bandeau encyclopédiemusicologie_840

Actualités . Biographies . Textes . Annonces . Livres . Cédés . Agenda . Abonnement au bulletin .Recherche + annuaires .  Documents .  Analyses musicales . Collaborations . Nous soutenir . Contact

[9e S.[10e S.[11e S.[12e S.[13e S.[14e S.]  [15e S.[16e S.[17e S.]   [18e S.]   [19e S.[20eS]
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z

Jean-Marc Warszawski

Charles Ives, 1re sonate pour piano, analyse du 4e mouvement

Charles Ives, 1re sonate pour piano, 4e mouvemment, par René Eckhardt, Piano.

Voir : Charles Ives : une musique sans histoire de la musique. Singularité de l'expérience, spécificité de l'histoire : la première sonate pour piano

Ce quatrième mouvement est intéressant par son effet cinématographique. Brouillard chaotique, émergence du ragtime, fondu-enchaîné sur une belle soirée pastorale à la Cowboy. Une image d'intense circulation urbaine, au contraire de ce que propose les commentaires d'Ives lui-même. L'apparition du ragtime et sa disparition sont particulièrement bien réussies.

Il y a un dramaturgique classique, avec montée au climax, assuré par la densité des aggrégats et une strette rythmique, puis appaisement, y compris avec le ragtime identifiable, qui agit comme apaisement.

Le but n'est pas de paraphraser par des mots, les notes de la partition, ni de la décrire par le menu, d'en faire une représentance verbale, mais d'en extraire des traits particuliers, des éléments architectoniques permettant si on le désire d'écrire quelques mesures avec quelque chose du style de Ives, c'est-à-dire de récupérer certains de ses gestes et de ses manières.

Ce pouvement comporte deux parties : a sans indication de tempo ; b allegro.

1 - Sans indication,  de Tempo mesures 1-51 (p. 28-31) — commence le mouvement et se termine par une nette cadence préparée ou annoncée par une descente de quintes dans les parties inférieures et affirmée par deux points d'orgue.

Les mesures 48-51 concluent le mouvement indiqué IIb (sans indication de tempo). On y remarque une volonté claire de cadence conclusive.  Plusieurs éléments concourent à cet effet de cadence. Bien entendu, les deux points d'orgue, sur le la# et sur la barre de mesure. La descente des quinte à la partie inférieure, dont le départ est clairement délimité par une valeur longue (le syncope fa-do) et l'arrivée par une rmontée conjointe sur une valeur longue. Cette remontée dessine une broderie inférieure qui crée une polarisation sur le si-fa final, avec en écho à la partie supérieure la formule ascendante sol#-la#.

La composition est une suite de séquences facilement repérables dont la cohérence interne est assurée par la redondance, soit de formules mélodiques, rythmiques, d'aggrégats, de formules composées. La cohérence d'une séquence à l'autre est assurée par une espèce de tuilage, c'est à dire la permanence d'une séquence à l'autre d'un dessin mélodique ou rythmique, pendant que de nouveaux éléments sont installés.

Mesures 1-8 (p. 28) : continuité : mouvement alterné ré-mi bémol à l'aigu extrême ; à la mesure 8 évolution du mouvement alterné en en ré bémol-mi bémol

Mesures 9-21 (p. 28-29) : continuation, mais introduction en tuilage d'une troisième partie de deux notes à intervalle de seconde majeure à la partie intermédiaire.

On verra sur la partion que ce changement est aussi préparé par la modification des formules de la partie inférieure. On voit ici comment le mouvemebt est assuré par le maintien d'un procédé (à la partie supérieure) et l'introdution d'une nouveauté (partie intermédiaire).

Mesures 22-35 (p. 29-30) : Batteries de grappes (si, do, ré, mi) en quintolets sur une basse mécanique en ostinato ; désarticulation de la régularité rythmique de la batterie à partir de 31) ; mouvement cadentiel à la mesure 35 par une descente de la grappe.

Mouvement cadentiel de la mesure 35 qui plonge dans une séquence au dessin différent. Cette séquence, à partir de 36,  est la dernière du mouvement indiqué « a », et s'achève sur la cadence de la mesure 51 décrite plu haute :

2 – Allegro,  mesures 52-109 (p. 31-33)  — Commence sur un ostinato aux allures jazz et se termine sur une cadence (mesure 109) réalisée par la frappe appuyée d'un accord de fa 7e qui annonce une zone pseudo tonale.

Dans les trois accords cadentiels, préparés par une valeur longue, le ré, étranger, est à la fois une sorte de retard, une réplique, continuation d'un mouvement amorcé en début de mesure,  fonctionne comme tension avant et renforce la suspension.

On peut aussi isoler plusieurs séquences dans cette seconde partie du IVe mouvement :  

Mesures 52-71 (p. 31-32) : Ostinato d'allure jazz à la basse ; étoffement progressif de la partie supérieure

Mesures 72-89 (32-33) : Partie dense à effet de strette, avec événement marquant à la mesure 82 et à la 89 pour lier le passage dans une tessiture plus aiguë.

