Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— Les œuvres pour piano seul de Franz Liszt
« Tzigane et Franciscain » : cette formule par laquelle Liszt se définissait lui-même offre en raccourci une bonne image d’une personnalité aux multiples facettes. Longtemps, on a surtout gardé de lui l’image du prodigieux pianiste prestidigitateur qui mettait les foules à ses genoux. Or « l’étrange carrière de Liszt et son évolution spirituelle, du triomphe virtuose à la solitude intérieure, ont fait de lui le moins conformiste de tous les musiciens romantiques. Nul n’aura, comme lui, pris part aux tourbillons et aux vanités de son siècle, tout en éprouvant la solitude intérieure qui mène à l’ascèse. Tous les déchirements et les espoirs du xixe siècle, toute son aspiration au sublime se retrouvent dans sa musique, oscillant entre passion impérieuse et mysticisme désincarné, entre la Méphisto Valse et les Années de pèlerinage, entre l’univers de Dante et celui de saint François d’Assise. »1
Liszt voit le jour à Raiding, une paisible bourgade de la plaine hongroise. Son père, excellent musicien amateur, vient d’y être promu intendant d’un des domaines du prince Esterhazy, après avoir travaillé au service de celui-ci au château d’Eisenstadt où il a connu Haydn. Dès sa petite enfance, trop souvent marquée par la maladie, Franz n’en a que pour la musique, celle qu’il entend à l’église, celle qu’il découvre dans la rue en suivant les groupes de musiciens tziganes, ou encore celle qui se pratique à la maison sous les doigts de son père, passionné de piano. A six ans, celui-ci détecte chez son gamin des dons peu ordinaires et en effet, trois ans plus tard, le petit prodige donne son premier concert public. Peu après, à l’occasion d’un autre concert, il éblouit quelques nobles hongrois qui décident de lui offrir une bourse lui permettant d’aller se former auprès des meilleurs. Le père et le fils s’installent alors à Vienne. Ils vont y rester plus de deux ans, et Franz y aura comme maîtres Czerny (pour le piano) et Salieri (pour la composition). À onze ans, par ses talents de virtuose et d’improvisateur, il fait la conquête du public viennois et, à la fin de son séjour, l’occasion lui est donnée de jouer devant Beethoven qui, semble-t-il, lui aurait manifesté publiquement son admiration.
À l’automne 1823, les Liszt quittent Vienne pour rejoindre Paris en passant par Munich, Stuttgart et Strasbourg où le jeune prodige aligne de nouveaux succès. A son arrivée à Paris, qui restera son port d’attache jusqu’en 1835, il est cueilli à froid par Cherubini qui lui refuse l’accès au Conservatoire. Il va donc poursuivre sa formation pianistique en autodidacte tout en prenant des leçons de composition et de contrepoint avec Paër et Reicha. Mais, très vite, beaucoup de portes vont s’ouvrir devant lui, de sorte qu’au bout de quelques mois, il sera devenu la coqueluche de Paris. De plus, la maison Erard, qui cherche alors à promouvoir ses nouveaux pianos dotés du mécanisme de double échappement, voit parfaitement le parti commercial qu’elle peut tirer d’un tel phénomène. Ce seront donc de grandes tournées, notamment en Angleterre, et autant de succès publics. Mais aussi des années harassantes, car déjà le musicien consacre beaucoup de temps et d’énergie à des travaux de composition. À deux reprises, en 1827 et 1829, il traverse de grands moments de crise mystique, de doute et de dépression. Dans l’intervalle, il connait une folle période d’exaltation amoureuse avec une de ses élèves, Caroline de Saint-Cricq, et, au sortir de sa seconde crise (on est alors en 1830), il va céder à une autre fièvre, littéraire et artistique cette fois, qui ne le quittera pas de sitôt. Il se plonge avec frénésie dans les livres et participe intensément à l’effervescence intellectuelle de l’époque. Il s’intéresse ainsi de près au courant saint-simonien qui entend réconcilier socialisme et catholicisme, et surtout va fréquenter assidûment le très progressiste abbé de Lamennais, avec l’heureux effet que, désormais, le jeune homme ne sera plus déchiré entre son art et la religion.
