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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— Les œuvres pour piano seul de Franz liszt

Les études ; Les rhapsodies ; Les années de Pèlerinage ; Harmonies poétiques et religieuses ; Consolations ; Apparitions.

Franz Liszt : les études pour piano

Franz Liszt

Douze études d’exécution transcendante

C’est à son maître Czerny que, très naturellement, Liszt dédiera ce recueil d’une haute tenue musicale qui, en fait, n’aura trouvé sa physionomie définitive qu’au terme d’un parcours en trois temps. En 1826, il n’a encore que quinze ans, Liszt en publie un premier état, déjà plein de promesses,  sous le titre Étude en douze exercices. En 1837, il en reprend le matériau, « l’étend dans tous les sens, le retaille, rajoute ici, supprime ailleurs (…), en triture les thèmes, les rythmes, les harmonies, en accroît la complexité à ses propres pouvoirs ; et surtout il leur insuffle la grâce poétique qui leur manquait. C’étaient des études pédagogiques (…), ce sont maintenant [sous le titrées Grandes études] les poèmes symphoniques du piano, où tous les moyens sont requis. »7 Des moyens tellement surhumains, d’ailleurs, que Liszt remettra son ouvrage sur le métier en 1851, en prenant soin de gommer nombre de difficultés jugées superflues et, par un meilleur équilibre entre forme et fond, en conférant à ce cahier une évidence musicale qu’il n’avait pas tout à fait. Publiée l’année suivante sous l’appellation Études d’exécution transcendante, la version définitive, « plus élégante, plus transparente, plus économe, plus juste de visée, réussit à tirer plus d’effet encore de difficultés aplanies »8 Et les titres donnés à neuf pièces sur douze (« Paysage », « Mazeppa », « Feux follets », « Vision », « Eroica », « Wilde Jagd », « Ricordanza », « Harmonies » du soir et Chasse-neige) mettent opportunément en évidence l’esprit romantique qui anime ce recueil écrit par un musicien nourri de littérature et de poésie.

Brève comme l’éclair, mais orgueilleuse et grandiose, la première étude, très justement intitulée Preludio, est tout aussi conquérante que celle par laquelle Chopin ouvrait ses études opus 10, dédiées à Liszt, et l’éruptive deuxième (Molto vivace), toute en brusqueries et en ruptures, en est un parfait prolongement. Suit, avec « Paysage » une page étonnamment sereine et rêveuse, qui prend peu à peu un caractère intensément poétique.

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, III. « Paysage », poco adagio, par Nelson Goerner, 2018.


Puis voici la fabuleuse chevauchée de « Mazeppa », dont le musicien tirera bientôt la substance de son poème symphonique du même nom, et dont il fait ici une étude magistrale, d’un souffle inépuisable, et avec son écriture couvrant parfois trois portées, d’une ampleur quasiment symphonique.

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, IV. « Mazeppa », allegro, par Vladimir Ovchinnikov, 1989.

Contraste à nouveau avec la cinquième, « Feux follets », évocation éblouissante d’une danse de lutins : avec tous ses chatoiements chromatiques  et sa couleur tonale presque évanescente, cette « étude de légèreté » est peut-être la plus belle des douze, la plus « moderne » aussi, tant Liszt y apparait comme « le poète des sons impondérables, l’inventeur en mille endroits d’une ornementation microscopique, ténue et précise comme un point de dentelle. »9 Martiale et funèbre, « Vision » rappelle beaucoup, en son début, l’étude opus 25 no 12 de Chopin ; ce sont « les mêmes houles, gonflées d’un trop-plein de douleur, la même façon de chant désespéré »10,

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, V. « Feux follets », allegretto

Par Sviatoslav Richter, DECCA 1959.

par Daniil Trifonov, 2016.

mais une certaine bravoure héroïque prend bientôt le dessus, qui sera, trop peut-être, le caractère dominant de l’orgueilleuse septième étude, justement dénommée « Eroica ».

