Marseille, 4 octobre 2023 —— Jean-Luc Vannier.
Karine Deshayes (Sélika) et Florian Laconi (Vasco de Gama). Photographie © Christian Dresse.
Quoi de mieux qu’un « grand opéra français » pour inaugurer une saison lyrique ? L’opéra de Marseille tenait, mardi 3 octobre, sa revanche sur la pandémie de Covid19 qui l’avait contraint, au premier semestre 2021, d’annuler une bonne part de sa programmation. Dotée d’une mise en scène de Charles Roubaud centrée sur l’humain — les chanteurs se placent d’ailleurs au milieu de l’avant-scène pour leurs airs —, de décors élégamment épurés signés Emmanuelle Favre et de costumes plus symboliques qu’historiques, presque intemporels de Katia Duflot, cette nouvelle production rajeunit la « vecchia Africana », nom méprisant donné par Giacomo Meyerbeer (1791-1864) qui manquait d’enthousiasme en dépit de plusieurs révisions successives : quatre actes en 1838, cinq en 1843. Une œuvre de patience dont les principaux artisans ne furent toutefois pas récompensés : la création posthume, sur un livret d’Eugène Scribe lui-même décédé en 1861, eut lieu le 28 avril 1865 à la salle Le Peletier, une année après la disparition du compositeur.
C’est François-Joseph Fetis (1784-1871) auquel incombent les ultimes révisions ainsi que les répétitions : il rétablit le titre original L’Africaine, consolide une histoire qui se situe aux alentours de 1500 et qui raconte l’épopée du voyage entrepris par Vasco de Gama pour gagner l’Inde. Cette histoire se déroule en premier lieu à Lisbonne puis dans une île de l’océan Indien. Il existe des points communs entre Le Prophète et la future Africaine : « dans les deux œuvres, les événements historiques sont montrés du point de vue d’un individu » (H. Lacombe, « Splendeurs du grand opéra », In H. Lacombe, Histoire du répertoire français, du Consulat aux débuts de la IIIe République, Fayard, 2020, p. 358).
L'Africaine. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
Cette version marseillaise est très « resserrée » : le finale de l’acte I qui s’ouvre sur l’entrée du cortège du Grand Inquisiteur et des évêques en un tempo maestoso sostenuto est fusionné avec la scène du Conseil, Sélika n’apparaît pas à la fin de cet acte, l’appel rageur de Nelusko à Adamastor devient le récit d’une ténébreuse légende et, à l’acte IV, Ines parvient à réchapper aux effluves mortels de « l’arbre noir » mais sans le chanter. L’esprit du compositeur n’en est pas moins respecté : le fond historique de l’acte I cède rapidement la place à la tragédie intimiste, à savoir l’amour de Sélika pour Vasco de Gama. Un amour sacrifié dont Giacomo Meyerbeer entendait faire le fil rouge de sa pièce : « C’est le combat continuel entre l’impétuosité de son sang oriental et de son amour candide qui me fournira les couleurs musicales pour dessiner son caractère » écrit le compositeur à son librettiste en 1852. La fin élaborée par François-Joseph Fetis — Sélika se sacrifie par amour, Nelusko la rejoint par fidélité amoureuse — ne satisfaisait pas le compositeur mais sa mort subite l’empêcha d’ajouter une dernière scène qui aurait réuni les protagonistes : une grande scène de mort et d’amour telle que nous la retrouverons dans Aïda (1871). Dans L’Africaine, Vasco de Gama, personnage à la fois ambigu et plus préoccupé de sa découverte que des femmes qui la lui facilitent, n’ira pas jusqu’à mourir pour la belle : en ce sens, la mort de Sélika demeure bien une mort par amour sans signification religieuse, une tragédie privée sans incidence pour sa mission.