Mesures 90-109 (p. 33-34) : Passage plus régulier et moins chargé, annonce le ragtime.

3 – Presto, mesures 110-157 (p. 34-36) — Le ragtime. Le mouvement ne se termine pas par une cadence nette, mais l'enchaînement est annoncé par l'abandon de l'ostinato mélodique au profit d'une montée d'accords denses et accentués et une rythmicité qui marque la conclusion. Il y a développement, montée au climax et une rupture dans le repos du finale.

4 – Finale, mesures 158-163 (p. 36). Variation sur le ragtime.

Commentaires

Une analyse de type harmonique, un formalisme d'école, la recherche de techniques de proliférations, comme par exemple celles du contrepoint ne sont pas pertinentes pour une telle partition. On a parlé de polytonalié, de polyrythmie (Ives emploie lui-même ce mot), cela ne semble pas plus pertinent pour essayer de caractériser la technique compositionnelle de Ives.

Bien entendu, le langage tonal n'est pas absent de l'œuvre de Charles Ives. Certaines des ses pièces, même si ça racle ici ou là, sont franchement néo romantiques d'inspiration allemande. Mais il faut peut-être tenter d'interpréter ce que Ives entend par « substance » et « manières. Si la substance d'un accord est d'être une simultanéité de sons, et l'accord parfait n'être qu'une manière, alors, un cluster est aussi un accord à part entière. On peut dire mieux : l'accord est un agglomérat particulier, parmi d'autres possibilités. Si la substance de la polyphonie est la superposition de voix différentes, on peut considérer que superposer une batterie-fanfare à un mouvement symphonique est une manière de contrepoint. Cette transformation des processus de l'écriture traditionnelle en objets globaux et abstraits, me semble être une caractéristique de la manière de Ives.

Il n'y a pas, dans ce mouvement, de développement proprement dit, mais un art de la disposition, où se révèle un sens du mouvement musical, j'oserai dire de la phrase, de l'unité et de la diversité. Stratégie d'ensemble, comme l'émergence du ragtime à travers une espèce frénésie mécanique, qui s'achève dans un repos absolu de carte postale. Dans le détail, par la répétition, le tuilage, et surtout le rythme, qu'on peut caractériser par une grande sophistication, ou la tentative de faire entrer de l'improvisation dans des barres de mesures conventionnelles.

On note à ce sujet que l'ensemble de la partition est à 2/4, sauf la mesure 82 qui est à 5/8, la mesure 129 qui est à 3/4, la mesure 130 qui est à 5/8, la 151 à 3/4, la 160 à 4/4.

Les valeurs des durées de la première séquence sont dans l'absolu injouables. Des quintolets de croches contre des deux ou des trois ; des 5 contre 4, comme à la mesure 5 ; Sept contre deux à la mesure 18 ; A partir de la mesure 22, des quintolets contre successivement deux et trois. Cela donne l'idée de « Polyrtythmie », mais pon peut penser aussi au jeu « en dehors des temps » du ragtime.

Éléments architectoniques

1 – Unité et diversité par les valeurs rythmiques

Il y a un jeu complexe dans les répétitions et variation des valeurs rythmiques. Dans l'ostinato des mesures 52-71, la disposition de valeurs longues et courtes est extrêmement diversifiée évitant de la sorte la répétition pure et simple tout en conservant une régularité qui au résultat semble heurtée ou boiteuse, comme dans les fins de phrases du ragtime, le procédé échappant à la régularité des temps forts de la mesure. Ce même travail est en œuvre par exemple aux mesures 22 à 31 où les valeurs de la partie de clef de fa sont variées, évitant la réplique identique toutes les deux mesures.  A noter  que la séquence alternant valeurs courtes et valeurs brèves est la même en croches et doubles aux mesures 52-53 qu'en noires et croches aux mesures 36-37 : L – B- B- B – L – B- B- B – L.  Sans être ni vraiment fortuit ni vraiment calculé, cela peut correspondre à un rythme prisé par Ives ou qui lui est « naturel ».

2 – Répétition de séquence

La répétition  est un des éléments importants tant pour les cellules élémentaire que de phrases plus longues. Dans la première séquence :

Dans le presto on entend facilement la reprise du thème et sa réexposition dans la montée au climax.

3 – Les modules mécaniques

En dehors de quelques accords classés, de lignes mélodiques comme dans le ragtime ou par exemple celle qui se développe à partir de la mesure 57, la partition est assise sur de courtes formules mécaniques à caractère répétitif. C'est la cas de la formule ré-mi bémol qui se répète sans discontinué de la mesure 1 à la mesure 7 où elle est joué en octaves puis  variée en ré bémol-mi bémol de la mesure 8 à la mesure 18 avec quelques variations de durée et d'ordre d'alternance dans les dernières mesures, mais qui se retrouve  encore à la mesure 19 ou des mesures 22 à 35.

