Béatrice et Bénédict, un opéra-comique en deux actes d'Hector Berlioz, d'après Much Ado about Nothing (Beaucoup de bruit pour rien) de William Shakespeare, créé à Baden-Baden le 9 août 1862.
Personnages : Don Pedro, un général (basse), Leonato, gouverneur de Messine (basse), Héro, sa fille (soprano), Béatrice, sa nièce (mezzo-soprano), Ursula, compagne de Héro (alto), Bénédict, un jeune officier (ténor), Claudio, son ami (baryton), Somarone (basse), Chœur.
L'action se déroule à Messine, en Sicile. Béatrice, nièce du gouverneur, aime le jeune officier Bénédict, mais orgueilleuse, elle ne veut l'admettre. Bénédict de son côté affirme ne point songer au mariage. Mais l'exemple de Claudio se marie avec Héro, la fille du gouverneur, va ébranler les conviction affichées de l'un et de l'autre, et un mariage en entraînera une autre.
CHŒUR -
LE PEUPLE
Le More est en fuite! Victoire!
DON PEDRO s'est couvert de gloire!
A ses braves, honneur!
Vive la Sicile! Vive la Sicile
Que les monts est la plaine et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur!
LES FEMMES
Pour ce vaillant cueillons des roses
A l'ombre des myrtes écloses
LES HOMMES
Pour ses nobles guerriers,
Tressons des lauriers
TOUS
Le More est en fuite! Victoire!
Le More est en fuite! Victoire!
DON PEDRO s'est couvert de gloire!
A ses braves, honneur!
Vive la Sicile! Vive la Sicile
Que les monts est la plaine et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur!
Répètent le nom du vainqueur!
Que les monts est la plaine et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur!
LÉONATO
(à l'avant-scène, tourné vers le peuple qui se presse
autour de lui)
Enfin, cette guerre est terminée ! Don Pedro, notre illustre
général, arrive aujourd'hui même.
HÉRO
Ah! mon père, quel bonheur! Et…Claudio le suit, sans
doute?
LÉONATO
Assurément! Claudio n'est-il pas le bras droit du général?
BÉATRICE
Il est vrai, le général est si fort engoué de lui…
LÉONATO
Au reste, nous allons avoir des détails, on m'annonce un
message.
(Les mêmes, un messager)
LE MESSAGER
(remettant une lettre à Léonato)
Monseigneur, je vous annonce l'arrivée du général.
Quand je l'ai quitté, il n'était qu'à trois lieues de Messine.
LÉONATO
(sans interrompre la lecture de sa lettre)
Combien d'hommes avez-vous perdus dans cette action ?
LE MESSAGER
Très peu, et aucun officier de marque.
LÉONATO
Le prix d'une victoire est doublé, quand le vainqueur ramène tout son monde.
(Avec un sourire à l'adresse de Héro)
Je vois, par cette lettre, que Don Pedro a conféré d'éclatants témoignages de satisfaction au jeune
Claudio.
HÉRO
(à part, avec joie)
Dieu!
LE MESSAGER
Il les a mérités par une conduite à laquelle Don Pedro a rendu justice, et il a été au-delà de ce que
promettait son âge. C'est un agneau qui s'est conduit comme un lion.
BÉATRICE
(au messager)
Veuillez me dire, je vous prie, si le seigneur Matamore est de retour, ou non, de la guerre!
LE MESSASGER
Je ne connais dans l'armée personne de ce nom, madame.
HÉRO
(au messager)
Ma cousine veut parler de seigneur Bénédict, de Padoue.
LE MESSAGER
Oh! il est de retour, et aussi agréable que jamais. C'est encore un vaillant.
BÉATRICE
Vaillant auprès d'une dame; mais qu'est-il en face d'un guerrier?
LE MESSAGER
Brave devant un brave, et homme en face d'un homme. Lui aussi a, dans cette guerre, rendu
d'importants services.
BÉATRICE
Vous aviez des vivres avariés, et il vous a aidés à les consommer. C'est in intrépide gastronome, il a un
excellent estomac.
LÉONATO
(au messager)
Veuillez, Monsieur, ne pas mal juger de ma nièce! Il y a entre elle et le seigneur Bénédict une guerre
d'épigrammes, et ils ne se rencontrent jamais qu'il ne s'engage entre eux une escarmouche d'esprit.
BÉATRICE
(à Léonato)
Hélas! il a perdu beaucoup de son esprit dans notre dernière rencontre.
(Au messager)
Quel est maintenant son frère d'armes? Car il en prend un nouveau tous les mois.
LES MESSAGERS
Est-il possible?
BÉATRICE
Très possible. Ses affections changent, comme la forme de sa toque, á chaque mode nouvelle.
LE MESSAGER
Je vois, Madame, que ce gentilhomme n'est pas dans vos papiers.
BÉATRICE
Non! s'il y était, je les brûlerais tous. Mais qui est, je vous prie, son frère d'armes?
LE MESSAGER
Il est habituellement dans la compagnie du noble Claudio.
BÉATRICE
Mon Dieu! il s'attachera à lui, comme la fièvre
On le gagne plus facilement que la peste, et, à l'instant même on devient fou.
(à Héro)
Dieu soit en aide au noble Claudio!
S'il a attrapé le Bénédict, il lui en coûtera plus de six mille ducats avant d'être guéri.
LE MESSAGER
Je tâcherai, Madame, d'être de vos amis.
BÉATRICE
Je vous le conseille.
LÉONATO
Ma nièce, vous ne deviendrez jamais folle.
BÉATRICE
Non, tant que la canicule ne viendra pas en janvier.
(On entend au loin quelques roulements de tambour.)
LE MESSAGER
Je vais au devant du général.
(Il salue et s'éloigne; le peuple se précipite vers le fond.)
CHOEUR
Le More est en fuite, victoire!
BÉATRICE
(interrompant le chœur)
Assez! assez! aurez-vous bientôt fini de nous
changer:
Gloire et victoire, guerriers et lauriers ?
(Quelles rimes! voilà les suites de la guerre! je le
sauve.)
(Elle sort, Léonato le suit peu après.)
HÉRO
Ne l'écoutez pas, mes amis, continuez
Je suis heureuse, moi, de vous entendre et de
partager votre joie.
LE PEUPLE
Le More est en fuite! Victoire!
DON PEDRO s'est couvert de gloire!
A ses braves, honneur!
Vive la Sicile! Vive la Sicile
Que les monts est la plaine et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur!
Répètent le nom du vainqueur!
Danse nationale : Sicilienne
HÉRO
(seule)
Je fais le voir! je fais le voir!
Son noble front rayonne
De l'auréole du vainqueur
Cher Claudio! que n'ai-je une couronne
Je te la donnerais, je t'ai donné mon cœur!
Que n'ai-je une couronne que n'ai-je une couronne,
Je te la donnerais, je t'ai donné mon cœur!
