La mezzo-soprano Carine Séchaye (L'Enfant). Photographie © Opéra de Monte-Carlo 2012.
La mère, l'amour, la guerre et la mort. Faut-il voir dans ce quadriptyque, le fil rouge de cette matinée à l'Opéra de Monte-Carlo qui présentait, dimanche 22 janvier, « L'enfant et les sortilèges » de Maurice Ravel suivi de « La Navarraise » de Jules Massenet ? Créée sur le Rocher le 21 mars 1925, la première, une « fantaisie lyrique en deux parties », fut le fruit d'une longue et probablement douloureuse gestation après une rencontre avec la romancière Colette en 1916. Une année noire pour le compositeur : les terribles méfaits de la guerre où il parvient non sans mal à se faire engager comme conducteur de camion près de Verdun avant d'être rapatrié du front pour une grave dysenterie et la disparition de sa mère au tout début du mois de janvier 1917 provoquent son effondrement dont on retrouve certains accents délirants dans « L'enfant et les sortilèges ». L'ultime parole de ce dernier ne signerait-elle pas l'appel désespéré des soldats agonisants au moment de mourir tout comme celui du gamin tourmenté par ses cauchemars nocturnes : « maman ! » ?
L'opéra de Monte-Carlo relève brillamment ce défi d'une œuvre toujours complexe à réaliser : un authentique spectacle vivant où toutes les compétences d'une équipe artistique sont mises à contribution afin de traduire sur scène le passage du réel à l'imaginaire fantasmagorique de l'enfant ainsi que l'animation anthropomorphique des objets de sa chambre tout en suggérant la trame d'une lente mais inexorable métamorphose initiatique chez le jeune héros, illustrée par le très symbolique air « Il a pansé sa plaie ».
La soprano Annick Massis (La Princesse). Photographie © Opéra de Monte-Carlo 2012.Le directeur de l'établissement monégasque Jean-Louis Grinda a donc réglé lui-même une mise en scène époustouflante de réalisme et d'intensité scéniques. Celle-ci profite des magnifiques décors et costumes de Rudy Sabounghi, des jeux de lumière de Laurent Castaingt et de la superbe chorégraphie d'Eugénie Andrin. Sous la baguette du chef Patrick Davin, l'orchestre philharmonique de Monte-Carlo tend parfois à couvrir les voix mais triomphe des difficultés techniques de la partition : fox-trot de la Théière, mélodies pentatoniques de la Tasse chinoise, valse lascive de la Libellule, tornade saccadée de l'Arithmétique, glissandos inquiétants de l'Arbre, menuet dysharmonique du Fauteuil et de la Bergère, sonorités mystérieuses du luthéal ou celles d'insolites percussions.
La mezzo-soprano Patricia Fernandez (l'Ecureuil), la mezzo-soprano Carine Séchaye (l'Enfant), la soprano Annick Massis (le Rossignol), la mezzo-soprano Aude Extrémo (la Libellule), et la soprano Valérie Condoluci (la Chauve-souris). Photographie © Opéra de Monte-Carlo 2012.Outre une remarquable prestation, sous la direction de Stefano Visconti, des chœurs de l'opéra de Monte-Carlo et de la chorale de l'Académie de musique Fondation Rainier III, des voix solistes aussi belles qu'adaptées aux personnages consacrent cette performance lyrique. La mezzo-soprano suisse Carine Séchaye excelle scéniquement et vocalement dans le rôle de l'Enfant méchant, pris d'un coupable remord après avoir « déchiré le livre », connu la « peur » et failli perdre « l'amour » de sa princesse. La soprano Annick Massis reçoit quant à elle une ovation méritée pour son interprétation exigeante des vocalises du Feu, de la Princesse et du Rossignol. La Mère (la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon), la Bergère et la Chouette (la soprano Delphine Gillot), la Tasse chinoise, la Libellule et un Pâtre (la mezzo-soprano Aude Extrémo), l'Horloge comtoise et le Chat (le baryton Jean-François Lapointe), la Chauve-souris et une Pastourelle (la soprano Valérie Condoluci), la Chatte et l'Écureuil (la mezzo-soprano Patricia Fernandez), le Fauteuil et l'Arbre (le baryton basse Marcel Vanaud) et la Théière, le Petit Vieillard et la Rainette (le ténor Mathias Vidal) emportent toutes et tous la conviction d'un public enthousiaste.
La mezzo-soprano Carine Séchaye (l'Enfant), la soprano Annick Massis (le Rossignol), le ténor Mathias Vidal (la Rainette) et le baryton Jean-François Lapointe. Photographie © Opéra de Monte-Carlo 2012.En deuxième partie, « La Navarraise », « épisode lyrique en deux actes » joué pour la première fois à l'Opéra royal de Covent Garden le 20 juin 1884, tient une place à part dans l'œuvre de Jules Massenet. On y retrouve certes l'ardente passion amoureuse, marque d'un compositeur connu pour son goût prononcé de l'érotisme sensuel. Mais cette dimension s'efface dans cette partition toute de sang et de fureur. La raison en revient aussi à la durée modeste de l'ouvrage — une petite heure — qui ne laisse pas le temps nécessaire à l'émotion pour se déployer dans son intégralité. Et donne un peu le sentiment — on pardonnera cette métaphore — d'un « fast-food lyrique » : une partition en accéléré où l'amplitude orchestrale enchaînant les fortissimo (Patrick Davin et l'Orchestre philharmonique de Monte-Carlo) et l'exaltation vocale compulsive forceraient l'affect de l'auditeur sans le convaincre vraiment.
La mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon (Anita) et le baryton Jean-François Lapointe (Garrido). Photographie © Opéra de Monte-Carlo 2012.Reconnaissons toutefois à cette « Navarraise » coproduite avec l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne, le mérite d'une qualité dramaturgique auquel s'ajoute celui de l'impressionnante performance de la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon : dans ce monde masculin de féroces guerriers, elle incarne une remarquable Anita, rendue encore plus intrépide et exaltée par la puissance abyssale de son timbre. Elle écrase un peu son partenaire Araquil, caractère pourtant chanté avec une chaleureuse harmonie par le ténor espagnol Enrique Ferrer. Remigio (le baryton basse Marcel Vanaud), Ramon (le ténor Guy Gabelle) et Bustamante (le baryton Philippe Ermelier) complètent toutefois un dispositif vocal d'excellent niveau.
Le ténor Enrique Ferrer (Araquil), le baryton basse Marcel Vanaud (Remigio) et la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon (Anita). Photographie © Opéra de Monte-Carlo 2012.Pas moins de treize artistes lyriques se sont ainsi succédé — sans accroc notable — en moins de trois heures de spectacle. Une prouesse artistique qui force l'admiration.
Nice, le 23 janvier 2012
Jean-Luc Vannier
© musicologie.org
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Dimanche 25 Février, 2024