Prévue à l’origine pour Roberto Rizzi Brignoli, la direction musicale de Nader Abbassi — celle-là même qui nous fit verser une larme pour une Madama Butterfly à Marseille en 2016 — est à la fois rigoureuse par ses départs précis indiqués aux chanteurs, sa gestion tout aussi minutieuse des chœurs, superbes au demeurant, mais sait rester souple — main ou baguette — dans la gestuelle avec l’orchestre : se fait ainsi entendre une belle ouverture, certes étonnamment modeste en termes d’orchestration ce qui fera dire aux critiques les plus acerbes qu’il s’agit de « conceptions de seconde main trop adroitement calculées et trop savamment opportunistes » (E. Vuillermoz, Histoire de la musique, Fayard, Le livre de poche, 1973, p. 284). Fort heureusement, elle précède quelques mélodies plus « italianisantes » que dans les œuvres précédentes du compositeur et ce, afin de contribuer à la coloration de l’identité portugaise. Une identité parfois « étrangement exotique » : l’entrée musicale de la marche indienne au début du IVe acte, un brin pompier avec une battue massive et une hypertrophie des cuivres, nous ferait davantage penser à une fête foraine qu’à un temple hindou. Les spécialistes y décèlent des « impressions néfastes volontairement suggérées » dans un environnement où « l’opéra français du XIXe siècle condamne souvent la religion orientale » (H. Lacombe, ibid, p. 967).
L'Africaine. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
La distribution nous remplit d’aise : Karine Deshayes dont nous avions déjà salué l’interprétation exceptionnelle dans Elisabetta, Regina d’Inghilterra à l’opéra de Marseille en novembre 2022, nous offre encore une fois le meilleur d’elle-même dans le rôle de Sélika. Et ce, dès son premier grand air de l’acte II « Sur mes genoux » où elle multiplie de séduisantes vocalises, enrichies de mille et une nuances, plus émouvantes les unes que les autres. Une palette de teintes vocales que nous retrouvons dans la scène finale où elle se laisse « mourir d’amour » par empoisonnement à l’ombre toxique des mancenilliers. Choriste à l’église Saint-Marie-Madeleine et participant au chœur des garçons lors de la création du Prophète de Meyerbeer, le 11 avril 1849, Léo Delibes s’en inspirera peut-être pour créer Lakmé en 1883.
La mezzo-soprano est brillamment entourée : Florian Laconi que nous avions entendu dans le rôle de Jean dans Hérodiade, s’impose sans conteste dans le personnage de Vasco de Gama et pas seulement pour son irréprochable « Ô paradis » à l’acte IV, par surcroît ovationné après son extatique « À moi ! ». Visiblement à l’aise dans cette rare densité vocale requise par le rôle, le ténor maintient cette exigence d’un bout à l’autre de la performance. Du grand art. Tout aussi remarquable fut la prestation de Jérôme Boutillier — Méthousaël dans une Reine de Saba sur la Canebière en 2019 — en raison d’une ligne de chant à la fois intense mais colorée, sachant allier malignité faustienne et affection touchante comme dans son duo final avec Sélika. Et dont l’impeccable diction n’est certainement pas le moindre de ses atouts.
Si, techniquement parlant et nonobstant quelques aigus un tantinet métalliques, Hélène Carpentier chante très correctement Inès, force nous est toutefois de regretter une sorte de placidité émotionnelle — doublée d’un regrettable statisme gestuel — qui neutralise l’incarnation du rôle, pourtant essentiel : le duo tant attendu des deux rivales à l’acte V « Ô longue souffrance » en perd un peu de son exaltation. Laurence Janot (Anna), Patrick Bolleire (Don Pedro), Christophe Berry (Don Alvaro), François Lis (Don Diego), Cyril Rovery (Le Grand Prêtre de Brahma et Gessler dans un Guillaume Tell, Jean-Vincent Blot (Le Grand Inquisiteur et Crespel dans des Contes d’Hoffmann berlinois et Wilfried Tissot (Un Matelot, Un Prêtre, Un Huissier) complètent cette imposante distribution.
« Qu’il s’agisse de La Juive d’Halévy, de L’Africaine de Meyerbeer, de La Dame aux camélias dans la version de Verdi et de la princesse égyptienne Aïda, de Lakmé de Delibes ou bien des gitans — dont la présence culmine avec Le Trouvère et Carmen : tout ce qui est étranger, proscrit et qui enflamme la passion, entre en conflit avec l’ordre établi » (Th. W. Adorno, MusikalischeSchriften I-III, Suhrkamp, 2003, p. 32). C’est dire la résonance de cette pièce dans l’actualité. D’où l’impérieuse nécessité de découvrir un spectacle qui n’avait pas été donné à Marseille depuis… 1964.
Jean-Luc Vannier
Marseille, le 4 octobre 2023
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Mardi 12 Décembre, 2023 13:53