Il me revient fidèle
Plus d'angoisse mortelle
Nos tourments nos tourments sont finis
Nous allons être unis
De sa constance,
De sa vaillance
Ma main sera le prix.
LÉONATO
(venant du fond et causant avec Don
Pedro)
Recevez mes félicitations, général ! La Sicile
est délivrée par vous
DON PEDRO
Grâce à Dieu et à la valeur de ces jeunes
braves
l'ennemi a pris la fuite. Mais, n'en parlons plus !
BÉNÉDICT
Eh ! Mais, pourtant, ce que nous avons fait
n'est pas trop mal
BÉATRICE
Oh! sans doute, les héros de l'Iliade, Alexandre
et César, ne sont rien auprès de Monsieur
Bénédict et ce serait pitié de parler, le même
jour, de leurs exploits et des vôtres.
BÉNÉDICT
Eh ! quoi, signora Dédain. Vous vivez encore?
BÉATRICE
Comment le dédain pourrait-il mourir ?
Vous êtes vivant !
On le verrait naître
S'il n'existait pas
Et tant qu'ici bas
vous oserez paraître
Il ne voudra pas en sortir
BÉNÉDICT
Aimable Dédain, on est trop heureux
D'en durer vos coups !
Aimable Dédain.
Que ne suis-je maître
De suivre vox pas !
Oui, tant qu'ici-bas
Vous daignerez paraître
Pour charmer nos yeux,
Qui donc voudrait aller aux cieux ?
BÉATRICE
J'ai pitié de votre ironie.
BÉNÉDICT
Moi, railler ! certes, je le nie.
Mais, franchement, non,
Vous avez raison,
Je suis insensible,
D'humeur inflexible,
Et c'est un vrai bonheur nous
Qu'adoré de toutes les femmes,
Enflammant, malgré moi, tant d'âmes,
Je ne sois point aimé de vous.
BÉATRICE
N'ayez à ce sujet aucune inquiétude
BÉNÉDICT
Je suis insensible
Je suis insensible,
D'humeur inflexible,
et c'est un vrai bonheur pour nous et c'est un vrai
bonheur pour nous
Qu'adoré de toutes les femmes
Enflammant, malgré moi, tant d'âmes,
Je ne sois point aimé de vous, je ne sois point aimé
de vous.
BÉATRICE
N'ayez à ce sujet, aucune inquiètude!
BÉNÉDICT
De vous déplaire en tout je ferai mon étude,
J'aurais trop de chagrin de vous désespérer !
BÉATRICE
Vous pouvez, sans effort, seigneur, vous
rassurer.
BÉATRICE, BÉNÉDICT
Mais quel plaisir étrange
Trouvé-je à l'irriter !
Comme un cœur qui se venge
Je sens le mien, je sens le mien bondir et palpiter
Un frisson de colère
Me prend quand je le/la vois
Son rire m'exaspère
Et je tremble à sa voix
BÉNÉDICT
Dieu du ciel ! Faites-moi la grâce
De no pas femme m'octroyer,
Blonde, surtout,
BÉATRICE
Quelle menace!
BÉNÉDICT
Mieux vaut en enfer m'envoyer.
BÉATRICE
Dieu du ciel ! Faites-moi la grâce
De ne pas m'imposer d'époux
Barbu surtout
BÉNÉDICT
Quelle menace!
BÉATRICE
Je le demande, je le demande je le demande à
deux genoux!
BÉATRICE, BÉNÉDICT
Mais quel plaisir étrange
Trouvé-je à l'irriter !
Comme un cœur qui se venge
Je sens le mien, je sens le mien bondir et palpiter
Un frisson de colère
Me prend quand je le/la vois
Son rire m'exaspère
Et je tremble à sa voix
DON PEDRO
Bénédict, ne partez pas ! En effet, c'est Claudio, qui sera dès ce soir l'heureux époux de sa belle fiancée.
(à Claudio)
Léonato consent à ne plus retarder votre mariage.
CLAUDIO
Se peut-il?
DON PEDRO
L'exemple ne vous tente-t-il pas, Bénédict?
BÉNÉDICT
Moi ?
BÉNÉDICT
Me marier ? Dieu me pardonne !
Ah! j'aime mieux dans un couvent,
Moisir sous le froc tristement,
Et que l'univers m'abandonne.
CLAUDIO, DON PEDRO
Quelle fureur ! Dieu vous pardonne !
De maudire un lien charmant
Et de préférer le couvent
Au bonheur que l'hymen nous donne
Ensemble
BÉNÉDICT
Oui, oui, plutôt moi sir dans un couvent !
CLAUDIO et DON PEDRO
Dieu vous pardonne
BÉNÉDICT
D'un femme il est vrai que je reçus la vie;
Elle m'éleva, je l'en remercie;
Mais si, malgré tout, je ne me soucie
Que fort peu de porter de hauts bois sur le front,
Les femmes me pardonneront.
Par ma défiance,
De toutes les blesser je n'ai pas le vouloir,
Je ne saurais pourtant avoir
En l'une d'elles confiance,
Et ma conclusion,
C'est que je veux mourir garçon!
CLAUDIO, DON PEDRO
Quelle fureur! Quelle fureur !
BÉNÉDICT
Me marier ?
Dieu me pardonne ! etc.
CLAUDIO
Impie!
DON PEDRO
Ingrat!
CLAUDIO
Blasphémateur !
BÉNÉDICT
J'admire votre noble ardeur !
CLAUDIO
Une douce compagne !
BÉNÉDICT
Que la ruse accompagne !
DON PEDRO
Qui berce vos ennuis !
BÉNÉDICT
Et qui trouble vos nuits!
CLAUDIO
Une constante amie!
BÉNÉDICT
Une intime ennemie!
DON PEDRO
Qui vieillit avec nous
BÉNÉDICT
Qui vieillit avant nous!
CLAUDIO
Un charme une grâce!
BÉNÉDICT
Qu'un hiver efface!
DON PEDRO
Un trésor d'amour!
BÉNÉDICT
Qu'épuise un seul jour!
CLAUDIO
Source de vie!
BÉNÉDICT
Caquet de pie!
DON PEDRO
Fidélité!
BÉNÉDICT
Fragilité!
CLAUDIO
Tendresse!
BÉNÉDICT
Faiblesse !
DON PEDRO
Cœur pur!
BÉNÉDICT
Peu sûr!
CLAUDIO et DON PEDRO
Maître…
BÉNÉDICT
Traître!
CLAUDIO et DON PEDRO
Doux!
BÉNÉDICT
Houx!
BÉNÉDICT
Me marier?
Dieu me pardonne ! etc.
CLAUDIO et DON PEDRO
Dieu me pardonne ! etc.
BÉNÉDICT
Si jamais Bénédict, au joug, peut se soumettre,
Il consent, ou le diable m'emporte, avoir mettre
Comme une enseigne, sur son toit, Ces mots
écrits :
«Ici l'on voit Bénédict, l'homme Marié!..»
