Marseille 10 février 2022 —— Jean-Luc Vannier.
Nikolaï Schukoff (Siegmund) et Sophie Koch (Sieglinde). Photographie © Christian Dresse.
Maurice Xiberras n’aura pas cédé sur son désir. Le directeur de l’opéra de Marseille a maintenu, contre mistral et marées hautes, sa production de La Walkyrie présentée en première mercredi 9 février. Une note en bas de programme rappelait les exigences du contexte sanitaire lesquelles ont contraint l’opéra et l’équipe de production à « revoir le concept du spectacle » : orchestre réduit à une cinquantaine de musiciens sur le plateau avec une partition arrangée par le chef d’orchestre hambourgeois Eberhard Kloke, version « semi-scénique » par le metteur en scène Charles Roubaud entouré par Katia Duflot pour les costumes, par Marc Delamézière pour les lumières et par Camille Lebourges pour des vidéos intelligemment minimalistes et ponctuant fort à propos la dramaturgie (glaive de Siegmund ou lance de Wotan). Sans parler du remplacement à la dernière minute du maestro Lawrence Foster par le chef Adrian Prabava et le changement de distribution : souffrante, la mezzo-soprano Beatrice Uria-Monzon cédait sa place à Aude Extrémo. Pesantes vicissitudes de la pandémie : dans l’émission « Musique matin » de Jean-Baptiste Urbain sur France-Musique du vendredi 4 février, la soprano Elsa Dreisig n’expliquait-elle pas que les remplacements au pied levé qui étaient plutôt l’exception dans une carrière de chanteuse lyrique étaient devenus, du fait même de la Covid-19, la règle en termes d’engagement ? Deux points scéniques nous auront néanmoins contrarié et tous deux interviennent dans cette même scène où bascule toute l’intrigue : le duel crucial entre Hunding et Siegmund, doublé de la mise en échec par Wotan du soutien accordé au second par Brünnhilde, est retransmis des coulisses par amplificateurs ce qui, outre l’abomination acoustique, prive le spectateur de cet instant — quasi féérique — de mise en abyme de la destinée humaine percutée par celle des dieux.
Aude Extrémo (Fricka) et Samuel Youn (Wotan). Photographie © Christian Dresse.
D’une seule journée — La Mort de Siegfried — Richard Wagner conçut les trois autres à rebours. Il s’en explique dans « Ma vie » : « En octobre de cette même année [1852], je mis la dernière main au poème de l’Or du Rhin, et clôturai ainsi le cycle des Niebelungen, tel que je l’avais esquissé en commençant par la fin ». Si l’écriture du poème de La Walkyrie dura à peine un mois, du 1er au 30 juin 1852, il n’en fut pas de même pour la musique : après la partition du 1er acte, le compositeur connut une angoisse réelle et son travail un arrêt complet. « Ses facultés prises séparément, écrivait-il alors dans une lettre, n’étaient pas extraordinaires, seule leur concentration sur un but unique produisait quelque chose » (Jean Bartholoni, Wagner et le recul du temps, Préface de Louis Barthou, Albin Michel, 1924, p. 139). Des circonstances susceptibles d’éclairer la césure de style entre le premier acte marqué — rythmiquement — par une vertigineuse frénésie des passions — l’amour incestueux entre frère et sœur — et le second acte, temps long (150 pages de 248 à 436 dans l’édition Schott) empreint du « drame intérieur » de Wotan et du rappel à l’ordre de son épouse Fricka. D’où les quelques coupures opportunément décidées dans cette interminable litanie par Maurice Xibérras. Et ce, plus prosaïquement, afin de tenir également compte des impératifs syndicaux de cessation du travail de l’établissement lyrique à 23 h 30 : la France immuable !
Petra Lang (Brünnhilde) et Samuel Youn (Wotan). Photographie © Christian Dresse.
Adrian Prabava fait de son mieux : la méticulosité et la prudence de sa direction musicale l’emportent sur les nécessaires accélérations de tempi, notamment dans un « Winterstürme wichen dem Wonnemond » nettement trop alangui pour illustrer ce crescendo pulsionnel. Sans doute aurait-il aussi fallu que Sieglinde acceptât pour commencer, d’hurler sa jouissance extatique au moment précis où Siegmund retire le glaive du tronc d’arbre. L’adaptation scénique n’avait tout de même pas vocation à mettre le sexuel sous le tapis !
Qualité en revanche indéniable de cette direction retranchée, tout comme l’orchestre de l’opéra, sur un plateau masqué par un velum : l’attaque impeccable des chanteurs dont le regard demeurait rivé sur les écrans ! Inutile de reprocher aux instrumentistes une certaine fluidité sonore, inhabituelle chez Richard Wagner : elle était inévitable et ce, nonobstant les remarquables efforts de l’orchestre.
