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Août 1828 —— François Joseph Fétis (1784-1871).

Sur l'histoire de la musique

Dans « Revue musicale » (IV)  août 1828, p. 361-370 et 385-393.

Les Historiens sont, pour la plupart, des narrateurs plus ou moins exacts, qu'on estime  en raison de leurs lumières ou de leur bonne foi, mais qui sont presque toujours dépourvus de la pénétration nécessaire pour saisir l'ensemble de leur sujet, et pour aller au-delà des apparences. Les chroniques ne manquent pas ; mais on a peu d'histoires véritables. Lorsqu'il s'agit des peuples, le talent de peindre les mœurs et de présenter les événements sous des couleurs vraies ou vraisemblables suffit pour satisfaire le lecteur : ce talent est fort rare ; mais dans l'histoire des sciences et des arts, c'est autre chose : celui qui entreprend de l'écrire doit être aussi narrateur ; mais ce n'est là qu'une faible partie de sa tâche. Ne pouvant peindre à grands traits des objets vagues et indéterminés, il est forcé d'avoir recours à des analyses délicates, et de rattacher par des analogies prises de loin, des objets en apparence étrangers l'un à l'autre. Il ne lui suffit pas de savoir beaucoup, d'avoir étudié toutes les parties de l'art dont il veut être l'historien, de connaître à fond les époques et les faits ; il faut encore qu'il conçoive l'enchaînement de ces mêmes faits dans un vaste mouvement régulier, comme l'a fait Winckelmann dans son Histoire de l'art chez les anciens. Mais  ce que Winckelmann a si heureusement exécuté pour les arts du dessin, personne ne l'a fait jusqu'ici pour la musique : c'est ce qui sera démontré jusqu'à l'évidence dans l'examen que je vais faire des divers ouvrages qu'on possède sur cette matière.

Chez les Grecs, la musique avait tant d'importance, que, malgré sa simplicité, plusieurs auteurs en avaient écrit l'histoire. Plutarque, dans son dialogue sur la musique, cite un ouvrage d'Aristoxène qui traitait non-seulement des diverses parties de cet art, mais aussi de son histoire et de celle des musiciens. Ce livre qui avait pour titre : ωερ(?) σ(?)ιπ(η)ς, n'est pas le Traité des éléments harmoniques dont nous avons des éditions, il est perdu comme ceux de plusieurs autres écrivains sur la même matière, dont on trouve la liste dans le Banquet des savans d'Athénée.

Le premier, parmi les modernes qui avait publié un livre sous le titre d'Histoire de la musique (I) est Wolfgang-Gaspard Prinz, directeur de musique et chantre à Sorau. Avant lui, Calvitz  avait traité de quelques époques principales dans les Execiationes Musicae (2) ; et Schulz, ou Praetorius, avait  donné quelques détails sur les instruments dans son Syntagmamusicum (3) ; mais Prinz avait conçu son plan d'une manière plus uniforme, plus suivie, et l'avait exécuté méthodiquement, autant qu'on pouvait le faire de son temps. Toutefois, si l'on excepte le chapitre qui concerne les principaux auteurs allemands de musique sacrée, au seizième et au dix-septième siècles, dans lequel on trouve des renseignements précieux, le fond de cette histoire ne peut être que de peu d'utilité. Que pourrait-on tirer en effet d'un livre dont une grande partie est employée à des recherches sur les inventeurs de la musique et des musiques avant le déluge, à résoudre cette question : Si la musique du temps de David et de Salomon était chorale ou mesurée, et d'autres choses semblables ? L'obstination des commentateurs de la Bible, à vouloir traiter  de la musique des Hébreux, en l'absence de tout monument, et avec le seul secours de quelques textes obscurs, état un écueil contre lequel les écrivains du Dix-septième siècle venaient tous échouer.

Peu de temps après que Prinz eut donné son histoire de la musique, Bontempi, maître de chapelle de l'électeur de Saxe, Jean-Georges II, fit paraître un ouvrage auquel il avait donné le titre suivant : Historia musica, nella quale si ha piena cognizione della teorica e della pratica antica  antica della musica armonica (I). On se ferait une fausse idée de ce livre, si, d'après son titre, on le considérait comme une histoire de la musique. Ce n'est presqu'un traité de le musique des Grecs, ou plutôt de l'échafaudage puéril des proportions du système musical de ce peuple. La manie de ces sortes de calculs a préoccupé tous les théoriciens du dix-septième siècle, et a beaucoup retardé   les progrès d'une théorie plus vraie et plus féconde. Au reste, la prétendus histoire de Bontempi, fût-elle mieux conçue, ne serait guères plus utile, n'ayant de rapport qu'à l'époque la moins importante de l'histoire de l'art.

