Zuzana Markova (Anna Bolena). Photographie © Christian Dresse.
Les versions concertantes des opéras suscitent toujours quelques réticences. La salle n'était donc pas comble, samedi 29 octobre à l'opéra de Marseille, pour la troisième représentation d'Anna Bolena, opéra en deux actes de Gaetano Donizetti. L'ouvreuse expliquait les raisons à sa manière : « sans mise en scène et sans décor, les gens ont l'impression que c'est moins vivant ». Bien à tort. Faudra-t-il se souvenir du fabuleux Moïse et Pharaon dans la cité phocéenne en novembre 2014 ou bien encore de La Sonnambula somptueuse à l'opéra de Monte-Carlo en février 2013 ?
La note d'intention du directeur musical Roberto Rizzi Brignoli déjà nous alléchait : « Anna Bolena se concentre pleinement sur la peinture psychologique… État d'âme émotionnel intense… Effondrement mental… un librettiste — Felice Romani — qui met en scène le reflet sentimental et privé des personnages… ». Et l'annonce, avant le lever de rideau, d'une pharyngite aiguë de la soprano Zuzana Markova a, contre toute attente sauf à considérer les effets d'une dramatisation du plateau due aux circonstances, littéralement amplifié l'abyssale intériorité et la profondeur des caractères tout en accentuant la densité affective de leur prestation vocale. Une vraie réussite. Un pur bonheur.
Sonia Ganassi (Giovanna Seymour) et Mirco Palazzi (Enrico VIII). Photographie © Christian Dresse.
Il convient d'intégrer, pour justifier ce tableau laudatif, deux importants facteurs : en premier lieu, une distribution de qualité mais surtout parfaitement équilibrée dans la répartition des rôles, chacun des personnages trouvant la justesse de ton et parvenant à incarner une identité expressive des plus crédibles. Ensuite, une magistrale direction de l'orchestre et des chœurs de l'opéra de Marseille par Roberto Rizzi Brignoli : s'il dirige une ouverture sans baguette avec une gestuelle particulièrement nerveuse, voire sèche, ce natif de Bergame, tout comme Donizetti, et ancien assistant de Riccardo Muti sait néanmoins développer — étonnant contraste physique — une rondeur et une légèreté en laissant même pour les passages plus intimistes, et sous une conduite en apparence minimaliste, un espace de liberté aux musiciens.
Giuseppe Gipali (Riccardo Percy). Photographie © Christian Dresse.
La soprano praguoise émeut jusqu'aux larmes dans cette prise de rôle d'Anna Bolena. Si sa maladie nous prive des performances vocales dans les notes hautes, performances garanties lors de la première selon un collègue, Zuzana Markova sait brillamment et avec un naturel des plus déconcertants modifier son registre pour l'adapter au contexte. Elle développe ainsi une reine trahie dont la fragilité supposée s'accompagne de manifestations plus secrètes, plus intériorisées de son fier tempérament : « son cœur souffre mais elle le cache » énonce le chœur dès l'introduction. Elle-même chante à Giovanna Seymour : « aucun regard ne peut pénétrer un triste cœur ». Une adaptabilité qu'elle explique par « sa formation de pianiste et de chef d'orchestre » qui lui permet un travail très élaboré sur la partition. Un travail qui n'altère aucun des récitatifs particulièrement exigeants en rythme ou qui n'affadit en rien une ligne de chant demeurée étincelante d'un bout à l'autre : en témoignent l'ineffable douceur et la lumineuse clarté de son « j'ai senti sur mes mains couler ses larmes » à l'acte I, sa rage vindicative mais empreinte de dignité royale dans son « que mon spectre menaçant… » à l'acte II. Et, plus encore, sa magnifique interprétation des deux scènes finales : celle de la folie, l'une des premières écrites par Donizetti cinq années avant la plus célèbre d'entre elles dans Lucia di Lammermoor ainsi que son ultime cri de désespoir « coppia iniqua, l'extrema vendetta ». Là où sa voix exulte : « il ne manque plus pour accomplir le crime que le sang d'Anna » ! Dans le rapide entretien qu'elle a bien voulu nous accorder lors de la réception offerte par l'opéra de Marseille, cette jeune soprano lyrique — aussi prometteuse par son talent que par l'intelligence dont elle fait preuve à seulement relever des défis du répertoire qu'elle juge raisonnables pour sa voix — nous explique : elle « aime toujours apporter des variations dans sa façon d'aborder un rôle », insistant sur « la nécessaire évolution entre la première et les représentations successives » où elle « découvre souvent un aspect inédit du personnage interprété ». Si elle va prochainement chanter sa troisième Traviata, là encore en Italie, nous regretterons que cette artiste longuement ovationnée à l'issue de cette Anna Bolena phocéenne, n'ait pas encore d'engagements pour de prochaines saisons françaises.
