ; Piano : polonaises ; mazurkas ; valses ; scherzos ; impromptus ; nocturnes ; ballades ; préludes ; études ; sonates ; diverses œuvres pour piano ; musique de chambre ; musique concertante.

plumeMichel Rusquet
29 août 2020
© musicologie.org

Notes

1. De Place Adélaïde, dansTranchefort François-René (dir.), Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998, p. 210.

2. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 634-635.

3. Bourniquel Camille,Chopin,« Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1960, p. 9-10.

4. Sacre Guy, op. cit., p. 635-636.

5. Bourniquel Camille, op. cit., p. 171.

6. Vuillermoz Emile, Histoire de la musique, Fayard, Paris 1960, p. 206-207.

7. Sacre Guy, op. cit., p. 636.

8. Ibid., p. 636.


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