CLAUDIO et DON PEDRO
Comme Nous rirons tous le jour
Qu'on le verra pâle d'amour!
BÉNÉDICT
Ah! l'étrange folie!
Non jamais de ma vie
De matrimoniomanie
Je ne vis un exemple égal.
Je ris de leur instance,
Et de leur persistance
A prôner le destin le destin banal
CLAUDIO et DON PEDRO
Ah! l'étrange folie!
Non jamais de ma vie
De matrimoniophobie
Je ne vis un exemple égal!
Rions de sa prudence
Et de sa persistance
A craindre l'accident l'accident fatal.
BÉNÉDICT
ironiquement
Je vous quitte, messieurs, vous me convertiriez.
Il sort
DON PEDRO
Par le ciel ! La seule femme qui convienne à
cette étourdi, c'est Béatrice.
CLAUDIO
Comme aussi le seul homme qui convienne à
cette folle, c'est Bénédict.
DON PEDRO
Eh bien! laissez-moi faire et nous
parviendrons à réaliser le projet de ce
mariage invraisemblable.
Voici venir les musiciens; ils viennent répéter
leur épithalame.
CLAUDIO
Laissons-les à leur discordante étude !
Ils sortent
SOMARONE
Allons ! chacun de vous doit maintenant savoir sa
partie, sinon il ne la saura jamais; voyons l'ensemble.
Ah! c'est un bel ouvrage, et que j'ai mis plus de huit
jours à composer.
au premier Hautbois
Donne ton la.
Le premier hautbois donne le la.
A l'autre
Et toi ?
Le second hautbois donne le la bémol qu'il tient
en même temps que le la naturel du premier.)
SOMARONE porte les main à ses oreilles
Ah! aïe! Holà! Pouah! misérable! Veux-tu bien
t'accorder tout de suite!…Il y a de quoi déchirer des
oreilles d'âne. Voilà comment vous avez osé l'autre
soir, exécuter ma sérénade! Vous avez juré de
m'assassiner!
Ils s'accordent.
Enfin !
Je ne ferai pas de longs discours sur ma musique.
Il lève son bâton de conducteur en l'air, comme
pour marquer la première mesure et, parcourant
d'un regard superbe les rangs des exécutants
Mesdames et Messieurs,…le morceau que vous
allez avoir l'honneur d'exécuter est un chef-d'œuvre!
…Commençons!…
(Il bat la mesure.)
1er couplet
LE CHOEUR
musique à la main
Mourez, tendres époux
Que le bonheur énivre !
Mourez, mourez !
Pourquoi survivre
à des instants à des instants si doux?
Qu'une mort bien heureuse
Descende paisible sur vous!
Comme la nuit calme et rêveuse !
Monologue
SOMARONE
Ah! mon Dieu ! vous me beuglez cet épithalame comme un De profundis! Vous ne comprenez donc pas…ce…ce...ce
chef-d'oeuvre?... Un chant de bonheur! un chant d'amour! qui doit ravir en extase les mariés…la nuit…qui doit s'envoler…s'exhaler
…comme un parfum d'harmonie vers leur chambre nuptiale!
SOMARONE
Un instant! je veux changer quelque chose à la seconde ritournelle.
(Il écrit quelques notes au crayon sur son manuscrit. Il va montrer le passage modifié, au 1er hautbois
Essaie-moi cela!
Le hautbois joue quelques mesures.
Très bien! Peste! á première vue! Oh! tu es un gaillard! J'écrirai pour toi un joli saltarello dans ma nouvelle messe.
DON PEDRO
à Somarone
Eh bien! nous ferez-vous entendre la musique en question?
SOMARONE
Oui, Excellence!..oui, Altesse!.. oui, Monseigneur…et avec de nouveaux agréments que je viens d'y ajouter.
Il tend son bâton de chef d'orchestre à un domestique.
Emportez ceci! et apporte-moi le bâton No. 37, le bâton ducal!
C'est le bâton, Monseigneur, dont je me sers devant les personnes…les personnes de qualité, dans les circonstances…solennelles
…
LE CHOEUR
Mourez, tendres époux
Que le bonheur énivre !
Mourez, mourez !
Pourquoi survivre
à des instants à des instants si doux?
Qu'une mort bien heureuse
Descende paisible sur vous!
Comme la nuit calme et rêveuse !
DON PEDRO
Comment ? «mourez». Il ne fait pas que les époux meurent! Quelles diables de paroles est-ce là?
SOMARONE
Monseigneur, cela se dit en haute poésie.
DON PEDRO
Ah! en haute poésie…en haute…très bien!
SOMARONE
à par
Il est un peu…bourgeois, le général.
DON PEDRO
Après tout, les époux ne s'en porteront pas plus mal. D'ailleurs vos changeurs prononcent les vers de telle sorte qu'on ne les
entendra pas. Quant à la musique…elle est excellent…savante…
à part
Je n'y ai rien compris.
CLAUDIO
Ni moi non plus.
SOMARONE
bas à Don Pedro
Mais les chanteurs son pitoyables.
BÉNÉDICT
bas, en se montrant à travers la charmille
Dis donc plutôt: impitoyables!
SOMARONE
C'est une fugue, monseigneur.
DON PEDRO
Ah! diable! Et pourquoi une fugue?
SOMARONE
Le mot fugue veut dire fuite, et j'ai fait une fugue à deux sujets, à deux thèmes, pour faire songer les deux époux à la fuite du temps.
DON PEDRO
Bravo! c'est adirable. Musique symbolique!
SOMARONE
Philosophique!
CLAUDIO
Cabalistique!
BÉNÉDICT
bas
Et sudorifique, car il est en nage.
SOMARONE
Ah! si vous entendiez cela bien exécuté!…
DON PEDRO
Vous êtes trop sévère, vos choristes ont chanté d'une façon fort passable.
BÉNÉDICT
Si mes chiens avaient hurlé de la sorte, je les aurais pendus sans miséricorde.
Pourvu que ces voix discordantes ne me présagent pas quelque malheur!
DON PEDRO
à Claudio
C'est convenu.
à Somarone
Entendez-vous, maestro ? Procurez-vous encore quelques chanteurs de choix, car ce morceau nous plaît, et nous voulons qu'il
produise tout son effet, cette nuit, sous les fenêtres de la charmante Héro
Venez me trouver ensuite! j'aurai peut-être d'autres ordres à vous donner.
SOMARONE
Ah!…Ah!…Monseigneur, Excellence!.. Altesse!.. Général!.. Vous prenez les grands moyens!.. Ce sera superbe!..
Il sort avec les musiciens.
DON PEDRO
Eh bien, Léonato, avez-vous fait de nouvelles observations, et croyez-vous toujours Béatrice amoureuse de Bénédict?
LÉONATO
Plus que jamais, je venais pour vous en parler.
CLAUDIO
bas à Don Pedro
Avancez toujours, il nous écoute.
haut
Pour moi, je n'aurais jamais cru qu'elle pût se prendre d'affection pour un homme.
