Cyrille Dubois (Tamino), Anais Constans (1re Dame), Majdouline Zerari (2e Dame) et Lucie Roche (3e Dame). Photographie © Christian Dresse.
Mater certissima, pater semper incertus : si Wolfgang Amadeus Mozart est bien le compositeur de Die Zauberflöte, plusieurs pères se disputent l’origine du livret : s’agit-il d’une des histoires du Dschinnistan de Wieland (Lulu oder die Zauberflöte), de l’Oberon de Paul Wranitsky, du Sethos de Jean Terrasson ou d’extraits des Mystères des francs-maçons d’Ignaz von Born ? Pour d’autres, l’œuvre plonge ses racines dans les fables fantastiques de Carlo Gozzi, en vogue à l’époque sur les scènes allemandes.
Il n’est pas étonnant qu’après sa création au Theater an der Wieden de Vienne, le 30 septembre 1791, le Comte Zinzendorf, chroniqueur de la vie viennoise, ait commenté : « la musique et les décorations sont jolies, le reste est une farce incroyable ». Car cette œuvre ultime de Mozart — trois mois avant sa mort le 5 décembre — occupe une place particulière : « rencontre, sur une scène de théâtre, de tous les styles musicaux empruntés par Mozart », résurgence des mélodies populaires, langage bouffe qui côtoie la sévérité solennelle du mode mineur lors du passage de l’épreuve du feu par Tamino ou de la prière de Sarastro avec le chœur au deuxième acte, même un fugato qui surgit de nulle part. Et un spécialiste de Mozart de conclure : « s’il y a des invraisemblances dans La Flûte enchantée, c’est que c’est un conte de fées, inspiré par un conte de fées » (Rémy Stricker, Mozart et ses opéras, fiction et vérité, Tel Gallimard, 1980, p. 313).
Caroline Meng (Papagena) et Philippe Estèphe (Papageno). Photographie © Christian Dresse.
En coproduction avec l’opéra de Nice qui avait quelques références en la matière pour l’avoir représenté en 2013, l’opéra de Marseille a sélectionné cette œuvre pour ouvrir, le 24 septembre, sa nouvelle saison lyrique. Passionné de bandes dessinées, le metteur en scène Numa Sadoul, n’a toutefois pas résisté à la tentation — ou a résisté en y cédant pour plagier Oscar Wilde — de pousser à l’extrême la dimension maçonnique de son travail en reprenant à son compte, semble-t-il, l’étude de Jacques Chailley « La flûte enchantée, opéra maçonnique » publié à l’origine aux éditions Robert Laffont en 1968. Jusqu’à obliger Tamino à exécuter le signe de détresse maçonnique lors de son « O ew’ge Nacht! Wann wirst du schwinden? » à la fin de l’acte I ou à requérir celui des maîtres pour chaque prestation des chœurs de l’opéra de Marseille, chœurs au demeurant magistraux. Sans véritablement nous convaincre.
Il eût pourtant été utile de ne pas s’embarquer dans cette aventure sans biscuit : la très sérieuse « Encyclopédie de la franc-maçonnerie » préfère mettre en exergue les « impressions maçonniques » du compositeur dans deux œuvres instrumentales : les quatuors à cordes en la majeur K 464 et en ut majeur K 465 de janvier 1785 et, en mars de la même année, l’achèvement de son Concerto pour piano et orchestre (ut majeur K 467) dont l’Andante révèle des éléments de la cantate maçonnique (K 471). Sans parler de son œuvre vocale Die Gesellenreise (Le voyage du compagnon, K 468) et Die Maurerfreude (la joie des maçons, K 471). Suivent son Ode funèbre et d’autres morceaux qui donnent « la mesure de l’engouement lié à son entrée dans sa nouvelle famille ». Die Zauberflöte y est à peine mentionnée (Encyclopédie de la franc-maçonnerie, La Pochothèque, 2000, pp. 591-593).
Anne-Catherine Gillet (Pamina). Photographie © Christian Dresse.
L’idée de transformer les Drei Knaben en personnages de bandes dessinées qui défilent devant nous (Tintin, Harry Potter, Spirou et le marsupilami, Batman, Corto Maltese, Spiderman, les Schtroumpf, Peter Pan, Pinocchio et bien d’autres que notre incurie culturelle excusera de ne pas reconnaître…on imagine d’ailleurs en coulisses l’anxiété nourrie des changements accélérés de costumes !), était autrement porteuse de l’imaginaire, et source de création artistique : elle aurait dû constituer le fil rouge astucieux de cette mise en scène. Pourquoi ne pas avoir assumé jusqu’au bout cette délicieuse audace d’une Reine de la nuit en Castafiore et d’un Sarastro en Voldemort ?
