musicologie

20 août 2022 —— Jean-Luc Vannier.

Histoire de l’opéra français, de la Belle Epoque au monde globalisé : à la fin, c’est la voix qui triomphe !

Lacombe Hervé (direction), Histoire de l'opéra français (t. 3), « De la Belle Époque au monde globalisé ». Fayard, Paris 2022 [1517 p. ; EAN 9782213709918 ; 39 €.].

Nous n’avions pas tari d’éloges sur le second volume de l’Histoire de l’opéra français, du Consulat au début de la IIIe République, qualifiant cet ouvrage d’indispensable pour tout être passionné d’art lyrique. Au risque de nous répéter, nous ferons de même pour ce troisième et ultime collectif sous la direction d’Hervé Lacombe et auquel pas moins de deux-cents spécialistes ont apporté leur savante contribution. De l’exposition universelle de 1900 jusqu’aux premiers soubresauts de la pandémie de Covid-19, les auteurs explorent cette vaste période avec une minutie de détails agrémentée d’un foisonnement d’anecdotes — le développement sur le « théâtrophone » est, parmi tant d’autres, une réjouissante pépite — et de références puisées, en outre, dans de multiples registres (littéraires, politiques, privés…) : de quoi stimuler notre appétence curieuse pour la page suivante et parvenir, sans encombre et chemin faisant, à la mille-trois-cent-cinquante et unième !

De cet ouvrage se dégage l’impression générale que l’histoire de l’opéra, comme peut-être l’histoire en général, procède non pas par une progression continue, un développement linéaire mais, au contraire, par l’enchaînement de moments évolutifs, brusquement interrompus par d’intenses remises en cause, des crises ou des régressions auxquelles succèdent des « retours du refoulé ». « Retours du refoulé » dont la mise à jour, l’élaboration et l’acceptation provoquent à leur tour d’incontestables avancées. En témoigne — quel paradoxe ! — le fascinant chapitre consacré à la « richesse » lyrique et musicale dans la capitale sous l’occupation nazie comme travail de propagande et de diversion.

Le soin méticuleux apporté à la structuration de ce livre permet en outre la visualisation de ces amples mouvements oscillatoires - tarissement de la création lyrique au tournant du siècle, remise en cause et offensive avant-gardiste puis intégration — digestion ? — sous une forme apaisée des contributions « révolutionnaires » : la fin de l’opéra — comme, oserai-je dire, la fin de la psychanalyse — est régulièrement annoncée mais la voix finit toujours par triompher !

Première ligne de force importante, abondamment traitée et dont le mélomane n’a pas toujours une claire appréhension : la mise en exergue par les auteurs des lourdes contraintes budgétaires qui pèsent sur les établissements lyriques et leurs conséquences sur le choix des programmations. Et qu’illustre le fameux rapport « bénéfice-risque ». D’où finalement, encore de nos jours, un équilibre — plutôt un déséquilibre — entre la programmation d’une majorité d’œuvres classiques et largement connues — ces « canons lyriques d’une trentaine d’œuvres de dix compositeurs » qui garantissent la fidélité absolue du public — et la nécessité d’inclure, presque subrepticement, à l’image d’une marchandise de contrebande, une rareté lyrique, une audacieuse création contemporaine

L’insondable richesse du répertoire français s’en trouve parfois occultée, réduite à la perception des saisons lyriques et ce n’est pas le moindre des atouts de ce troisième volume que de nous faire découvrir — ou parfois redécouvrir — toute une kyrielle de compositeurs et de livrets, « tous des enfants du XIXe siècle », parfois des élèves directs de Jules Massenet, mais qui, semble-t-il, n’ont pas bénéficié des faveurs du public. Et de citer, entre autres, Georges Hüe, Gabriel Pierné, Xavier Leroux, Alfred Bachelet, Henri Rabaud où « se perçoivent les influences conjuguées de Wagner, Saint-Saëns et Massenet » ou bien encore Jean Nouguès dont le nom et l’œuvre sont tombés dans l’oubli nonobstant les « près de 7 000 représentations dans le monde à la fin des années 1920 » de son drame lyrique Quo vadis ?

Le second élément qui émerge de ce recueil réside dans la croissante exploitation des nouvelles techniques comme moyen quasi subversif d’insuffler la créativité au sein d’un art lyrique marqué par la relative immuabilité des répertoires. En premier lieu, les metteurs en scène mettent à profit tous les artifices technologiques comme les éclairages électriques, les effets sonores, la manipulation plus souple des décors. Au point d’en faire « les maîtres du jeu » dont le narcissisme projeté envahit et — parfois — ruine de l’intérieur, la signifiance intrinsèque du drame. Plus récemment, les mêmes se plaisent à « dédoubler » les chanteurs sur le plateau par des marionnettes ou des danseurs mimant le personnage. La créativité des compositeurs et des librettistes s’exerce, quant à elle, par la fragmentation de la mélodie — le syllabisme — voire, le forçage de la voix poussée dans ses ultimes capacités.

Des travers humains résumés avec fulgurance par un extrait du livre de Jean-Philippe Saint-Geours et Christophe Tardieu, deux anciens directeurs généraux de l’Opéra : « les caprices des stars, les revendications des syndicats, les exigences contradictoires de la tutelle de l’État, les relations fréquemment orageuses avec le politique, les ego souvent surdimensionnés des uns et des autres, les problèmes techniques toujours insurmontables et au dernier moment l’impossibilité de tenir un budget, les recettes qui ne sont pas toujours au rendez-vous… ». Sans parler de la domination du « parisianisme intellectuel et artistique » dénoncée par Hervé Lacombe et ce, contrairement à l’Allemagne décentralisée où les productions de la Bayerische Staatsoper ou de la Semperoper Dresden dament régulièrement le pion à la scène lyrique berlinoise. Si l’opéra de Lyon est d’ailleurs cité pour la qualité de sa gestion financière et sa capacité à dénicher de nouveaux talents, les auteurs mentionnent plutôt le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles et l’Opéra de Monte-Carlo comme établissements lyriques à même de jouer, à la périphérie de l’hexagone, le rôle d’une place décentralisée vis-à-vis de Paris.

Serait-ce finalement une conséquence des quelques mises en scène outrancières ou déjantées — certains sont littéralement obsédés par le IIIe Reich ou les prostitués qu’ils scénarisent « à toutes les sauces » —, toujours est-il que les auteurs notent un revirement du public qui « plébiscite » désormais les versions de concert. Et ce, avec un phénomène que tout mélomane constate aisément : sans contrainte scénique extérieure, les chanteurs sur le plateau n’hésitent pas à « scénariser » eux-mêmes leur rôle. Et ce, en décuplant le recours aux « accessoires » à leur disposition : le regard, les mimiques, la gestuelle tendent à exalter — corps et voix s’incarnent et se densifient mutuellement — leur performance vocale. Une réaffirmation de la toute-puissance originelle de la voix humaine : « le sel de l’expérience lyrique » selon Hervé Lacombe dans une introduction, annonciatrice avant l’heure d’une conclusion consacrant « la voix humaine - une voix chantée par laquelle s’exprime le personnage lyrique, une voix inscrite dans une fable représentée, porteuse d’un texte et libératrice d’émotions ». Que souhaiter de plus ?

Nice, le 20 août 2022
Jean-Luc Vannier

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