musicologie

Marseille, le 26 novembre 2022 —— Jean-Luc Vannier.

L’opéra de Marseille déflore somptueusement Giovanna d’Arco

Yolanda Auyanet (Giovanna d'Arco), Juan Jesus Rodriguez (Giacomo) et Ramon Vargas (Carlo VII). Photographie © Christian Dresse.

Il y a toujours une première fois. Même à l’opéra. Celui de Marseille s’est risqué, vendredi 25 novembre, à programmer — « première représentation à l’opéra de Marseille » nous est-il précisé — Giovanna d’Arco, une œuvre de Giuseppe Verdi créée au Teatro alla Scala le 15 février 1845. La tragédie éponyme de Friedrich Von Schiller, mise par ailleurs en musique par Piotr Ilitch Tchaïkovski avec la création de La Pucelle d’Orléans au théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg le 25 février 1881, ne s’était déjà pas trop souciée de la vérité historique : le poète avait imaginé une idylle entre la Pucelle et un Anglais — « Perfide Albion » aurait tonné Clemenceau ! — et faisait mourir l’héroïne sur le champ de bataille. Temistocle Solera (1815-1878), le librettiste de Verdi, lui-même pressé par l’impresario de La Scala Bartolomeo Mirelli (1794-1879), prit davantage encore de liberté tout en affichant un strict patriotisme : tombée cette fois-ci amoureuse de son roi Charles VII, Jeanne est soupçonnée par son père d’avoir pactisé avec le diable. Son géniteur décide en conséquence de la livrer aux Anglais, avant de comprendre sa méprise, de la libérer et de l’envoyer combattre. Elle en mourra glorieusement sous les coups des assaillants. De ce rapport père-fille au centre duquel la virginité de la seconde résiste in fine à toutes les fracassantes objurgations paternelles — « Dis-moi au nom de la France, es-tu pure et vierge ? » —, Verdi a su composer, dans un temps record, un opéra « dont les orchestres de rue et les orgues de barbarie reprenaient les airs qui avaient le plus séduit le public et dont les autorités autrichiennes redoutaient les connotations subversives » (Pierre Milza, Verdi, Coll. « Tempus », Perrin, 2004, p. 133).

Juan Jesus Rodriguez (Giacomo). Photographie © Christian Dresse.

Étrange aussi le destin français de cette Giovanna d’Arco. Des spécialistes affirment en effet que « l’influence du répertoire français a été sous-estimée dans l’historiographie verdienne » et que, à l’image de Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer (1791-1864), « Giovanna d’Arco est inspiré d’un sujet historique qui incorpore un élément fantastique : les chœurs d’anges et de démons qui se font concurrence pour l’âme de la vierge » (Steven Hübner, « La production française de Verdi », in Histoire de l’opéra français, du Consulat aux débuts de la iiie République, Fayard, 2020, pp. 495-496). Paris devra tout de même attendre 1868 pour découvrir cette œuvre dont « la mise à la scène s’inscrit dans la stratégie de Prosper Bagier pour tenter de rendre vie à un Théâtre-Italien en plein déclin ».

Sort des plus injustes car la partition recèle, musicalement et vocalement, de superbes moments. Partition finement mise en valeur par l’orchestre de l’opéra de Marseille sous la direction de Roberto Rizzi Brignoli : en premier lieu, une ouverture très métaphorique avec des cordes vibrantes crescendo poco a poco lancées par le super soliste d’origine coréenne Da-Min Kim et qui distillent une angoisse des plus lancinantes. Une angoisse bientôt apaisée par la flûte puis le hautbois solo (Jean-Claude Latil) lesquels diffusent con semplicita une délicieuse atmosphère pastorale. Et qui se clôt sur une marche aussi galopante que triomphale. Comment, en outre, ne pas s’émouvoir de la poignante élégie solitaire du violoncelle solo (Xavier Châtillon) qui accompagne l’annonce de la mort de Jeanne. Prestations légitiment applaudies à l’issue.

Yolanda Auyanet (Giovanna d'Arco). Photographie © Christian Dresse.

Vocalement, Giovanna d’Arco ne cède en rien sur le désir du compositeur : outre un saisissant a cappella « Te, Dio, lodiam, te confessar n’è vanto, » à la scène 2 de l’Acte II, les chœurs de l’opéra de Marseille (Emmanuel Trenque) nous restituent ses inspirations dans les esprits malfaisants « tu sei bella » ou bien divins « Sorgi! I celesti accolsero ». Tout comme nous comble d’aise le bouleversant trio entre Giacomo, Giovanna et le roiau finale de l’acte II.

Entendue dans le personnage d’Elisabetta à Marseille en 2017, Yolanda Auyanet se montre à la hauteur dans le rôle-titre : sa ligne de chant est techniquement impeccable et elle nous émeut dans sa romance du 1er acte « O fatidica foresta » tout comme dans ses principaux duos avec Carlo ou Giacomo. S’il sied au tempérament cuirassé de l’héroïne, son timbre légèrement métallique corrode parfois quelques aigus. Toujours empreint d’un lyrisme incarné, tellurique, profondément humain — « non son più re » lance-t-il dès la scène 2 du prologue —, Ramon Vargas campe un roi Charles VII dont l’amour pour la Pucelle « Dunque, o cruda, e gloria e trono » l’emporte sur son refus d’accepter sa mort « Non lasciarne !... Deh vivi, deh vivi ». Toutefois, la palme des éloges revient sans conteste au personnage de Giacomo, père Fouettard de la morale inquisitrice, magistralement interprété par le baryton — tellement verdien ! — d’origine espagnole Juan Jesus Rodriguez : il a beau être « saisi d’un froid glacial » (« Gelo, terrore m’invade ! ») à la scène 3 du prologue, sa voix incroyablement ample, puissamment chaleureuse et grâce à laquelle il multiplie avec aisance des forte enflammés ferait fondre bien davantage que le réchauffement climatique !   L’ovation du public en devenait inévitable.

Giovanna d'Arco. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.

Nous ne sommes jamais avare de dithyrambes… comme de critiques. Force nous est toutefois de constater que, depuis l’ouverture de la saison lyrique avec Macbeth, l’opéra de Marseille a pris le parti — et réussi son pari — de nous faire découvrir, en premier lieu avec Elisabetta, Regina d’Inghilterra puis avec cette Giovanna d’Arco des œuvres rarement jouées. Nonobstant la présence heureuse et réconfortante, notamment vendredi dernier, d’une large majorité de jeunes mélomanes, il nous semble regrettable et surtout injustifié que le public habituel de l’opéra boude ces productions concertantes. Et ce, compte tenu de leurs indéniables qualités musicales et vocales. Citons Verdi à l’appui de notre admonestation : « Tant que le public a fait bon accueil à des œuvres qui ont fait le tour du monde, les comptes sont égaux… Nous autres, pauvres romanichels, saltimbanques, nous sommes contraints de vendre nos chagrins, nos pensées, nos délires, pour de l’or. Pour trois lires, le public achète le droit de nous siffler ou de nous applaudir. Notre sort est de nous résigner, voilà tout » (Lettre de G. Verdi à Tito Ricordi du 4 février 1859, I copialettere di Giuseppe Verdi, Milan, 1913, p. 556).

 

Marseille, le 26 novembre 2022
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 27 Novembre, 2022 18:15