LÉONATO
Ni moi; mais le merveilleux de l'affaire, c'est de la voir aimer Bénédict, l'homme qu'elle paraissait abhorrer le plus.
BÉNÉDICT
à part
Serait-il possible? Et le vent soufflerait-il dans cette directions?
LÉONATO
Je vous avoue, général, que je ne sais qu'en penser. Mais vous ne pouvez concevoir jusqu'où va la violence de son amour pour lui.
DO PEDRO
C'est peut-être une feinte.
CLAUDIO
Je serais porté à le croire.
LÉONATO
Une feinte, dites-vous? Alors il faut convenir que jamais passion feinte ne contrefit à ce point l'énergie d'un passion véritable.
DON PEDRO
Par quels signes sa passion se manifeste-t-elle?
CLAUDIO
bas
Garnissez bien l'hameçon, le poisson va mordre.
LÉONATO
Par quels signes? On la voit assise, immobile…
(à Claudio)
Ma fille vous a dit en quel état…
CLAUDIO
Elle me l'a dit, en effet.
DON PEDRO
En quel état? Parlez! Vous me surprenez. J'aurais cru son cœur à l'épreuve de toutes les attaques de l'amour.
LÉONATO
Je l'aurais juré, surtout en ce qui concerne Bénédict.
DON PEDRO
Lui a-t-elle fait connaître ses sentiments?
LÉONATO
Non, elle jure de ne jamais les lui révéler.
CLAUDIO
Il est vrai, Héro l'assure. «Eh quoi, dit-elle, lui écrirais-je que je l'aime, après toutes les marques de dédain je lui ai prodiguées?»
LÉONATO
C'est ce qu'elle disait tout à l'heure en prenant la plume pour lui écrire. Elle a commencé une lettre qu'elle a presqu'aussitôt déchirée
en mille morceaux, se reprochant d'être assez immodeste pour écrire à un homme qui ne fera que rire de ses avances. «Je juge de
lui par moi, a-t-elle dit; s'il m'écrivait, je me moquerais de lui.»
CLAUDIO
Puis, elle est tombée à genoux, pleurant, sanglotant, s'arrachant les cheveux, se frappant la poitrine, exhalant à la fois des prières et
des imprécations.
LÉONATO
Son exaltation, au dire de ma fille, a atteint maintenant un degré de violence à faire craindre qu'elle n'attente à ses jours.
BÉNÉDICT
à part
Je prendrais tout cela pour un piège, dans la bouche de tout autre que cette barbe grise: je ne puis croire que l'imposture se cache
sous des dehors si vénérables.
DON PEDRO
Si elle s'obstine à cacher ses sentiments à Bénédict, il serait convenable que quelque autre se chargeât de l'en instruire.
CLAUDIO
A quoi bon? Il s'en ferait un jeu, et ce serait pour lui un prétexte à de nouveaux sarcasmes contre cette infortunée.
DON PEDRO
S'il en était capable, on ferait, en le pendant, une œuvre méritoire. Une femme aussi accomplie, vertueuse, á n'en point douter!
CLAUDIO
Et charmante!
DON PEDRO
Et d'une raison supérieure en tout, excepté dans son amour pour Bénédict.
LÉONATO
Oh! général, quand la raison est aux prises avec la passion, il y a dix à parler contre un que c'est la passion qui l'emportera. Je le
déplore à juste titre, et comme son oncle et comme son tuteur.
DON PEDRO
Plût à Dieu qu'elle m'eût pris pour l'objet de sa folletendresse! Mettant à l'écart toute haute considération, je l'eusse épousée. J'ai
envie d'en parler à Bénédict pour voir ce qu'il dira.
CLAUDIO
N'en faites rien, mon Général! que plutôt Béatrice, cédant aux conseils d'Héro, étouffe son amour!
LÉONATO
Cela est impossible qui se sont peu à peu éloignés en causant disparaissent.
Scène 16
BÉNÉDICT
sortant de sa cachette
Ce n'est pas une plaisanterie; leur conversation est sérieuse. Ils plaignent Béatrice; il paraît que sa passion est au comble. Elle
m'aime! Je dois la payer de retour. J'ai entendu le blâme dont je suis l'objet…
DON PEDRO
revenant avec Claudio et Léonato
Eh bien! nous reparlerons de cela avec votre fille; en attendant, laissons les choses comme elles sont! J'aime Bénédict et je
souhaiterais que, jetant sur lui-même un regard modeste, il s'avouât en toute humilité combien il est indigne d'une telle femme.
LÉONATO
Voulez-vous venir, Général? le dîner est prêt.
CLAUDIO
bas
Si après cela, il n'en est pas amoureux fou, je ne veux plus compter sur rien.
Ils sortent
BÉNÉDICT
se montrant
Non, il faut que le monde soit peuplé. Quand je disais que je mourrais garçon, je ne pensais pas devoir vivre jusqu'à ce que je fusse
marié. Ils disent que Béatrice est belle, est vertueuse, je n'en disconviens pas; qu'elle montre une raison supéreuse en tout, hormis
dans l'amour qu'elle a pour moi. En effet, ce n'est pas une grande preuve de raison qu'elle donne là; ce n'est pas non plus une
preuve de folie, car je vais être effroyablement amoureux d'elle.
BÉNÉDICT
Ah! je vais l'aimer, mon cœur me l'annonce!
A son vain orgueil je sens qu'il renonce.
Je vais l'adorer, l'aimer, l'adorer, l'idorâtrer!
Fille ravissante!
Béatrice, ô dieux!
Le feu de ses yeux!
Sa grâce agaçante,
Son esprit si fin,
Son charme divin,
Tout séduit en elle,
Et sa lèvre appelle
Un baiser sans fin.
Ah! je vais l'aimer
Mon cœur me l'annonce!
A son vain orgueil je sens qu'il renonce.
Je vais l'adorer, l'aimer, l'adorer, l'idorâtrer!
Chère Béatrice!
Ciel! il se pourrait!
Elle m'aimerait!
Ô joie! O supplice!
Un pareil bonheur,
Est-il pour mon cœur?
Si c'était un songe!
Un cruel mensonge!
Ô rage! O fureur!
Non non non…je vais l'aimer!
Mon cœur me l'annonce.
A son vain orgueil je sens qu'il renonce.
Je vais l'admirer, je vais l'adorer, je vais l'admirer, je vais l'adorer, l'aimer, l'adorer, l'aimer, l'adorer, l'idorâtrer!
Scène 18
HÉRO
Je sais bien bon gré à mon père de m'avoir dispensée d'assister à ce banquet. Je suis si fatiguée de tous ces préparatifs… Nous
signons le contrat ce soir…Mon cœur est plein de joie; mais le bruit et la foule me sont insupportables.
URSULE
Voilà votre mélancolie qui vous reprend. Vous étiez si gaie tout à l'heure.