La déception est venue de la direction musicale : Lawrence Foster loupe les trois célèbres accords de l’ouverture (ça roule à l’attaque et pour la chute) et manque d’énergie pour insuffler une dynamique impérative à l’orchestre de l’opéra de Marseille. Outre des tempi étonnement lents, les temps morts entre chaque scène ou à l’issue des airs rompent la magie engendrée par cette profusion kaléidoscopique des genres musicaux de cet opéra telle que nous l’avions aimée à la Staatsoper de Berlin.
La distribution nous offre en revanche — et fort heureusement — de très agréables moments, l’interprétation de Pamina mise à part : plus à l’aise dans le premier acte qui se concentre sur un Singspiel, la soprano Anne-Catherine Gillet ne parvient — toujours — pas au second à nous « enchanter » en raison de son vibrato et de sa voix de grelot très prononcés. Il existe pourtant des techniques, traditionnelles par rééquilibrage des muscles stomacaux voire plus modernes comme l’explique le professeur de chant américain Peter Elkus, destinées à réduire l’écart vibratoire. Pourvue seulement de deux airs, la Reine de la Nuit interprétée par Serenad Uyar obtient une ovation légitime et un brin anticipée pour son « Hölle Rache » au second acte. Tout aussi superbes et malicieuses à souhait furent les trois dames Anaïs Constans (Une voix céleste dans un Don Carlo marseillais, Majdouline Zerari (Miyagi dans Des contes de la lune vague après la pluie et Lucie Roche (Marie dans Moïse et Pharaon à Marseille. Caroline Meng campe très correctement la Papagena tant désirée par Papageno.
Serenad Uyar (Reine de la Nuit). Photographie © Christian Dresse.
Entendu récemment et apprécié dans le personnage de Belmonte à Monte-Carlo, le ténor Cyrille Dubois injecte dans le rôle central de Tamino cette belle et indispensable énergie — vocale et scénique — à l’ensemble de l’œuvre. Le Papageno de Philippe Estèphe, déjà prisé par notre confrère dans Les P’tites Michu d’André Messager, nous séduit quant à lui par une voix dont l’agrément du timbre le dispute à la justesse de ton. Très applaudi lui aussi, la basse chinoise Wenwei Zhang, qui offrira prochainement un récital dans le cadre de son engagement au CALMS, maintient des graves d’airain et stables jusque dans les abysses vocaux.
Loïc Félix (Monostratos et Gaspard dans La Favorit, Frédéric Caton (L’Orateur), Guilhem Worms (1er Prêtre et Le Majordome dans une Ariana à Naxos parisienne), Christophe Berry (2e Prêtre et Rolla dans I Masnadieri à Monte-Carlo) contribuent au succès de l’équipe. Une mention spéciale pour les magnifiques chanteurs de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône Axel Berlemont, Ugo Cuggia, Ian Jullo-Grinblatt, Youenn Le Mignant, Luca Volfin.
Wenwei Zhang (Sarastro). Photographie © Christian Dresse.
Reste l’énigmatique finale de l’acte II au cours duquel les hommes et les femmes échangent leurs vestes : sous couvert d’égalité du masculin et du féminin, voudrait-on fusionner le blanc et le noir et signer le rappel symbolique du pavé mosaïque bicolore du temple ? Pour quelles raisons la Reine de la Nuit vaincue ôte-t-elle son tablier mais pas son sautoir ? Cette reine phallique subit-elle une « désidentification » comme le suggère le psychanalyste Dominique Laurent ? (De Jacques Lacan à Lewis Carroll, « Ornicar ? », Revue du champ freudien, no 50, éd. Navarin, 2003, p. 18.). C’est beaucoup plus simple nous confie en riant un mélomane de la Canebière lors de la réception qui suivait le spectacle: « A Marseille, après un match, on échange les maillots » ! Ainsi s’écrit l’histoire.
Marseille, le 25 septembre 2019
Jean-Luc VannierDie Zauberflöte. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
ISNN 2269-9910.
Mardi 8 Octobre, 2024