Les cinq derniers numéros du recueil nous conduisent à de nouveaux sommets. C’est d’abord, en ut mineur et marquée presto furioso, « Wilde Jagd », « chasse sauvage » sœur de « Mazeppa » : « Avec ses imitations de cors, ses claquements de fouets, ses rythmes syncopés, ses stridences berlioziennes (La damnation de Faust), cette huitième étude passe tel l’ouragan d’un équipage nocturne et démoniaque. »11

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, VIII. « Wilde Jagd », Presto furioso, par Evgeny Kissin.

C’est ensuite, en contraste total, dans son andantino en la bémol majeur, le « souvenir » élégiaque et lyrique de « Ricordanza » : un feuillet d’album doucement nostalgique, mais non dénué d’ironie, qui pourrait n’être qu’une romance de salon et qui, à force d’art, en devient une pièce d’anthologie.

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, IX. « Ricordanza », andantino, par Claudio Arrau, 1977.

Merveille aussi que la dixième, Allegro agitato molto, pleine d’ardeur et de désespoir, qu’on a pris l’habitude d’appeler « Appassionata ».

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, X. Allegro agitato molto, par Daniil Trifonov.

Et que dire du sommet de poésie contemplative qui suit sous le titre « Harmonies du soir » ? « C’est la nuit conciliatrice et doucement sonore, où tintent les cloches de lointains angélus, où l’âme est rivée à la fois à la terre et à l’eau, l’eau des songes, circulaire et recommencée, la terre des certitudes amoureuses, des passions pacifiées. »12

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, XI. « Harmonies du soir », andantino, par Sviatoslav Richter.

Après ce pur chef-d’œuvre du piano romantique, « Chasse-neige », avec ses vibrations lointaines et insaisissables, avec ses montagnes de difficultés techniques aussi, conclut le recueil par un « poème visionnaire, imposant à l’imagination la tourmente d’une tempête de flocons tourbillonnants, dans un paysage ravagé ».13

Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, XII. « Chasse Neige », andante con moto, par Daniil Trifonov, 2016.
Franz liszt, Douze études d’exécution transcendante, I. Prélude, presto ; II. Molto Vivace ; III. « Paysage », poco dagio ; IV. « Mazeppa », allegro  V. « Feux follets », allegretto ; VI. « Vision », lento ; VII. « Eroica », allegro ; VIII. « Wilde Jagd », presto furioso ; IX. « Ricordanza », andantino ; X. allegro agitato molto ; XI. « Harmonies du soir », andantino ; XII. « Chasse Neige » , andante con moto, par Lazar Berman (1963).

Six études d’après Paganini

Presque contemporaines (1838) de la deuxième version des Douze études d’exécution transcendante, ces Six études d'après Paganini que le musicien dédia à Clara Schumann trouvèrent elles aussi leur version définitive en 1851. Elles sont nées, on le sait, du choc que produisit chez Liszt la découverte du violoniste infernal, et de sa volonté de se poser en rival de celui-ci en s’ingéniant à reproduire au piano les effets caractéristiques du violon, voire à démontrer que les ressources du piano étaient capables de surpasser celles de l’instrument à archet.

En les écrivant, Liszt n’a nullement cherché à faire œuvre originale puisque, chaque fois, il en emprunte le matériau à Paganini, en puisant notamment dans ses célèbres Vingt-quatre caprices pour violon seul. Ainsi, dans la première de ces études, baptisée « Il Tremolo » par Busoni, il fait appel aux cinquième et sixième caprices ; dans la deuxième (andante-andantino capriccioso), il se sert du dix-septième ; dans la quatrième (vivo), appelée « Arpeggio » par Busoni, il reproduit le premier caprice ; la cinquième (allegretto), plus connue sous son titre initial de « La chasse », exploite le neuvième caprice, et la sixième (quasi presto), avec ses onze variations, se cale sur le vingt-quatrième, que Brahms et Rachmaninov mettront eux aussi bientôt à l’honneur. Quant à la troisième étude, la célébrissime « Campanella », elle prend sa source dans le rondo du deuxième concerto (opus 7) du même Paganini.