HÉRO
Oui, j'étais entré dans l'esprit du rôle que mon père a voulu me faire jouer. C'était si plaisant de savoir ma cousine aux écoutes dans
la chambre voisine de la mienne, pendant que nous faisons l'éloge de Bénédict, et que nous parlons de son violent amour pour elle!
Amour qu'il est si loin d'éprouver et qu'il n'éprouvera je sais!
URSULE
Ah! non, certes! pas plus qu'elle n'aimera Bénédict. Ce sont deux êtres incapables d'un tendre sentiment, et surtout d'un tendre
sentiment l'un pour l'autre.
HÉRO
Pourtant, la porte étant ouverte, je la voyais dans une glace sans qu'elle s'en doutât, et, au moment où tu as dit: «Le malheureux en
mourra!», elle a fait un mouvement si brusque que j'ai failli partir d'un éclat de rire qui eût tout compromis.
URSULE
M'importe! j'ai peine à croire que la ruse ait chance de succès.
HÉRO
Je ne le crois guère non plus. C'est pourquoi il ne faut pas pousser trop loin cette plaisanterie. Béatrice nous en voudrait à la mort, si
elle se doutait que nous avons voulu nous moquer d'elle.
soupirant
Ah!…
Elles vont s'asseoir sur un banc de gazon.
URSULE
récit.
Vous soupirez, madame!
HÉRO
récit.
Le bonheur oppresse mon âme!
Je ne puis y songer sans trembler malgré moi.
Claudio! Claudio! je vais donc être toi!^
URSULE et HÉRO
Nuit paisible et sereine!
La lune, douce reine,
Qui plane en souriant;
L'insecte des prairies,
Dans les herbes fleuries,
En secret bruissant;
Philomèle
Qui mêle
Aux murmures du bois
Les splendeurs de sa voix;
L'hirondelle Fidèle
Caressant sous les toits
Sa niché en émois;
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d'eau retombant,
Ecumant,
L'ombre de ce grand arbre
En spectre se mouvant
Sous les vent
Harmonies Infinies
Que vous avez d'attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries!
URSULE
récit.
Quoi? vous pleurez, madame!
HÉRO
récit.
Ces larmes soulagent mon âme;
Tu sentiras couler les tiennes a ton tour,
Le jour où tu verras couronner ton amour!
URSULE et HÉRO
Respirons en silence
Ces roses que balance le souffle du zéphyr!
A sa fraîche caresse,
Livrons, livrons nos fronts il cesse…
Silence.
…il cesse…
Silence
Et meurt dans un soupir.
Nuit paisible et sereine,
La lune, douce reine,
Qui plane en souriant;
L'insecte des prairies,
Dans les herbes fleuries,
En secret bruissant; Philomèle
Qui mêle
Aux murmures du bois
Les splendeurs de sa voix;
L'hirondelle Fidèle
Caressant sous nos toits
Sa nichée en émois.
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d'eau retombant
Ecumant
L'ombre de ce grand arbre
En spectre se mouvant
Sous le vent;
Harmonies Infinies,
Que vous avez d'attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries! Pour les âmes attendries!
Les deux jeunes filles passent, les bras enlacés, sur le devant de la scène.
HÉRO pleurant cache son visage en l'appuyant sur l'épaule d'Ursule.
Ursule essuie doucement les yeux d'Héro qui sourit et semble devenir plus calme.
Ursule va cueillir un bouquet de roses pendant qu'Héro reste plongée dans sa rêverie.
Ursule présente le bouquet à Héro.
HÉRO le bras droit appuyé sur l'épaule d'Ursule effeuille lentement ses roses en marchant avec elle vers le fond du théâtre.
Les deux personnages disparaissent. Le toile s'abaisse lentement.
La scène représente un grand salon du palais du Gouverneur. Une porte à droite et une autre à gauche. On entend dans la
salle voisine, par la porte de gauche, toute grande ouvert, un bruit de verres, d'assiettes et de voix confuses. Un
domestique sort à la course de la salle du festin, traverse la scène et ressort par la porte opposée. Une autre paraît,
exécutant l'évolution contraire, et entre dans la salle du festin. Le premier reparaît, portant une grande fiasque de vin.
VOIX DE LA SALLE DU FESTIN
Du vin! du vin!
PREMIER DOMESTIQUE
Oui! Oui! On y va. Après le festin des maîtres, le festin des valets. Parce que c'est jour de noces, il faut que tout le monde ici fasse
ripaille, jusqu'aux soldats du général, jusqu'à ces chanteuses, jusqu'à cette canaille de musiciens que Monseigneur a voulu festoyer
aussi!
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Va donc leur porter la dame-jeanne! Ils sont altérés comme les cendres de l'Etna. Et cela ne suffira pas encore.
PREMIER DOMESTIQUE
Je n'ai pas besoin de me presser. N'est-ce pas une hote qu'il nous faille servir de tels misérables?
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Des soudards!
PREMIER DOMESTIQUE
Des bohémiens!
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Des gourgandines!
PREMIER DOMESTIQUE
Des joueurs de flûte!
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Oui, mais le Somarone de me le faire sentir… en un certain endroit.
PREMIER DOMESTIQUE
Il a rué?
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Ah! et de quelle force!…
PREMIER DOMESTIQUE
Le voilà qui brait maintenant! Allons, je vais le faire taire.
VOIX DE LA SALLE
Du vin! de partons les diables, du vin! La Cave est donc vide?
PREMIER DOMESTIQUE
se précipitant avec sa fiasque vers la salle du festin.
Voilà, messeigneurs!
l'autre
Reviens vite!
Il entre, le 2e domestique sort à la course.
VOIX DE LA SALLE DU FESTIN
Te moques-tu, maraud! une bouteille! Il en faut dix!
Autres voix
Vingt!
Autres voix
Cent! Alerte! Décampe!
Le 1er domestique sort à la course de la salle du banquet; au moment où le 2e entre sur la scène par la porte opposée,
portant une fiasque énorme sur chaque bras.
PREMIER DOMESTIQUE
tournant la tête du côté de la salle du festin
J'y vole, messeigneurs! J'y vole!
DEUXIÈME DOMESTIQUE
tournant la tête de la porte par laquelle, il entre, et ayant l'air de répondre à quelque interlocuteur éloigné
Impossible! on ne peut pas se passer de moi.
Les deux domestiques se heurtent l'un contre l'autres et tombent sur le théâtre.
PREMIER DOMESTIQUE
Butor!
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Animal! Tu as failli me faire casser mes bouteilles. Au diable les gens serviles! Quel besoin as-tu de te presser ainsi?
PREMIER DOMESTIQUE
Eh! pardieu! ils ont le diable au corps, ils boivent à faire frémir, ils crient, ils chantent, ils vont faire improviser le Somarone.
DEUXIÈME DOMESTIQUE
Je veux entendre cela.
Il entre. L'autre sort du côté opposé. Chants dans la salle voisine. Préludes de trompettes et de guitares, ruumeurs de table.