Sonia Ganassi (Giovanna Seymour) et Zuzana Markova (Anna Bolena). Photographie © Christian Dresse.
Déjà entendue et appréciée à Marseille dans son rôle de Sinaïde du Moïse et Pharaon précédemment cité, Sonia Ganassi se taille également un franc et légitime succès dans son interprétation de Giovanna Seymour : voix puissante, aigus stables et limpides, incarnation scénique et vocale tout simplement phénoménale d'un personnage qui doit allier celui de la rivale, à celui d'une complice d'Anna. La mezzo-soprano révèle en outre une bouleversante prière au roi truffée d'impressionnantes vocalises dans son « …par cette flamme indomptable… » à l'acte II. Marion Lebègue convainc également avec une grande aisance dans le personnage masculin de Smeton qu'elle investit avec une étonnante tessiture puisant dans des graves ardents avant de s'envoler dans de beaux aigus.
Habitué du répertoire plus flamboyant de la musique religieuse puisque nous l'avions félicité pour sa prestation dans le Stabat Mater de Rossini à l'ouverture de la saison 2015-2016 de l'orchestre philharmonique de Monte-Carlo puis, lors d'un Requiem de Mozart monégasque en novembre 2015, Mirco Palazzi campe un impeccable Enrico VIII. Sa voix de basse rudement charpentée et puissante pourrait davantage encore qu'elle ne le fait déjà, nous subjuguer avec un peu plus de plasticité dans les modulations. Ses duos avec les deux principales partenaires féminines sont aussi vocalement implacables que son timbre aristocratique, teinté d'une résonnance altière qui conclut le premier acte comme la hache s'abat sur une nuque : « qui règne avec moi doit être irréprochable ».
Anna Bolena, Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
En amant fidèle jusqu'à la mort dans le rôle de Riccardo Percy, le ténor Giuseppe Gipali signe vocalement cette fulgurance passionnelle qui vient percuter, déstabiliser puis emporter plusieurs personnages de l'histoire. Redoutables dans ses capacités projectives, ses envolées lyriques dans le premier acte « ma lumière rejaillira… », ses duos déchirants avec Anna, sa hardiesse vis-à-vis de la mort à la fin de l'acte II « E me si vile ei tiene… » lui assurent une splendide ovation. La basse Antoine Garcin (Rochefort) et le ténor Carl Ghazarossian (Hervey) emportent également notre conviction. Les chœurs masculins et féminins qui introduisent respectivement le premier puis le second acte, méritent de nombreux éloges pour leur précision. Et pour leur contribution à cette magnifique soirée qui, une fois n'est pas coutume, faisait l'unanimité parmi les mélomanes et les critiques.
Marseille, le 30 octobre 2016
Jean-Luc Vannier
À propos - contact | S'abonner au bulletin | Biographies de musiciens | Encyclopédie musicale | Articles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.
Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.
ISNN 2269-9910.
Mercredi 24 Juillet, 2024