Je ne connais pas la dissertation du suédois Wellerius, De antiqua et medii oevi musica (2), citée par Hülpher (3) ; mais il est vraisemblable que ce n'est qu'un ouvrage d'érudition dépourvu de critique, comme tous les écrits du même genre qui ont été composés à la même époque. Quant à l'histoire de la musique et de ses effets (4) publiée par Pierre Bonnet, trésorier du parlement de Paris, elle ne mérite ni son titre, ni la moindre considération, car l'auteur était étranger à l'art dont il parle. Quelques anecdotes sur Lulli et sur la musique de son temps, est tout ce qu'on y trouve de plus curieux.

Le P. Martini, auteur de la première histoire générale de la musique, qui mérite véritablement ce nom (1), était doué d'un profond savoir dans la théorie de cet art, et d'une érudition immense. La bibliothèque la plus nombreuse qui ait jamais été rassemblée par un particulier, pour cet objet spécial, lui fournissait les moyens de ne rien avancer qu'il ne pût vérifier à l'instant (2) : aussi les preuves et les citations ne lui manquent elles pas dans son ouvrage ;  mais, malgré les éloges que la plupart des biographes lui ont accordés, on peut affirmer qu'on n'y trouve pas l'ombre de critique, de philosophie, ni même de bon sens. Une prolixité puérile et fatigante, des redites continuelles, une crédulité sans bornes, qui admet sans examen toçut se qui est appuyé sur l'autorité des anciens, et qui, pour contenter tout le monde, le conduit à traiter deux fois plus longuement  de l'origine de la musique, l'une d'après le Bible, l'autre selon les idées de l'antiquité profane ; l'absence de tout plan, de tout système : tels sont les défauts principaux dont on est frappé à la lecture de ce livre. Sans doute on y trouve des choses curieuses, et des matériaux qui, bien employés, offriraient beaucoup d'intérêt ;  mais tels qu'ils sont disposés, ces matériaux ne peuvent être d'aucune utilité aux lecteurs ordinaires. Le P. Martini s'était proposé de renfermer son histoire en cinq volumes in-4° ;  mais en suivant la marche qu'il avait adopté, trente volumes n'auraient pas suffi, car à la fin du troisième, il n'en était encore qu'à la musique des Grecs. Après la publication de ce volme il mourut, et laissa son livre incomplet.

Marpurg, homme supérieur, qui possédait une grande partie des qualités nécessaires pour écrire une bonne histoire de la musique, effrayé sans doute à l'Idée d'une semblable entreprise, n'a donné qu'une introduction critique à l'Histoire de la musique ancienne et moderne (I), qu'il n'a pas même achevée, car il ne dépasse pas l'époque de Pythagore ; en sorte que son livre offre peu d'intérêt.

L'Histoire générale, critique et philosophique de la musique, par Blainville ne mérite pas d'être citée. J'en dirai autant de l'Essai sue la Musique ancienne et moderne (3) de Laborde, si au milieu de ses inexactitudes et des idées fausses qui y sont répandues, on ne trouvait des renseignements utiles. Du reste, ni plan ni vues dans cette volumineuse compilation, qui n'a dû son succès qu'à l'absence de tout autre ouvrage sur la même matière.

