musicologie

Marseille, 9 novembre 2022 —— Jean-Luc Vannier.

Karine Deshayes impériale Elisabetta, Regina d’Inghilterra à l’opéra de Marseille

Karine Deshayes Karine Deshayes (Elisabetta). Photographie © Christian Dresse.

Étrange destin que celui de cette œuvre : premier des neuf opéras créés par le compositeur au Teatro San Carlo de Naples le 4 octobre 1815 — 9 jours avant la chute du royaume de Naples et l’exécution de Joachim Murat, le beau-frère de l’empereur Napoléon — ce dramma en deux actes remporta un vif succès en Italie mais fut retiré de l’affiche parisienne du Théâtre des Italiens en 1822 après quelques représentations. Il faudra attendre 1953 pour que Elisabetta, Regina d’Inghilterra soit tiré de l’oubli des bibliothèques musicales par la RAI et ce, à l’occasion du couronnement d’Elisabeth II. Et patienter aussi jusqu’au 8 novembre 2022 pour jouir de cette première représentation en version concertante sur la scène de l’opéra de Marseille.

Sort injuste d’une magnifique partition au prétexte du nombre impressionnant « d’auto-emprunts » qu’elle recèle. Entre autres : l’ouverture, une resucée de celle d’Aureliano in Palmira (Milan, 26 décembre 1813), sera définitivement consacrée par Il barbiere di Siviglia (Rome, 20 février 1816) ou bien encore la première cabalette du rôle-titre qui deviendra « Ma se mi toccano » de Rosina. Mais que d’innovations aussi pour l’époque, et, en particulier, celle d’un compositeur italien « qui supprime entièrement le recitativo secco » remplacé désormais par des mesures brèves de l’orchestre et « qui impose à ses interprètes de chanter les ornements qu’il a écrits » (Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, Des origines à nos jours, Coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1969, p. 384).

Julien DranJulien Dran (Leicester). Photographie © Christian Dresse.

Quoi qu’en dise Henri-Montant Berton, célèbre professeur de composition au Conservatoire de Paris de 1818 à 1844 et qui ironisait sur Rossini en l’affublant d’un « Monsieur Crescendo » ou d’un « Il signor Vacarmini », cette partition suscite l’étonnement tant elle est peaufinée, tirée au cordeau de la part d’un compositeur plutôt connu pour son génie « d’improvisateur éblouissant dont la virtuosité n’altéra jamais le sang-froid » (Émile Vuillermoz, Histoire de la musique, Poche no 4805, 1973, p. 277). Les exemples ne manquent pas : les pizzicati furtifs qui, à l’acte I, préparent l’oreille au duo discret entre Leicester et Mathilde « Che io sento ! » lequel se termine par trois notes délicates et minutieusement espacées afin de parachever cette atmosphère feutrée. Plus subtil encore le duetto entre Norfolk et Elisabetta à la scène 2 du même acte « Quell'alma perfida » où le compositeur agence astucieusement l’enchevêtrement vocal entre deux blessures, la jalousie et la vengeance, et où l’amour flirte — forcément — avec la mort. Plus encore le poignant parallélisme des formes au finale de l’acte I : aux vocalises torturées d’Elisabetta « Oh piacer di vendetta ! » répondent celles, tout aussi tourmentées, de Leicester « Donna real, deh! frenasì generosi accenti ... ». Que dire enfin de ce sublime échange qui frôle, à l’écouter attentivement, un mode tonal inhabituel, presque audacieux pour l’époque, entre Elisabeth et Mathilde sur les « lagrime » ? Au point de faire résonner en nous les duos féminins à venir : la Barcarolle des Contes d’Hoffmann (1881) de Jacques Offenbach, voire le duo des fleurs de Lakmé de Léo Delibes (1883).

Ruzil GatinRuzil Gatin (Norfolk). Photographie © Christian Dresse.