Ces années-là sont également marquantes sur le plan musical. C’est d’abord, en 1830, le coup de tonnerre de la Symphonie fantastique dont le jeune Liszt est un des supporters les plus enthousiastes. L’année suivante, avec la découverte de Paganini, c’est un autre choc, qui va le conduire à remettre en question sa technique et à travailler comme un damné pour devenir une sorte de Paganini du piano. Et peu après, il va avoir la révélation d’un jeune génie récemment arrivé à Paris, dont il sera l’ami et le propagandiste : Frédéric Chopin. Liszt n’en reste pas moins animé d’une vraie passion pour le mouvement littéraire des romantiques français, Hugo en tête. Ces grands écrivains, il les côtoie régulièrement dans les salons dont il est devenu une grande figure, y compris pour sa réputation en matière de conquêtes féminines. C’est d’ailleurs dans cet environnement, chez Chopin en fait, qu’en 1833, Liszt rencontre la première femme de sa vie, la comtesse Marie d’Agoult, « dont le salon littéraire est l’un des mieux fréquentés du milieu intellectuel parisien ; très vite va naître entre eux une passion telle que, comme un défi lancé à la bonne conscience moralisante et bourgeoise de l’époque, Marie d’Agoult abandonne son foyer pour vivre en couple irrégulier avec Liszt ; en août 1835, ils s’enfuient en Suisse où l’illégalité de leur situation fera scandale et les écartera bien souvent de la société. Leur liaison [dont naîtront trois enfants, parmi lesquels Cosima, future épouse de Wagner] durera plus de dix ans, traversée par une alternance de périodes de joie, de sérénité et de discorde »2
La Suisse, les Alpes françaises et bientôt l’Italie, le tout entrecoupé de séjours à Paris ou à Nohant, mais aussi de tournées de concerts, avec au passage un retour triomphal au pays natal : jusqu’au début des années 1840, Liszt semble trouver un bon équilibre entre vie familiale, activité de concertiste et travail de composition ou de réflexion théorique ; c’est l’époque où voient le jour ses premières Années de pèlerinage. Malgré quelques périodes de détente, comme ces étés de vacances passés avec Marie au bord du Rhin, en terre germanique, les années qui suivent, jusqu’en 1847 ou presque, seront par excellence celles où, multipliant les tournées dans l’Europe entière, le pianiste va accumuler les triomphes au point de susciter, non sans complaisance d’ailleurs, une « lisztomanie » proprement délirante, avec tout un cortège d’aventures qui finira par provoquer la rupture du couple en 1844. C’est aussi l’époque où Liszt invente et impose la formule du récital moderne : « Il est le premier pianiste à jouer par cœur ; il est le premier à donner un récital pour piano seul ; plus encore, il est le premier à consacrer un récital à un seul musicien, et ceux qu’il impose ainsi sont alors des compositeurs non toujours admis par le grand public, comme Beethoven ou Schumann. »3
Mais, peu à peu, cette vie débridée de star itinérante, qui s’accompagne chez lui d’une consommation inconsidérée de cigares et de cognac, avec le sentiment de devoir « toujours se faire le valet du public », lui inspire un certain dégoût et, partant, une envie croissante de se fixer. Ce sera Weimar, où il s’établit en 1848 en qualité de Kapellmeister de la Cour, avec de toutes nouvelles ambitions artistiques. Des ambitions qui seront durablement encouragées par celle qui, depuis peu, est devenue la seconde femme de sa vie, la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein. Cette femme, qui vit séparée de son mari, est elle aussi une passionnée de littérature et de philosophie, et une passionnée tout court, que Liszt appellera plus tard « mon amazone mystique ». Les dix années du premier règne weimarien de Liszt sont ainsi celles où, en tant que créateur, il donne sa pleine mesure (sonate en si mineur, grands poèmes symphoniques, etc.), où, plus que jamais, il se dépense sans compter pour imposer les œuvres des autres, en particulier de Wagner et de Berlioz, et où, menant désormais la « vie sédentaire d’une sorte de pape musical »4, il commence à consacrer beaucoup de temps à l’enseignement.