Ce n'est que comme une collection de matériaux que l'Histoire générale de la musique de Hawkins (4), mérite quelqu'estime. Le littérateur anglais, à qui on la doit, mu par le seul désir de contribuer aux progrès de l'art, quoiqu'il ne fût  que médiocrement musicie, fit des dépenses considérables pour établir cet ouvrage à ses frais, et donna ensuite toute l'édition au libraire Payne, pour en tirer le parti qui lui conviendrait. Un semblable dévouement méritat que l'ouvrage fût mieux accueilli ; mais il parut dans des circonstances défavorables. Burney avait aussi annoncé une histoire générale de la musique quelques années auparavant ; il avait parcouru une partie de l'Europe pour rassembler ses matériaux, et s'était lié d'amitié avec tous les artistes et tous les savants de la France, de l'Italie et de l'Allemagne ; enfin, il avait publié la relation de son voyage musical, et le succès avait si bien couronné cette première entreprise, que deux éditions du voyage avaient été enlevées en un instant. On attendait avec impatience l'histoire de la musique promise par l'auteur de ce voyage. Le premier volume parut en même temps que celui de Hawkins ; il annonçait pus de méthode, et fut préféré, malgré l'intervalle de treize ans qui s'écoula pendant le publication des autres volumes, et quoique les cinq volumes de Hawkins eussent paru à la fois. Ce dernier eut le chagrin de voir son livre repoussé par le public, pendant que celui de son compétiteur était recherché : l'un se donnait à vil prix, l'autre se payait au poids de l'or. On a connu, depuis lors, l'utilité de l'ouvrage de Hawkins ; il est devenu rare, et son prix a beaucoup augmenté.

Dès l'arrivée de Burney sur le continent, le plan de son histoire de la musique(1) était arrêté., et s'il y fit quelques légers changements, ils luis furent suggérés plutôt par les circonstances particulières, que par des observations profondes qui auraient motivé ces modifications. Ce plan est régulier, sous le rapport chronologique ; mais on y aperçoit point ces vues élevées qui  donnent à un ouvrage une supériorité marquée. Après avoir mis en œuvre, avec assez d'adresse, les matériaux qu'il avait à sa disposition, pour la musique des anciens, qui est l'objet de son premier volume, on peut dire qu'il a passé à côté de la musique du moyen-âge, antérieure au quinzième siècle, et qu'il n'a fait que l'entrevoir. Il a mieux saisi dans son dix-neuvième volume, l'ensemble de la révolution opérée par les musiciens français et gallo-belges dans les quinzième et seizième siècles, et c'est à lui qu'on est redevable des lumières qu'on a acquises sur l'histoire de la musique en Angleterre, à ces mêmes époques. Il est vrai que l'histoire d'Hawkins a pu lui être d'un grande utilité pour cette partie de son ouvrage. Quant aux deux derniers volumes de son livre, ils ont le défaut de n'être d'une part que la répétition des observations qu'il avait consignées dans la relation de son voyage ; et de l'autre, de n'être qu'une espèce de gazette des représentations dramatiques aux différents théâtres de Londres. Burney avait de l'instruction, dans le sens qu'on attache communément à ce mot, c'est-à-dire qu'il avait des langues anciennes et modernes, l'histoire, la chronologie etc., pour l'objet qu'il traitait, quoiqu'il fut musicien, son savoir en musique manquait de la profondeur nécessaire pour un pareil travail ; il voyait superficiellement et se hâtait de conclure.

Malgré ses défauts ; l'histoire générale de Burney était ce qu'on connaissait de mieux quand Forkel annonça la sienne [Allgemeine Geschichte der Musik. Leipzig 1788-1801]. Forkel, savant professeur à l'université de Gottingue, s'était déjà fait connaître par plusieurs ouvrages estimables, et possédait toutes les connaissances musicales nécessaires à ce travail. Les ouvrages de Marpurg, de Hawkins et de Burney lui furent sans doute très utiles, à cause des nombreux matériaux qu'ils renferment ; mais on ne peut nier qu'il y ait dans le sien un ordre plus méthodique, un ensemble plus satisfaisant que dans celui de ses prédécesseurs. On y trouve une lecture immense, une érudition peu commune, une exactitude de faits et de dates qui ne laisse rien à désirer. Malheureusement, ces qualités ne sont point accompagnées de l'esprit philosophique, sans lequel il ne peut exister de bonne histoire des arts. La manière de Forkel est lourde, diffuse, et dépourvue de tout autre intérêt que celui des faits. Sa marche est lente ; il s'attache aux moindres détails, et les discute plutôt en philologue  qu'en historien. Il y a de certaines époques dans l'histoire de la musique qui, par leur importance, doivent fixer l'attention de préférence à d'autres ; mais Forkel les a traité toutes avec un soin également minutieux, même lorsque le manque absolu de monumens le laissait livré aux simples conjectures. Ainsi il a employé cent douze pages in-4° à parler de la musique des Egyptiens et des Hébreux, n'ayant pour guide que les passages obscurs de la Bible, et les rêveries d'une foule de commentateurs. A l'époque où il écrivait, l'expédition de l'armée française en Egypte n'avait point eu lieu, et n'avait pas encore livré à l'attention de l'Europe ces trésors de monumens, de faits et d'observations qui ont été consignés dans le bel ouvrage de la Description de l'Egypte, publié aux frais du gouvernement français. Les musées égyptiens de Turin et de Paris n'existaient pas encore ; les hyppogées de Thèbes, qui renferment les élémens d'instruction sur l'Egypte n'étaient point ouvertes ; MM. Burkhardt ; Belzoni, Gau, Caillaut et Drovetti n'avaient point encore arraché de cette terre classique les monumens dont ils ont inondé l'Europe, ni enrichi l'histoire de leurs observations ; M. Villoteau n'avait pas publié son beau travail sur la musique de l'Egypte, travail entrepris sur les lieux ; M. Champollion jeune n'avait pas encore découvert les élémens du système hiérogliphique ; ceux de l'écriture hiératique de l'Egypte étaient également inconnus, et l'on n'avait point rassemblé la foule de manuscrits sur papyrus qu'on possède maintenant, et dans lesquels on découvrira peut-être un jour quelque traité de musique ; enfin le moment n'était pas venu de faire l'histoire de la musique des Egyptiens, ni conséquemment des Hébreux, qui leur devait tout ce qu'ils savaient et tout ce qu'ils possédaient.