On ne saurait donc mettre ces « études Paganini » au même rang que les « transcendantes , mais Liszt y manifeste une capacité d’invention tellement prodigieuse que ces « adaptations » forcent l’admiration par leur hardiesse et par le résultat pianistique obtenu. Qu’il s’agisse des deux plus connues (« La campanella » et « La chasse) ou des autres, « toutes les trouvailles de l’écriture pianistique lisztienne sont déjà là, dans ces études qui, d’ailleurs, ne constituent pas seulement des chefs-d’œuvre d’acrobatie, mais sont nourries de la plus puissante et de la plus haute inspiration. »14

Franz liszt, Six études d’après Paganini, 1. en sol mineur, 2. en mi bémol majeur, 3. en sol dièse mineur, « Campanella », 4. en mi majeur, 5. en mi majeur, 6. en la mineur, par Daniil Trifonov.

Trois études de concert (Caprices poétiques)

Composées en 1848 et présentées sous l’appellation de Caprices poétiques dans l’édition française originale, ces trois pièces dissimulent quelque peu leur caractère d’études derrière une volonté d’expression poétique  qui apparait bien dans les titres que Liszt leur a donnés : Il lamento, La leggierezza et Un sospiro. D’une élégance souveraine et d’une richesse d’invention admirable, elles sont de celles qu’on peut opportunément opposer à ceux pour qui Liszt ne serait que le champion des octaves en cascades et des martellements tonitruants. D’où sans doute l’engouement dont ce petit recueil, du moins ses deux dernières pièces, a toujours bénéficié de la part des vrais amoureux du compositeur. Est-ce parce qu’elle est la moins difficile des trois, ou parce qu’elle s’étire quelque peu en longueur, ou encore qu’elle ne s’impose pas à l’oreille avec la même évidence ? Il lamento, la première étude du cahier, bien que remarquablement élaborée, fait un peu figure d’oubliée en comparaison.

Franz liszt, Trois études de concert, Caprices poétiques1. Il lamento, 2. La leggierezza, 3. Un sospiro, par Claudio Arrau.

Deux études de concert

Tout autant sinon plus que celles du précédent recueil, ces deux pièces écrites en 1862, en pleine retraite romaine, font largement oublier leur dénomination d’études. On a là en effet deux pièces de caractère de la plus belle eau.  Waldesrauschen (« Murmures de la forêt ») est tout entière « animée d’un mouvement de doubles croches en triolets, dont l’ondulation soutient l’essor d’un thème en perpétuelle modulation », ce qui donne « une page de pure rêverie atmosphérique, toute de frémissements impondérables et de sonorités impressionnistes »15 Gnomenreigen (« Ronde des lutins »), avec tous les caprices de son parcours à travers les tonalités et ses traits d’écriture éblouissants, est une merveille de pyrotechnie inspirée. « C’est la féerie shakespearienne revisitée, après Mendelssohn, par un magicien plus habile encore et plus dégourdi. Tout est sensationnel dans cette pièce célébrissime. »16

Franz liszt, Deux études de concert, par Daniil Trifonov, 2016.

1. Waldesrauschen.

2. Gnomenreigen.

Ab irato

Citons encore cette étude isolée que Liszt écrivit en 1840 pour la Méthode des méthodes de Moscheles et Fétis et dont il livra une révision en 1852. En mi mineur (presto impetuoso), c’est une pièce brève, habitée d’une sorte de hargne, qui mérite sans doute mieux que l’oubli qui lui est réservé.

Franz liszt, Ab irato, par Kotaro Fukuma, enregistrement public, Tel-Aviv 2011.

Études techniques

On ne peut ici que mentionner pour mémoire les études techniques en douze volumes que Liszt rédigea entre 1868 et 1880 et dont il parlait en privé comme de « son linge sale ». Il ne s’agit en effet que d’exercices techniques et non de musique à écouter, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient sans importance : certains pianistes, parmi les plus éminents, avouent les avoir assidûment pratiqués et en avoir tiré le plus grand profit.

Notes

7. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 1670.

8. Ibid., p. 1670.

9. Ibid., p. 1673.

10. Ibid., p. 1674.

11. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998 , p. 458.

12. Sacre Guy, op. cit., p. 1676.

13. Ibid., p. 1677.

14.Rostand Claude, Liszt, « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1960, p.107.

15. Sacre Guy, op. cit., p. 1682.

16. Ibid., p. 1683.

plumeMichel Rusquet
29 novembre 2020
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Samedi 21 Janvier, 2023 16:05