La direction magistrale de Roberto Rizzi Brignoli, un habitué de la scène marseillaise dont nous saluons régulièrement les prestations — Anna Bolena en 2016 ou bien encore les interminables ovations qui ont ponctué Rigoletto en 2019 —, s’est illustrée dès l’ouverture par une brillance spécifique dans la sonorité des cordes (Marcello Miramonti premier violon solo). L’énergie épargnée du maestro assis sur son haut tabouret s’est littéralement transposée dans la gestuelle électrique des bras pour insuffler une extraordinaire énergie à l’orchestre de l’opéra. Les cuivres qui introduisent le point de non-retour du drame — la proposition fallacieuse de la reine à Leicester de l’épouser — tintent d’une martialité orageuse. Si les somptueux chœurs d’Emmanuel Trenque encadrent l’acte I avec « Più lieta, più bella » puis « Fatal giorno ! impensata ruina ! », ils n’en jouent pas moins le rôle plein d’un vox populi au deuxième acte avec la tentative de Norfolk de l’enrôler dans un complot.  

Regina d'InghilterraElisabetta, Regina d'Inghilterra. Opéra de Marseille. Photographie© Christian Dresse.

Nous ne tarirons pas d’éloges sur la distribution. Et pour cause car elle respecte scrupuleusement les consignes de Rossini : Karine Deshayes s’y montre resplendissante en reine vierge qui renonce à l’amour afin de se consacrer entièrement à la gloire du royaume « Fuggi amor da questo seno…Altri affetti non voglio che la gloria e la pietà ». Certes, il ne s’agit pas d’une prise de rôle : la soprano s’était vaillamment lancée pour la première fois en août 2021 au festival Rossini de Pesaro. Mais son interprétation d’Elisabetta, Regina d’Inghilterra mardi 8 novembre à l’opéra de Marseille a su conjuguer tous les impératifs vocaux requis par ce personnage et il n’en manque pas pour mettre régulièrement la voix sous tension. Impératifs dont nous avait déjà gratifié une magnifique — et déjà reine — Balkis dans un répertoire plus intimiste mais que la soprano a, cette fois-ci, enrichi d’une rare intensité dramatique : la femme amoureuse affleure — lyrisme en palimpseste — sous les lourds ornements de la charge royale. Giuliana Gianfaldoni incarne par des aigus suaves cette Mathilde tendre — émouvant « Sento un'interna voce » à l’acte I — et prête au sacrifice pour l’amour de son époux. Déjà salué dans un Moïse et Pharaon sur La Canebière, le ténor Julien Dran ne mérite que des compliments pour son interprétation très incarnée, aux affects densément telluriques du personnage de Leicester : la ligne de chant est chaleureuse, puissante mais elle sait en outre puiser dans une rare palette d’émotions qui font vibrer le public. Le ténor d’origine moscovite Ruzil Gatin colle, quant à lui, parfaitement aux caractéristiques dévolues à Norfolk : des aigus aux pointes aussi acérées que ceux d’une voix de tête et redoutablement projetés, le tout doublé par des vocalises impétueuses qui accentuent l’acrimonie imposée par le rôle. Impressionnant ! L’alto Floriane Hasler(Enrico) et Samy Camps (Guglielmo et Un noble brabant dans un Lohengrin marseillais) complètent ce cast irréprochable.

Une fois encore, une version concertante réussie vient nous administrer la preuve, nonobstant les grincheux qui regrettent l’absence d’une mise en scène, qu’à l’opéra, c’est toujours et in fine « la voix qui triomphe ». « Quelle joie ! » s’écrie Elisabetta dès la scène 1. Et la nôtre donc !

 

Marseille, le 9 novembre 2022
Jean-Luc Vannier
facebook


Les précédents articles de Jean-Luc Vannier

Love and let die par Katharina Ruckgaber : l’amour à mort dans tous ses LiederVon der Liebe Tod : Gustav Mahler « câblé » à la Wiener Staatsoper La liberazione, une pépite de Francesca Caccini au Theater an der Wien.

Toutes les chroniques de Jean-Luc Vannier
jlv@musicologie.org

rect_acturect_biorect_texte

À propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreui. ☎ 06 06 61 73 41

ISNN 2269-9910.

bouquetin

Jeudi 10 Novembre, 2022 21:56