Le reste du premier volume de l'histoire de Forkel est employé à traiter de la musique des Grecs et des Romains. La même érudition, les mêmes recherches, les mêmes défauts s'y font remarquer. Le second volume, qui paraît avoir coûté beaucoup de travail à Forkel, puisqu'il a employé treize ans à en rassembler les matériaux et à coordonner, renferme la période qui s'étend de depuis les premiers temps de l'Eglise jusque vers le milieu du seizième siècle. Cette partie de son ouvrage me paraît être la plus remarquable par la sagacité avec laquelle il a résolu les incertitudes qui régnaient auparavant dans l'histoire du moyen-âge. S'il n'a pas fait tout ce qu'on pouvait faire, c'est que les matériaux qu'on a découvert depuis peu lui manquaient.

Forkel préparait la suit de son histoire lorsque la mort le surprit. Ce qui lui restait )à faire est considérable ; car, en suivant le même plan qu'il avait adopté pour le commencement de son ouvrage, il n'aurait pu faire moins de cinq ou six volumes. A sa mort, les matériaux qu'il avait préparés ont passé dans les mains de M. Schwicker, libraire à Leipsick, éditeur des deux premiers volumes. J'ai été consulté sur l'emploi de ces matériaux ; des offres ont même été faites pour que j‘entreprisse de terminer l'ouvrage de Forkel, en me servant de ce qu'il avait préparé ; mais la difficulté d'écrire convenablement dans une langue étrangère, jointe à ce que j'avais depuis long-temps préparé les bases d'une autre histoire de la musique, qui diffère essentiellement de celle du savant allemand, ne m'ont pas permis de me charger de cette tâche.

Trois ouvrages dont je n'ai point encore parlé, portent aussi le titre d'Histoire générale de la musique. L'un écrit par Kalkbrenner [ Histoire de la musique, Delance 1802, 2 tomes en un volume], père du célèbre pianiste, est un abrégé qui n'a point été achevé. L'auteur avait publié précédemment un abrégé du même genre en allemand [Kurzer Abris der Geschichte der Tonkunst ; Zum verngnügen der loeibhaber der Musik. Berlin 1792, in-8°]. Un Anglais nommé Jones, a donné aussi dans l'Encyclopédie anglaise de 1819, une histoire abrégée de la musique, dont on a tiré des exemplaires séparés [A History of the origin, progress of theorical and practical music. Londres, 1819, in-4°] ; enfin le docteur Busby a publié, en deux volumes in-8°, dans le même année, une histoire générale de la musique, qui n'est qu'un extrait de celles de Burney et de Hawkins [A general History of music from the earliest times to the present, comprising the lives of eminent composers and musical Writters. Londres 1819, in-8°, 2 volumes]

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J‘examinerai, dans un autre article, ce qu'on a sur les diverses parties de l'histoire de la musique, et la manière la plus convenable d'employer les matériaux qu'on possède.


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