De 1861 à 1868, ce sont les années romaines du compositeur, une période de quasi-retraite spirituelle dont la toile de fond est la poursuite d’un feuilleton aux multiples rebondissements : il s’agit ici du combat que la princesse Caroline a engagé de longue date pour faire annuler son mariage en cour de Rome, et qui ne trouvera sa conclusion que par la mort naturelle du prince en 1864. La suite est connue : au lieu de convoler, Liszt, qui a déjà discrètement rompu les chaînes le liant à une compagne devenue trop pesante, prend la soutane et reçoit les ordres mineurs. Il n’ira jamais plus loin, et, bien que devenu pour toujours « l’abbé Liszt », saura garder toutes les libertés laïques auxquelles il a pris goût, de sorte que sa vie sentimentale, entre rumeur et réalité, continuera jusqu’à la fin à défrayer la chronique.
Rappelé à Weimar en 1869, Liszt va désormais, avec une certaine régularité, se partager entre cette ville, Rome et Budapest où il est nommé président de la toute nouvelle Académie nationale de musique. Trois villes auxquelles on peut ajouter Paris, où il séjournera plus ponctuellement, et surtout Bayreuth, où il prendra une grande part au triomphe de son gendre. Et, à croire que la fièvre voyageuse ne l’a pas abandonné, ses dernières années le verront reprendre ses tournées triomphales dans les grandes villes d’Europe où il est appelé à diriger ou exécuter ses œuvres. C’est après avoir ainsi consumé ses forces qu’à l’issue d’un voyage en train le conduisant au Festival de Bayreuth, en juillet 1886, il fut frappé d’une congestion pulmonaire. Il voulut, malgré tout, assister à une représentation de Tristan. Quelques jours plus tard, il s’éteignait dans les bras de sa fille Cosima, ne laissant pour tout bien, dit-on, que sa soutane, quelques chemises et sept mouchoirs.
Cet homme exceptionnel, qui fut en son temps l’objet d’une forme d’idolâtrie, aurait pu se laisser griser par les triomphes, et surtout envahir par l’égoïsme sacré qui a caractérisé tant de grands créateurs. Il fut au contraire d’une générosité sans bornes, à croire, comme l’a écrit Vuillermoz, que « son âme d’apôtre et sa charité chrétienne trouvaient une volupté dans le dévouement et l’abnégation »5. En témoignent les innombrables concerts qu’il donna gratuitement pour de nobles causes, ainsi que l’enseignement qu’il prodigua, de façon tout aussi désintéressée, à des centaines d’élèves. Plus encore, sa générosité, parfois payée d’une incroyable ingratitude, s’exprima à travers son apostolat inlassable en faveur de nombreux collègues compositeurs, au premier rang desquels un certain Wagner qui, parfois, profita de façon éhontée de la bonté de celui dont il avait fait son « banquier ». En l’espèce, Liszt ne faisait somme toute qu’exprimer sa foi envers la « musique de l’avenir » dont il s’était fait le héraut, et on remarquera qu’il fut pareillement un soutien enthousiaste des nouvelles « musiques nationales » portées par les cinq Russes ou par Smetana, Dvořák et Grieg.
S’il fut souvent jalousé pour ses immenses succès, Liszt eut beaucoup à souffrir, en tant que créateur, d’une image tenace de virtuose égaré dans la composition. Certes, sa production, immense et multiple, est de valeur très inégale, mais, comme Schönberg l’a écrit dans un vibrant hommage, c’est l’œuvre d’un « prophète » musical, dont les géniales intuitions ne se sont pas limitées, loin s’en faut, à la technique pianistique.
« Mon piano, c’est pour moi ce qu’est au marin sa frégate, ce qu’est à l’Arabe son coursier, plus encore peut-être, car mon piano, jusqu’ici, c’est moi, c’est ma parole, c’est ma vie ; c’est le dépositaire intime de tout ce qui s’est agité dans mon cerveau aux jours les plus brûlants de ma jeunesse ; c’est là qu’ont été tous mes désirs, tous mes rêves, toutes mes joies et toutes mes douleurs ». Liszt était encore jeune à l’époque (1838) où il livrait ces lignes, mais, toute sa vie durant, son attachement profond à l’instrument, bien que moins exclusif que chez Chopin, n’allait jamais se démentir. Il est vrai qu’à ses yeux, le piano était par excellence le roi des instruments : « Dans l’espace de ses sept octaves, il embrasse l’étendue d’un orchestre ; et les dix doigts d’un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le concours de plus de cent instruments concertants ».