SOMARONE
Je veux bien vous improviser quelque chose, mais accompagnez-moi tous: vous, les chanteuses, avec vos guitares, vous les soldats,
avec vos trompettes, avec les tambourins, avec tous les instruments favoris de Mars et de Bacchus!
SOMARONE
Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur de notre île
De notre île
De Sicile,
Vive ce fameux vin
Si fin!
LE CHOEUR
Vive ce fameux vin
Si fin!
SOMARONE
Mais la plus noble flamme
LE CHOEUR
…ha…
SOMARONE
Douce l'âme
Comme au cœur
Du buveur,
C'est la liqueur, c'est la liqueur, la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala
Qui là!
LE CHOEUR
Il a raison, et sacre éloquence
S'unit à la science du vrai buveur.
Honneur, honneur à l'improvisateur!
SOMARONE et LE CHOEUR
Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur
De notre île
De notre île
De Sicile;
Vive ce fameux vin
Si fin!
Mais la plus noble flamme, douce à l'âme, au cœur du buveur, c'est la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala qui l'a!
VOIX DIVERSES
Bravo! bravo! voyons le second couplet.
SOMARONE
entrant, en scène, suivi d'une partie du chœur.
Le second! ah, le second, je ne suis pas plus embarrassé que le premier…Je vous en improviserais trente.^
VOIX DIVERSES
Non, non, c'est assez de deux! Allez Maestro! silence! silence donc!
SOMARONE
Le vin…le vin…(Hum!) le vin
Fin
De Syracuse
Le vin de Syracuse
Accuse...
Oui, certes…le vin de Syracuse,
Le vin de Syracuse !
LES CHORISTES
Poète divin,
Ta muse abuse,
Tu le vois,
De notre patience !
Assez d'éloquence!
Rimeur aux abois
Bois!
SOMARONE et LES CHORISTES
Le vin de Syracuse,
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur de notre île.
De notre île
De Sicile
Vive ce fameux vin
Si fin!
Mais la plus noble flamme
Douce à l'âme au cœur du buveur, c'est la liqueur vermeille de la treille
Des coteaux de Marsala qui l'a!
Le domestique entre avec son panier plein d'énormes bouteilles.
VOIX DIVERSES
Viva! viva! à la bonne heure! Voilà un garçon intelligent!
SOMARONE
Portons le panier dans le jardin, nous y boirons au clair de lune.
VOIX
Oui, oui, c'est une idée.. nous danserons la Saltarello.
SOMARONE
Mais dansons et buvons vite, car l'heure de la cérémonie approche et nous devons tous nous y présenter décemment, s'il est
possible.
VOIX
Au jardin! au jardin!
Ils sortent en chantant le refrain suivant.
SOMARONE et LES CHORISTES
Mais la plus noble flamme,
C'est le vin de Marsala qui l'a!
Elle entre, très agitée.
BÉATRICE
récit, sotto voce
Dieu! que viens-je d'entendre? qui viens-je d'entendre?
Je sens un feu secret,
Dans mon sein, se répandre,
Bénédict…se peut-il?
Bénédict m'aimerait?
Il m'en souvient, il m'en souvient, le jour du départ de l'armée,
Je ne pus m'expliquer
L'étrange sentiment, l'étrange sentiment de tristesse alarmée
Qui de mon cœur vint s'emparer.
Il part disais-je, il part, je reste!
Est-ce la gloire, est-ce mort
Que réserve le sort
A ce railleur que je déteste?
Des plus noires terreurs
La nuit suivante fut remplie…
Les Mores triomphaient, j'entendais leurs clameurs,
Des flots du sang chrétien ;a terre était rougie.
En rêve je voyais Bénédict haletant.
Sous un monceau de morts, sans secours, expirant.
Je m'agitais sur ma brûlante couche.
Des cris d'effroi s'échappaient de ma bouche
Le mouvement doit être devenu ici, plus animé du double.
En m'éveillant, enfin, je ris de mon émoi.
Je ris de Bénédict, de moi,
De mes sottes alarmes…
Hélas! hélas ce rire était baigné de larmes.
Il m'en souvient, le jour du départ l'armée,
Je ne pus m'expliquer
L'étrange sentiment de tristesse alarmée
Qui, de mon cœur, vint s'emparer.
Il m'en souvient..
Je l'aime donc? Je l'aime donc?
Oui, Bénédict, je t'aime! je t'aime
Je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi-même.
Sois mon vainqueur,
Dompte mon cœur!
Viens, viens, déjà ce cœur sauvage
Vole au-devant de l'esclavage!
Oui Bénédict! Je t'aime!
Je ne m'appartiens plus! Je ne suis plus moi-même.
Viens! viens! déjà ce cœur sauvage
Vole au devant de l'esclavage!
Adieu, ma frivole gaîté! adieu, ma liberté,
Adieu dédains, adieu folies,
Adieu, mordantes railleries!
Béatrice, à son tour,
Tombe victime de l'amour!
HÉRO
entrant de gauche
Qu'as-tu donc, Béatrice? Quelle agitation! Je ne te vis jamais ainsi.
BÉATRICE
Moi?…je…rien!
HÉRO
Allons! tu auras vu Bénédict, je gage. Tu ne peux le rencontrer sans te laisser aller à des accès de colère qui, pardonne à ma
franchise! semblent peu dignes de toi.
URSULE
Et qu'il est si loin de mériter!
HÉRO
Ursule a raison. Le caractère de Bénédict est bien changé. Il ne parle maintenant de toi qu'avec des expressions qui t'étonneraient
fort…Mais tu le hais à un point…
BÉATRICE
Assez, cousine!
HÉRO
C'est pourtant un brave et charmant gentilhomme.
URSULE
Plus à plaindre qu'a blâmer.
BÉATRICE
Si vous continuez, je vous quitte.
HÉRO
Allons! taisons-nous! Mais je te voudrais voir devenir plus humaine. Je suis si heureuse.
HÉRO
Je vais, d'un cœur aimant,
Être la joie et le honheur suprême.
Mon cher Claudio m'aime,
Et mon époux restera mon amant.
HÉRO et URSULE
Je vais, d'un cœur aimant,
Être la joie et le honheur suprême.
Mon cher Claudio l'aime,
Et son époux restera son amant.
BÉATRICE
tendrement
Tu vas, d'un cœur aimant,
Être la joie et le bonheur suprême.
Ton cher Cladio t'aime...
HÉRO et URSULE
à part et regardant Béatrice
Quelle douceur!
BÉATRICE
...Et ton époux restera ton amant…
HÉRO et URSULE
…quel changement!
BÉATRICE
Et ton époux restera ton amant.
HÉRO et URSULE
…quel changement!
URSULE
Et quoi! madame, un seul moment,
A ces deux cœurs, porteriez vous envie?
Et cette liberté, charme de votre vie
Pourriez-vous la donner pour un époux amant?
BÉATRICE
Un amant! un époux! à moi! de l'esclavage,
Traîner la chaîne en frémissant!
