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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte ——

Les œuvres pour piano seul de Franz liszt

Franz Liszt : la sonate en si mineur

Un an avant de s’établir à Weimar, Liszt confiait dans une lettre : « Le moment vient pour moi de briser ma chrysalide de virtuose et de laisser plein vol à ma pensée… ». Une fois installé au palais de l’Altenburg avec sa nouvelle compagne, la princesse Caroline, il va en effet être habité d’une ambition créatrice toute nouvelle et les années 1848-1854 verront naître tout un flot de grandes œuvres, au premier rang desquelles cette sonate en si mineur(1852-1853) qui, pour beaucoup, constitue la plus haute réalisation du compositeur.

Dédiée à Robert Schumann qui, dix-sept ans plus tôt, lui avait offert sa Fantaisie opus 17, l’œuvre traduit de façon saisissante cette nouvelle ambition : « La pensée prend manifestement le pas sur la virtuosité. Jamais, d’autre part, le compositeur n’avait conçu au piano une œuvre aussi longue (la plus vaste pour l’instrument : une demi-heure environ …). Monumentale, véritable « action musicale » dans laquelle les thèmes sont caractérisés comme des personnages, la Sonate en si mineur bénéficie à tous égards d’un statut à part : elle reste unique dans la production du musicien (…) ; elle reste unique dans la littérature romantique par son originalité, son inspiration, les hardiesses de sa construction, tout en recueillant les fruits du tout dernier Beethoven et en admettant l’influence de la Wanderer Fantasie de Schubert (…). Bref, [elle] constitue un point de repère dans l’histoire de la musique du xixe siècle, en même temps qu’elle résume à elle seule le génie de Liszt. »41

Révolutionnaire au plan de la forme, elle l’est assurément, et pas seulement du fait qu’elle se présente d’une seule coulée, en un seul grand mouvement de près de trente minutes : « Dans l’organisation de ce mouvement unique qui se veut d’un seul jet, on ne retrouve même pas l’organisation classique et symétrique qui fait se succéder d’ordinaire exposition - développement - réexposition. Et de même, on n’y remarque pas l’ordonnance tonale qui règne chez Beethoven, même dans ses moments de plus grande liberté. »42  Cependant, avec le travail architectural qui y est à l’œuvre, cette sonate est l’apogée d’une certaine dramaturgie de la forme qui était déjà en germe dans les œuvres du dernier Beethoven et qui, sans doute, ne pouvait plus s’accommoder tout à fait d’une structure en trois ou quatre mouvements.

« Liszt adopte ici la technique beethovénienne qui consiste à établir des connexions réciproques entre tous les thèmes et tous les mouvements. […] Au premier abord, la Sonate en si mineur semble pourtant rompre avec ce que Beethoven lui-même avait conçu de plus avancé en la matière. Mais il est facile, en revanche, d’observer que cette sonate s’apparente aux dernières sonates de Beethoven sur le plan de la conception psychologique, et d’un principe polythématique utilisé dans l’esprit d’un dialogue ou d’une lutte dramatiques. La structure formelle de l’œuvre est si complexe qu’aucune interprétation n’a pu rallier tous les suffrages. L’usage d’un nombre limité de thèmes, par ailleurs fortement individualisés, et de leur transformation révèle un sens extraordinaire de l’économie. Le caractère d’unité apparemment improvisée provient de six germes thématiques soumis à des combinaisons incessantes. C’est l’une des rares créations où Liszt recourt à la polyphonie. Aucun schéma ne peut décrire la profusion des idées, la violence dramatique, la variété du climat émotionnel et l’imbrication de chacun des thèmes. On y a reconnu un principe cyclique annonçant Franck, mais la combinaison en un seul amalgame a exercé une influence considérable, qui s’est étendue au xxe siècle (première symphonie de chambre, premier quatuor à cordes et trio à cordes de Schönberg, septième symphonie de Sibelius et troisième quatuor à cordes de Béla Bartók).43

Schumann, dédicataire de l’œuvre, ne put sans doute pas prendre connaissance de la partition. « Quand elle arriva à Düsseldorf, en mai 1854, il était déjà interné ; et Clara note dans son journal : « Ce n’est que bruit aveugle, plus la moindre idée saine, tout est embrouillé, impossible de trouver la moindre suite harmonique claire… ». L’incompréhension d’une aussi grande musicienne, sans oublier celle de Brahms, qui s’endormit lorsque Liszt lui joua, toute fraîche encore, sa sonate, à Weimar en juin 1853, aide à admettre celle du public et de la critique. »44  À part Richard Wagner, ainsi que Hans Bülow qui en donna une première audition publique à Berlin en 1857, aucun grand musicien de l’époque n’en reconnut la vraie grandeur, et il fallut attendre le xxe siècle pour qu’un nombre croissant de compositeurs commence à prendre la Sonate de Liszt au sérieux .

Si elle a mis du temps pour s’imposer, l’œuvre n’a cessé d’exciter l’imagination des interprètes et des musicologues résolus à lui trouver un sens caché, et on est fasciné par le nombre de théories divergentes auxquelles cette démarche a donné lieu : « Pour les uns (dont Alfred Cortot et Alfred Brendel), la Sonate en si mineur est, dans son déroulement symphonique, une illustration musicale du Faust de Goethe ; les thèmes Faust, Marguerite et Méphistophélès y symbolisent les principaux personnages. Pour d’autres, la sonate est avant tout autobiographique : ses contrastes musicaux sont issus de conflits qui ont agité Liszt. Pour d’autres encore, l’œuvre a pour sujet rien moins que le divin et le diabolique ; elle prend sa source dans La bible et Le Paradis perdu de Milton… Pour certains même,, elle est une allégorie située au Paradis terrestre : elle traite de la chute de l’Homme et contient les thèmes de Dieu, de Lucifer, du serpent, d’Adam et d’Eve ! »45

Franz Liszt, Sonate en si mineur, par Emil Gilels, enregistré en concert à Moscou en 1961.

 

Franz Liszt, Sonate en si mineur, par Nicholas Angelich, ERATO 2016.

 

Franz Liszt, Sonate en si mineur, par Krystian Zimerman

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Notes

41. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998, p. 468 [format epub] [format PDF].

42. Rostand Claude, Liszt, « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1960, p.120.

43. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (278), juillet-août 2003, p. 37.

44. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 1710.

45. Szersnovicz Patrick, op. cit., p. 38.

plume Michel Rusquet
26 janvier 2021
© musicologie.org


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bouquetin

Mardi 26 Janvier, 2021 1:47