Dans son immense production pianistique, Liszt s’est effectivement, beaucoup plus que tout autre, comporté en symphoniste du clavier. Beethoven, avec sa grandiose sonate « Hammerklavier », ainsi que Schubert, avec sa Wanderer Fantaisie, avaient certes ouvert la voie, mais Liszt a eu le privilège, après l’invention par Erard du double échappement, de pouvoir profiter de tous les atouts du grand piano moderne. Ce qui a libéré chez lui une imagination sans bornes, source d’innombrables innovations qui, aujourd’hui encore, font dire de lui qu’il a tout trouvé des ressources de la technique pianistique : il a inventé « cette prodigieuse et originale technique qui, tout en se montrant héritière des trouvailles du dernier Beethoven et de Weber, n’en est pas moins entièrement neuve, avec ces richesses de sonorités inconnues jusque-là, avec ces effets de thèmes en accords, ces doublures, ces doubles notes, ces effets d’octaves si personnels, cette large tessiture que sa musique prend avec ampleur sur le clavier, cette complexe polyphonie d’une somptuosité quasi orchestrale, cette contexture si serrée et si dense. Sauts à grands intervalles, pizzicati, glissandi, trémolos, traits fulgurants en doubles notes, trilles dans l’aigu à l’imitation du cymbalum, jeu de mains entrelacées ou superposées, et cette habitude de faire chanter puissamment une voix intermédiaire au moyen des deux pouces alternés, etc. tout cela est entièrement nouveau, transforme la physionomie du piano et par conséquent de la musique de piano, et ouvre la porte à toutes les grandes innovations, à toutes les réalisations qui vont suivre dans la musique moderne de clavier chez un Albéniz , un Debussy, un Stravinsky, un Prokofiev, un Bartók ou un Schönberg. »6
Le génie novateur de Liszt ne se limite pas à la technique pianistique, mais, dans ce domaine, il faut encore souligner un aspect essentiel de son apport : grâce à ses intuitions sur les grands principes physiologiques, ce champion de la technique transcendante est parvenu à exploiter toutes les ressources du jeu pianistique en tenant compte comme personne des possibilités physiques naturelles de la main. On connaît à ce propos l’observation fameuse de Saint-Saëns : « À l’encontre de Beethoven méprisant les fatalités de la physiologie et imposant aux doigts contrariés et surmenés sa volonté tyrannique, Liszt les prend et les exerce dans leur nature, de manière à obtenir, sans les violenter, le maximum d’effet qu’ils sont susceptibles de produire. Aussi sa musique, effrayante à première vue pour les timides, est-elle, en réalité, moins difficile qu’elle ne paraît »
Harmonies poétiques et religieuses
Variations sur « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen »
Les deux Légendes (saint François d'Assise, saint François de Paule)
Choix de pièces 1881-1887 : Wiegenlied, Die Trauergondel, R.W.-Venezia, Am Grabe R. Wagners, Trübe Wolken, Schlaflos ! Frage und Antwort, Unstern !, Bagatelle sans tonalité, Méphisto-Polka, trois Csardas).
Choix de pièces : Liebesträume, Deux Elégies, Deux Ballades, Romance, Romance oubliée, Berceuse, Deux Polonaises, Klavierstück en fa dièse majeur, 5 Kleine Klavierstücke, Impromptu, Grand Galop chromatique, Galop en la mineur, Mazurka brillante, Scherzo et Marche, Valse de bravoure, Valse mélancolique, Valse-Impromptu, Valses oubliées)
1. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (267), juillet-août 2002.
2. Bosseur Dominique, dans Massin Jean & Brigitte (dir.), « Histoire de la musique occidentale », Fayard, Paris 2003, p. 791-792.
3. Rostand Claude, Franz Liszt, « Solfèges », Èditions du Seuil, Paris 1960, p. 38.
4. Ibid., p. 50.
5. Vuillermoz Èmile, Histoire de la musique, Fayard, Paris 1960, p. 216.
6. Rostand Claude, op. cit., p. 103-104.
Michel Rusquet
24 novembre 2020
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