La Brünnhilde de Petra Lang, mezzo devenue soprano en 2012 et qui nous avait enchanté dans un somptueux Lohengrin à Marseille en 2018, nous déçoit franchement : son entrée sur scène ponctuée de dyspnéiques « Ho jo to ho ! » tout comme ses mimiques surjouées de petite fille boudeuse ne nous auront guère convaincu même si, fort heureusement, elle se rattrape dans la belle scène d’adieu du troisième acte. Comme elle reniflait discrètement, nous pouvons penser qu’elle était, elle aussi, souffrante. Elle n’en aurait, dans ce cas, que plus de mérite.
Pour sa prise de rôle, Sophie Koch campe une Sieglinde presque parfaite à condition d’oublier certains de ses aigus chantés bouche arrondie, presque fermée : les notes en deviennent sombres, presque sépulcrales dans son duo avec Siegmund alors que ce chant lui sied beaucoup mieux dans son apothéotique « O hehrstes Wunder! Herrlichste Maid » du troisième acte. La meilleure scène wagnérienne, celle qui nous a fait, oserons-nous dire, « grimper aux rideaux » demeure « la scène de ménage » entre Fricka et Wotan : entendue dans un Tannhäuser à Monte-Carlo, Aude Extrémo nous subjugue par une interprétation magistrale de Fricka dont la colère noire, rageuse de l’épouse bafouée, s’illustre cette fois-ci par d’amples ténèbres vocales, superbement projetées et d’une puissance de timbre que rien ne semble ébranler.
Sophie Koch (Sieglinde), Petra Lang (Brünnhilde) et les Walkyries. Photographie © Christian Dresse.
Pour les rôles masculins, saluons une fois encore — et elle n’est jamais de trop dans son cas — la prodigieuse prestation, wagnérienne à souhait, de Samuel Youn, tour à tour exceptionnel Fliegende Holländer, mais aussi Scarpia toujours à Marseille : son Wotan conserve la même densité vocale, cette même force d’incarnation lorsqu’il exprime une lassitude proche de l’effondrement dans son duo avec Brünnhilde à l’acte II « nur eines will ich noch: das Ende, das Ende ! » ou lorsqu’il laisse éclater sa colère contre celle-ci « Wo ist Brünnhild', wo die Verbrecherin? » au début de l’acte III. Dans le personnage de Siegmund, Nikolaï Schukoff jouit ici d’une ligne de chant solidement élaborée : outre d’impressionnants forte « Wälse! Wälse ! Wo ist dein Schwert? » puis « Notung! Notung! so nenn ich dich, Schwert », le ténor autrichien sait multiplier les nuances d’accent mais aussi de timbre. Nous retrouvons aussi Nicolas Courjal, étonnante basse « passe-partout » des productions marseillaises et qui sait, là encore, s’adapter sans encombre au rôle de Hunding.
Saluons aussi la performance du « gang » des Walkyries dont nous aurions bien aimé qu’elles continuassent leur enveloppante mélodie destinée à calmer Wotan « für die bange Schwester bitten wir nun » : Jennifer Michel (Gerhilde et Le portrait de Manon), Ludivine Gombert (Helmwige), Laurence Janot (Ortlinde), Lucie Roche (Waltraute et La troisième Dame dans Die Zauberflöte), Carine Séchaye (Rossweisse et L’enfant dans L’enfant et les sortilèges à Monte-Carlo), Céline Galois (Siegrune), Marie Gautrot (Grimgerde et Albine dans Thaïs, Julie Pasturaud (Schwertleite).
Une Walkyrie est toujours un événement ! Avec ses imparables défauts et ses multiples qualités, cette production marseillaise a été dignement saluée par le public, conscient de son privilège d’avoir pu assister à un spectacle là où d’autres directeurs d’établissements lyriques auraient, dans ces conditions si difficiles, baissé les bras et décidé d’annuler purement et simplement la représentation.
Marseille, le 10 février 2022
Jean-Luc Vannier.
Cecilia Bartoli… et Il Turco in Italia devient une fête — Eine Alpensinfonie par l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo : éloge d’une anabase straussienne — L’amor conjugale de Giovanni Simone Mayr : pourvu que ça dure !
Toutes les chroniques de Jean-Luc Vannier
jlv@musicologie.org
À propos - contact | S'abonner au bulletin | Biographies de musiciens | Encyclopédie musicale | Articles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.
Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreui. ☎ 06 06 61 73 41.
ISNN 2269-9910.
Vendredi 11 Février, 2022 13:53