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Marseille, 23 octobre 2019 —— Jean-Luc Vannier.

L’abbé Gounod en pince pour La Reine de Saba à l’opéra de Marseille

La Reine de SabaLa Reine de Saba. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.

Après le rituel initiatique de La flûte enchantée donnée en ouverture de saison, la série maçonnique se poursuivait à Marseille avec, mardi 22 octobre en version concertante, la première de La Reine de Saba de Charles Gounod : ancien du séminaire Saint-Sulpice, religieux défroqué,  compositeur d’autant plus prolixe de Messes et d’Oratorios qu’il jouissait alors dans les bras de sa maîtresse Georgina Weldon, l’auteur n’a pas hésité cette fois-ci à puiser dans les carnets du « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval publiés en 1851. Reçu lui-même « Louveteau » dans la loge de son père « Les Sept Écossais réunis » en 1829 à l’âge de 21 ans pour y lire un discours en vers sur « Les bienfaits de l’enseignement mutuel », Gérard de Nerval a parcouru le Moyen-Orient, dont un séjour prolongé à Beyrouth, prétendant même avoir reçu les mystères de la religion druze et de son livre de la sagesse « Rasa'il al-Hikma ». De quoi éclairer l’association chez le poète, reprise par le compositeur, de la reine de Saba Balkis – la marque du meilleur jus d’orange au Liban où rien ne se perd – avec la légende des trois mauvais compagnons et meurtriers d’Hiram dont le récit solennel encadre chaque cérémonie en loge du passage au grade de maître.

La Reine de SabaKarine Deshayes (Balkis). Photographie © Christian Dresse.

Créée à Paris le 28 février 1862, l’œuvre ne tint l’affiche qu’une quinzaine de jours. Injustement. Charles Gounod fut accusé de wagnérisme : si les Leitmotivs n’y sont pas prégnants, un passage comme celui de l’explosion du fourneau d’airain à la fin de l’acte II recèle un avant-goût de la chute du Walhalla dans le Götterdämmerung. Mais sans cette amplitude, sans cette densité orchestrale, toutes deux si caractéristiques du maître de Leipzig.

Vilipendé par Berlioz qui ne voyait dans cette œuvre « ni os ni muscles », tiraillé entre sa passion empreinte de mysticisme pour la musique religieuse et son exaltation voluptueuse des vertiges de l’amour, coincé entre Richard Wagner qu’il admirait et Giuseppe Verdiqui triomphait, Charles Gounod ouvrait pourtant la voie à une expression lyrique de l’amour débarrassée des mélodies emphatiques et plus soucieuse de séduire par une pureté des sentiments mêlée d’ardente sensualité : la superbe envolée au début de l’acte IV (magnifique premier Violon Da-Min Kim) n’annonce-t-elle pas la Méditation de Thaïs de Jules Massenet ? Gabriel Fauré lui aussi reconnaitra sa dette : « trop de musiciens ne se doutent pas de ce qu’ils doivent à Gounod. Moi, je sais ce que je lui dois et je lui en garde une infinie reconnaissance et une ardente tendresse » (Émile Vuilermoz, « Histoire de la musique », Le livre de poche, 1973, p. 304).

Nous saurons d’autant plus gré à l’opéra de Marseille d’avoir présenté cet ouvrage que la direction du jeune Victorien Vanoosten nous aura comblé d’aise pour une œuvre où la prééminence musicale ne fait guère de doute  : ouverture sur un accord imposant auquel succède la solennité royale des cuivres tandis que les mélodies des cordes jouées en demi-teinte, s’effacent comme par modestie et sombre présage.  La reine de sabaCécile Galois (Sarahil), Marie-Ange Todorovitch (Bénoni), Jean-Pierre Furlan (Adoniram) et Karine Deshayes (Balkis). Photographie © Christian Dresse.

Celui qui préside actuellement aux destinées artistiques de l’Orchestre symphonique du Pays Basque et de l’Ensemble symphonique de Neuchâtel insuffle un dynamisme méticuleusement maitrisé : en témoignent sa gestuelle de la main gauche où le pouce se joint à l’index pour réclamer la précision à l’orchestre de l’opéra et celle de sa paume mise en avant pour suggérer la retenue lors des passages chantés. Une direction des musiciens, des chanteurs et des magnifiques chœurs de l’opéra de Marseille – très sollicités – d’autant plus méritante que la partition, peu inscrite au répertoire  – la  dernière représentation sur la Canebière date du 21 novembre 1900 – requiert en conséquence un effort de déchiffrage investigateur sur les intentions réelles du compositeur. Un superbe retour aux sources pour celui qui, sous l’aile protectrice de Lawrence Foster, fit ses premiers pas de maestro dans la Cité phocéenne avant de s’installer sous les cieux berlinois et de poursuivre son apprentissage auprès de Daniel Barenboim à la Staatsoper. Staatsoper où il dirigera dans quelque temps Les pêcheurs de perles de Georges Bizet.

La Reine de SabaLa Reine de Saba. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.

La distribution nous ravit également. Dans le rôle de la reine Balkis, la soprano Karine Deshayes nous émeut dans son grand air « Me voilà seule enfin » au début de l’acte III où elle développe admirablement cette thématique de l’ambivalence « Pour être reine, hélas, cesse-t-on d’être femme ? », probablement la même qui, versant masculin, obsédait le compositeur : diction impeccable, aigus brillants, timbre envoûtant. L’ovation du public en devenait légitime. Entendue dans le personnage de Marie du Der Fliegende Höllander à Marseille ainsi que dans un inoubliable Orphée à l’opéra de Nice en avril 2009, Marie-Ange Todorovitch investit pleinement le personnage de Bénoni : la justesse de ton, la diction là encore irréprochable et, surtout, les mille et une nuances dans sa ligne de chant auraient mérité des applaudissements plus soutenus.  

En Adoniram – Hiram doublé d’Adonis –  Jean-Pierre Furlan force notre admiration, nonobstant quelques forte parfois fragilisés, après avoir incarné le vieux Faust à Marseille et Éléazar dans La Juive de Halévy à l’opéra de Gand. Habitué de la scène marseillaise Nicolas Courjal nous convainc parfaitement dans l’interprétation de Soliman. Des mentions aussi pour Éric Huchet (Amrou et Mocenigo dans La Reine de Chypre au TCE), Régis Mengus (Phanor), Jérôme Boutillier (Méthousaël et dans La Nonne sanglante à l’Opéra Comique) ainsi que pour Cécile Galois (Sarahil et Giovanna dans Rigoletto). Éric Martin-Bonnet (Sadoc) serait quant à lui bien inspiré de ne pas chanter sur scène la main dans la poche !

La Reine de SabatMarcus Felsner (Directeur Opus 3Artists) et Victorien Vanoosten (Direction). Photographie D. R.

Preuve du flair de l’opéra de Marseille, nous apprenons au détour d’une conversation lors de la réception qui a suivi la représentation qu’une mezzo-soprano de renommée mondiale cherche à convaincre les directeurs de grands établissements lyriques de produire une Reine de Saba où elle pourrait incarner Balkis. Charles Gounod a donc eu tort d’avoir raison trop tôt : il en pinçait pour La Reine de Saba. Nous aussi.

Marseille, le 23 octobre 2019
Jean-Luc Vannier

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