L'alternance d'intervalles symétriquement réduits puis de nouveau rétablis est tout aussi remarquable, par exemple à la partie de clef de fa des mesures 22 à 35, avec l'alternance de la sixte sol bémol-mi bémol et de la quarte la bémol - ré bémol, le principe passant alors à la clef de sol entre la sixte do dièse – la dièse et la quarte ré dièse- sol dièse.

Si on observe les accords classée de la mesure 36, à la clef de fa, on remarque que le même système est en œuvre entre la quinte ré-fa de l'accord de ré et la septième do-si de l'accord de do.

4 - Les intervalles de 7e d'espèce

Au même titre qu'une partie des intervalles de seconde, les intervalles de 7e d'espèce sont abondamment utilisés tant en verticalité qu'en déplacements parallèles comme à la mesure 18.

5 – Les grappes ou agglomérats

Le grappes de deux à quatre notes en intervalles de secondes, sèches comme dans les batteries de la mesure 22 et suivantes, groupées à un intervalle plus grand comme dans les premières mesures et un peu partout, ou disposées symétriquement comme à la mesure 141-142, semble être un objet essentiel de l'outillage expressif de Charles Ives, sans qu'il y ait a devoir raccrocher cela à la tonalité par l'entremise de la polytonalité.

Les grappes peuvent être articulées avec les modules mécaniques C'est le cas des premières mesures. Il se dégage une certaine régularité des figures verticales qui permettraient un chiffrage, non pas au regard des fonctions tonales, mais simplement de la disposition des notes. Par exemple mesure 132 : la-6-7-8 ; do-5-6-8 ; do-5-6-8 ; ré-6b-8.  De ce point de vue, comme Charles Ives, je parlerai de substance ou de principe plus que de manière.

6 – Agglomérats s'apparentant à des des accords classés (peut-on parler d'accord dans un contexte non tonal ?)

À partir de la mesure 36 on remarque une série d'accords classés : ré et do en alternance, puis  fa, mi. Mais aucune fonction tonale n'est mise en évidence et les accords eux-mêmes sont perturbés, pris en tenaille par la répétition d'un module mécanique évoqué plus haut. Ce n'est certainement pas un hasard si le premier accord un ré (ré, fa #, la), et enserré par la sixte do # -la # , qui met en dissonance la fondamentale et la quinte, en fait, si on peut dire, déclasse l'accord. Mais cela est aussi, dans le cadre de l'improvisation une « tombée » des mains naturelle. On a aussi, à cet endroit, l'exemple d'une variation des rencontres par une menée systématique des répétitions de deux lignes rythmiques (ce qui n'est pas vraiment de la polyrythmie).

7 – Élements perturbateurs

On peut envisager l'idée qu'un élément de variation perturbe la continuité, qu'un élément dissonant perturbe la consonance. Il me semble que Ives utilise cette technique de contradiction frontale, qu'il casse toute mise en prolifération rationnelle par des choix contradictoires. Un très bel exemple, à mon sens, est dans la réexposition du ragtime, la réplique dissonante de l'accord si-ré # aux mesures 133, 135, 137, 138.

8 – Unité

La question de l'unité se résout en grande partie avec celle des variations et répétitions  évoquées plus haut. On note cependant le tuilage des mesures 8-10, où un élément continue pendant qu'une nouveauté est introduite (des intervalles de 7e), ou le miroir croisé qui intervient aux mesures 35-36, préparé par une désarticulation du rythme et un descente de la grappe, comme on le ferait avec une descende de dominante à tonique. Où bien l'emploi de traits pour marquer un changement de tessiture et de caractère.

Conclusion

En conclusion, on peut dire que la musique de Ives illustre assez bien la réflexion de Richard Price sur le bonheur de l'homme américain  en 1785,  intermédiaire entre le primitif et le raffiné, la sauvagerie et le luxe, en quelque sorte un primitivisme savant. Mais vers la fin des années 1920, cette sauvagerie entre dans le rang, et les « bad boys » comme George Antheil, Leo Ornstein, Henry Cowell rejoignent le monde policé.

Ce quatrième mouvement de la première sonate pour piano de Ives pourrait évoquer la nostalgie de la pastorale perdue, terriblement urbaine et chaotique dans le première partie, glissant dans le populaire du ragtime, qui revendique dans le climax, puis se brise dans l'évocation d'une calme soirée à la ferme.

Partant d'un refus systématique de toute énonciation claire au profit de quelque chose de plus urgent qui serait l'expression de quelque chose de plus substantiel, toujours là, en soi — on n'est pas loin du phénoménal, Ives a développé une technique cohérente, régulière, a avancé des idées et des manières de composer prospectives, qui se justifient non par une vision de l'histoire, comme le dodécaphonisme, mais par l'histoire elle-même.

 

rectangle textes

À propos - contact | S'abonner au bulletin Biographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences |  Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910.

Samedi 4 Mars, 2023