Ah! j'aime mieux, dans un couvent,
Voir se flétrir la fleur de mon bel âge
Sous le cilice et le noir vêtement.
HÉRO
Certes, belle cousine,
A ton cœur fier l'hymen serait fatal!
Et si, d'un cavalier que ta taille divine,
Tes traits si beaux, ton esprit sans égal,
Auraient forcé de te rendre les armes,
Les yeux, pour toi, fondaient en larmes.
HÉRO et URSULE
Ne va/N'allez pas, un jour.
D'un tendre retour
Payer son amour!
BÉATRICE
Je me moque, chère cousine.
De tous ces paladins à la mine assassine,
Ne crains pas que, pour eux, je faiblisse à mon tour!
Non, non, le plus vaillant m'eût rendu les armes.
Je rirais de ses larmes,
Et d'un tendre retour
On ne me verrait pas
Payer son fol amour.
URSULE
Dans le mariage, hélas! l'habitude,
Spectre à l'œil éteint,
Où l'ennui se peint,
Amène trop souvent dégoûts et lassitude,
Et tardifs remords!
HÉRO
Et bientôt après, c'est la jalousie,
Ce monstre aux yeux verts,
Vomi des enfers,
HÉRO et URSULE
Qui vient empoisonner une innocente vie
Par d'affreux transports!
HÉRO
ah! si Claudio…
Ciel! un tel outrage!
Devait, pour moi, se refroidir!
BÉATRICE
Ah! j'en mourrais de rage!
HÉRO
Pour une autre me fuir!
BÉATRICE
J'en perdrais la raison…
HÉRO
Être par lui trompée!
BÉATRICE
Ah! ah! le fer! le poison!
HÉRO
Délaissée!
HÉRO et URSULE
Ha! ha! ha! ha! ha! ha!
HÉRO
Ha! ha! ha!
Lionne en furie!
Quoi! la jalousie
Aurait sur tes sens
Un pareil empire?
Mais, j'ai voulu rire.
Non, je le sens.
HÉRO, BÉATRICE, URSULE
Je vais, d'un cœur aimant.
Être la joie et le bonheur suprême.
Mon cher Claudio m'aime,
Et mon époux restera mon amant,
Je vais, d'un cœur aimant
Être la joie et le bonheur,
Être la joie et le bonheur suprême.
Je vais, d'un cœur aimant
Être la joie et le bonheur suprême,
Scène 5
HÉRO
On nous attend, chère Ursule! nous avons à peine le temps d'achever ma parure. Viens-tu, Béatrice?
BÉATRICE
Je vous suis.
Elle tombe sur un banc, absorbée par ses pensées. Elle écoute le chœur suivant avec une émotion croissante.
LE CHOEUR
Viens, viens, de l'hyménée
Victime fortunée!
Viens charmer tous les yeux,
Viens parer tes cheveux
De la fleur virginale!
La pompe nuptiale la pompe nuptiale
Se préparer, l'époux attend;
Le sourire des cieux descend.
Viens, viens, l'heureux époux attend.
A la fin du chœur, Béatrice, qui avait le visage caché dans ses mains, se lève par un mouvement brusque et, se dirigeant
vivement vers une des coulisses de gauche, y rencontre Bénédict qui en sort.
Béatrice, Bénédict
BÉATRICE
apercevant Bénédict
Ciel!
BÉNÉDICT
apercevant Béatrice
Ah!
Ils restent un instant interdits.
Madame!
BÉATRICE
Seigneur!
BÉNÉDICT
On vous cherche…
BÉATRICE
Vous me cherchiez?
BÉNÉDICT
Je n'ai pas dit cela…les convives du gouverneur s'étonnent de votre absense.
BÉATRICE
Je pense bien qu'ils s'étonnent peu de la vôtre. On sait que vous êtes toujours où vous ne devriez pas être.
BÉNÉDICT
Où je ne devrais pas être?…Mais pourquoi ne serais-je pas ici?
BÉATRICE
Pourquoi y êtes-vous? Que me voulez-vous? Je ne puis faire un pas sans vous rencontrer. Vous êtes mon ombre. Vous me
poursuivez. Vous m'obsédez!
BÉNÉDICT
Que ne puis-je être plus que votre ombre, et ne pas vous quitter davantage!…je vous jure…
BÉATRICE
Je vous jure que votre raillerie est tout-à-fait déplacée et fort inutile, car je comprends, je devine le vrai sens de toutes vos paroles
…Vous croyez…me rendre ridicule, et faire croire…aux gens…que je vous crois…mais n'en croyez rien.
à part
Ah! mon Dieu! je ne sais plus ce que je dis.
haut
Le ridicule est à moi, oui, je m'en sers pour fustiger les gens qui me déplaisent.
BÉNÉDICT
à par
Qu'elle est belle!
BÉATRICE
Et vous êtes de ceux-là.
à part
Je suis brutale.
BÉNÉDICT
Madame!
BÉATRICE
Je vous déteste.
à part
Pauvre malheureux!
BÉNÉDICT
Calmez-vous, madame!
BÉATRICE
Je vous exècre.
BÉNÉDICT
Je ne puis dire…
BÉATRICE
éclatant en sanglots
Mais que me voulez-vous?
BÉNÉDICT
très ému
Je…ne…puis…dire que…je vous aie jamais aimée…
BÉATRICE
riant aux éclats
Ah! ah! ah! Je l'espère bien.
BÉNÉDICT
Mais si…
BÉATRICE
Quoi?
BÉNÉDICT
Si…je pouvais trouver en vous quelque indulgence…jamais un cœur…
BÉATRICE
Allez!…Allez donc! La rime est: constance.
Décochez-moi! un madrigal!
Vous en êtes capable, vous êtes poète Ah! ah! ah!
BÉNÉDICT
attendri
Si je ne suis pas poète, je veux tâcher de le devenir pour mériter au moins vos railleries; je souffre trop de vous voir injuste.
BÉATRICE
à part
Comme il m'aime
haut
A la bonne heure! Mais, par grâce, laissez-moi enfin! Je…je…
BÉNÉDICT
Je me retire…pardonnez si j'ai troublé votre solitude.
à part
Quel amour! Son âme est bouleversée! Adorable femme!
BÉATRICE
contenant à peine un nouvel accès de larmes
Mais, partez-donc! Allons! voici les fiancés maintenant!
Le gouverneur, le Général, tous les invités!
Où me cacher?
Elle s'essuie les yeux et veut se sauver vers le fond. Léonato l'arrête.
LÉONATO
ramenant Béatrice
Restez, ma chère nièce! et vous, Bénédict, pouvez-vous quitter ma fille en un pareil moment?
TOUS
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l'infidèle,
Préside à cet heureux moment!
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Ce couple amoureux et charmant!
HÉRO et CLAUDIO
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l'infidèle,
Préside à cet heureux moment!
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Une couple amoureux et charmant!
Dieu de l'amour, de la jeunesse,
Bénis ma sincère tendresse,
Comble de tes faveurs deux fidèles cœurs.
TOUS
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l'infidèle,
Préside à cet heureux moment!
Ange du chaste hymen, prends sous ton aile
Ce couple amoureux, et charmant!
LES FEMMES
Il réunit beauté, jeunesse.
HÉRO
Dieu de l'amour, de la jeunesse,
LES HOMMES
Il réunit beauté, jeunesse [tendresse],
CLAUDIO
Dieu de l'amour, de la jeunesse,
BÉATRICE, URSULE
Comble de tes faveurs ces deux nobles cœurs,
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l'infidèle!
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Ce couple amoureux ce couple amoureux et charmant.
HÉRO
Comble de tes faveurs deux fidèles cœurs,
Un couple amoureux un couple amoureux et constant
BÉNÉDICT, DON PEDRO
Comble de tes faveurs ces deux nobles cœurs,
Dieu qui guidas, qui guidas nos bras pour chasser l'infidèle,
Ange de chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Ce couple amoureux ce couple amoureux et charmant.
CLAUDIO
Deux fidèles cœurs,
Ce couple amoureux ce couple amoureux et constant, viens, viens!
LE CHOEUR
Comble de tes faveurs
Ces deux nobles cœurs,
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l'infidèle
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Ce couple amoureux ce couple amoureux et charmant!
LÉONATO
au tabellion
Tout est-il prêt?
LE TABELLION
Oui, monseigneur. Cet acte est en bonne forme, il n'y manque plus que la signature.
DON PEDRO
Approchez, Claudio!
Claudio signe
A vous, charmante Héro!
HÉRO signe à son tour.
(Prenant la plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens.)
A nous maintenant, à nous les joyeux témoins!
LE TABELLION
tirant un autre papier de son portefeuille
Voici le second contrat. Où sont les fiancés?
LÉONATO
avec une feinte surprise
Le second?
DON PEDRO
de même
Qui encore se marie donc ici?
LE TABELLION
Oui. J'ai été requis pour préparer un deuxième contrat; le voici.
LÉONATO
Ah çà! il faut pourtant trouver les fiancés!
à l'assistance
Qui se sentirait ici la fantaisie de me marier?
Bénédict fait un mouvement, Léonato l'arrêtant
Oh! je ne parle pas pour vous, on sait bien…
BÉNÉDICT
s'élançant vers Béatrice
M'aimez-vous?
BÉATRICE
Non, pas plus que de raison.
BÉNÉDICT
Il faut alors que votre oncle, le Général et Claudio aient été induits en erreur, car ils m'on juré que vous m'aimiez.
BÉATRICE
M'aimez-vous?
BÉNÉDICT
Non, pas plus que de raison.
BÉATRICE
Il faut alors que ma cousine et Ursule se soient étrangement trompées, car elles m'ont juré que vous m'aimiez.
BÉNÉDICT
Ils juraient que vous m'aimiez à en perdre la tête.
BÉATRICE
Elles juraient que vous mouriez d'amour pour moi.
BÉNÉDICT
Il n'en était rien. Vous ne m'aimez donc pas?
BÉATRICE
Non, vraiment, je ne vous aime que d'amitié.
LÉONATO
Allons, ma nièce, j'ai la certitude que vous l'aimez.
CLAUDIO
tirant un papier de sa poche
Et moi, je ferais le serment qu'il est amoureux d'elle
Car voici un papier écrit au crayon de sa main
Je l'ai trouvé tout à l'heure sur un banc du jardin.
C'est le commencement d'un sonnet
Sorti de son cerveau et destiné à Béatrice.
HÉRO
en tirant un autre
Et en voici un autre tombé, ce matin,
De la poche de ma cousine;
Il est de son écriture et contient des reflexions sur Bénédict,
Qui prouvent qu'elle était au moins fort préoccupée de ce gentilhomme.
BÉNÉDICT
Miracle! Voilà nos mains qui déposent contre nos cœurs!
à Béatrice
Allons, je veux bien que vous soyez ma femme
mais si je vous prends, c'est par compassion.
BÉATRICE
tendant la main à Bénédict
Je ne veux pas vous refuser; mais je vous jure que c'est bien malgré moi.
Ce que j'en fais n'est que pour vous sauver la vie,
car on m'a dit que vous étiez sur le point de mourir de consomption.
BÉNÉDICT
Silence je vous coupe la parole.
Il l'embrasse.
DON PEDRO
Eh bien, Bénédict?
BÉNÉDICT
l'interrompant
Voulez-vous que je vous dise?…
Un collège tout entier de faiseurs d'épigrammes ne me ferait pas changer d'idée;
croyez-vous que je me soucie d'une satire ou d'un sarcasme?
Non, celui qui s'inquiète des propos d'autrui n'osera jamais rien faire qui ait le sens commun;
bref, j'ai résolu de me marier, et tout ce qu'on peut dire à l'encontre m'est parfaitement indifférent;
vous auriez donc tort de rétorquer contre moi mon propre langage,
car l'homme est une créature changeante, et c'est par là que je conclus.
Il va signer le contrat. Béatrice et les témoins signent ensuite.
DON PEDRO
Bravo, l'orateur!
LÉONATO et l'assistance
Bravo! Bravo!
CLAUDIO
à la cantonade
Entrez,vous autres!
SOMARONE entre, suivi de ses musiciens et de quatre choristes portant chacun au bout d'un bâton un écriteau retourné. Les quatre porteurs d'écriteaux se rangent à côté les uns des autres, vers le milieu du théâtre. Somarone fait signe aux musiciens de commencer.
HÉRO, URSULE, DON PEDRO, CLAUDIO, LE CHOEUR
Ici…l'on voit…Bénédict…
L'homme marié, l'homme marié!
BÉNÉDICT
Oui, oui, oui, oui, l'homme marié, et très heureux de l'être.
BÉNÉDICT
L'amour est un flambeau,
BÉATRICE
L'amour est une flamme,
BÉNÉDICT
Un feu follet qui vient on ne sait d'où,
BÉATRICE
Qui brille et disparaît,
BÉNÉDICT
…qui brille et disparaît…
BÉATRICE
…pour égarer notre âme,
BÉNÉDICT
Attire à lui le sot et le rend fou.
BÉATRICE
Folie, après tout, vaut mieux que sottise
BÉNÉDICT
Folie, après tout, vaut mieux que sottise.
BÉATRICE et BÉNÉDICT
Adorons-nous donc, et quoiqu'on en dise,
Un instant soyons fous !
Aimons-nous !
Je sens, à ce malheur, ma fierté résignée ;
Sûrs de nous haïr, donnons-nous la main !
Oui, pour aujourd'hui la trêve est signée :
Nous rediviendrons ennemis demain.
HÉRO, URSULE, CLAUDIO, DON PEDRO,
LE CHOEUR
Demain! Demain!
FIN
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Mardi 8 Janvier, 2019
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