musicologie

Monaco, le 23 janvier 2023 —— Jean-Luc Vannier.

Alcina ouvre avec faste l’ère Bartoli à l’Opéra de Monte-Carlo

Philippe Jaroussky (Ruggiero) et Cecilia Bartoli (Alcina). Photographie © OMC-Marco Borrelli.

On prête à Nietzsche cette assertion : « c’est seulement dans la musique de Händel que retentit l’écho de ce que l’âme de Luther et de ses proches avait de meilleur, le grand trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réforme » (Lucien Bourguès, Alexandre Dénéréaz, La musique et la vie intérieure, Félix Alcan, 1921, p. 272).

Affirmation discutable si nous voulons bien nous souvenir du fait que Georg Friedrich Händel incarne aussi l’homme de la synthèse réussie, typique des musiciens internationaux de son siècle, « se pliant durant vingt ans de sa vie à toutes les conventions de l’opéra napolitain, empruntant dans ses concertos autant aux ouvertures françaises qu’à Arcangelo Corelli, pratiquant de préférence le contrepoint moins serré des Italiens, rendant à Henry Purcell de fréquents hommages, ayant satisfait mieux que les insulaires de son temps au goût cérémonieux des Anglais » (Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, des origines à nos jours, Coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1973, p. 258). Sans parler des emprunts dont le compositeur était familier puisque Alcina, son dramma per musica en trois actes, créé au Royal Opera de Covent Garden le 16 avril 1735, puise dans un épisode du Roland furieux de l’Arioste, mis en scène un siècle auparavant à Florence dans La Liberazione di Ruggiero d’all’isola d’Alcina de Francesca Caccini (1587-1641) et dont le Theater an der Wien a récemment donné une superbe version.

Sandrine Piau (Morgana) et Maxim Mironov (Oronte). Photographie © OMC-Marco Borrelli.

Serait-ce cet esprit synthétique, nourri de toutes ces riches influences, qui aurait inspiré, dimanche 22 janvier salle Garnier, cette première version scénique d’Alcina en Principauté et coproduite avec l’opéra de Zürich ? Toujours est-il que Cécilia Bartoli, la nouvelle Directrice de l’opéra de Monte-Carlo inaugure brillamment son mandat : l’intensité dramaturgique — sacralité silencieuse de l’audience lors de l’interprétation de ses grands airs tragiques — ne le cède en rien aux ponctuations comiques finement suggérées par Christof Loy. Lequel avait déjà signé un audacieux Ariodante en février 2019 sur le Rocher. Mais le metteur en scène ne s’est pas contenté de touches successives à destination du public : son travail propose une authentique réflexion en abîme sur l’identité humaine troublée par les illusions d’Eros — celles-là mêmes du « divin Platon » disait Freud — et qu’il instruit dans une perspective très shakespearienne — Life is a tale… — par d’habiles alternances de décors (Johannes Leiacker) montrant l’endroit et l’envers d’un théâtre. En clair : scène glorieuse et feux de la rampe contre obscures coulisses et monstrueuses machineries. Dichotomie doublée d’un antagonisme vestimentaire (Ursula Renzenbrink) qui sied parfaitement à l’aporie suggérée par l’histoire d’Alcina et de son île fantastique où tout n’est que fallaces et chimères. Une exigence aussi conceptuelle qu’artistique puisque Christof Loy a souhaité conserver — deux péripéties mises à part dont le personnage d’Oberto — l’intégralité de l’œuvre étoffée, en outre, par deux ballets — une chorégraphie très classique à l’ouverture, une plus contemporaine au dernier acte — lesquels galvanisent cette contradiction idéelle. La présence continuelle d’une vieille femme habillée en Cupidon, oscillant entre profonde mélancolie et — prudente — euphorie, prolonge sur scène l’œil voyeuriste du spectateur tout en parsemant d’humour cette ambivalence d’attitudes.

Varduhi Abrahamyan (Bradamante), Sandrine Piau (Morgana), Philippe Jaroussky (Ruggiero) et Cecilia Bartoli (Alcina). Photographie © OMC-Marco Borrelli.

Sous la direction musicale de Gianluca Capuano, ovationné tant par le public que par ses Musiciens du Prince, l’ouverture magistrale en trois mouvements — Sinfonia, Menuet, Musette — annonce déjà une rigueur dans le trafic orchestral et dans l’exécution néanmoins exaltée des rythmes et des sonorités : la petite sinfonia au début de l’acte III, les tempi énergiquement soutenus, les cordes accentuées ou en sourdine qui accompagnent la découverte par Alcina de la trahison de Ruggiero, les magnifiques soli du violon et du violoncelle illustrent avec bonheur une partition dont jaillit la vitalité opulente et sanguine de son auteur pour, l’instant d’après, nous plonger avec délice et raffinement dans les profondeurs abyssales, évanescentes, aussi douces que tortueuses, des affects de l’être humain.

La distribution joue sans aucun doute un rôle clé dans l’incontestable succès de cette production. Certes, depuis son interprétation d’Alcina à Zürich en 2014, Cécilia Bartoli maitrise tellement ce rôle-titre — « Son regina, è tempo ancora » elle l’est plus que jamais ! — qu’elle s’autorise avec une justesse parée d’une fausse désinvolture car tout est millimétré, une variété d’appoints vocaux et de mimiques. Mais, en immense tragédienne qui sait — techniquement — extraire de sa « simple » voix, les plus fragiles, les plus attendrissantes, sinon les plus bouleversantes intonations, notamment dans son « Ah ! mio cor ! » et « Ombre pallide » à l’acte II, et ce, dans une sorte d’ultima ratio — un degré rarement atteint — de sensibilité, elle submerge d’émotion le public. Celui-ci ne parvient à se libérer de la tension accumulée que par d’enthousiastes ovations.

Cecilia Bartoli (Alcina) et Katharine Sehnert (Cupido). Photographie © OMC-Marco Borrelli.

Habitué lui aussi du rôle de Ruggiero, notamment pour l’avoir déjà interprété en Principauté dans une version concertante en 2016, sans parler de son Orlando furioso à l’opéra de Nice en 2011, Philippe Jaroussky dont la générosité vocale et l’engagement scénique ne sont même plus à commenter, nous donne toutefois le sentiment d’être plus à l’aise dans ses arias intimistes  — ineffable douceur du ton et fluidité lumineuse des aigus — que dans ses emportements dont son « Di te mi rido, Semplice stolto » chanté à l’acte I sur un timbre légèrement corrodé. En revanche, son irréprochable et sublime « Verdi prati, selve amene » en fin de l’acte II lui vaut une légitime ovation.

Tout aussi applaudie, Sandrine Piau est connue pour le large éventail des possibilités offertes par sa ligne de chant : une légèreté gracieuse de la voix que la soprano rehausse ostensiblement par un tempérament empreint d’effronterie, voire de pugnacité. Et qui lui permet des incursions dans des répertoires parfois inattendus : inoubliable Melisande à Nice en 2013  ou bien encore en concert à La Loge olympique. Elle nous gratifie d’une Morgana qui sait alterner la minauderie sautillante de l’énamourée au premier acte « Per te, nobil guerriero, un dolce amore » avec l’affreuse et saisissante douleur de l’amour meurtri dans un déchirant — et acclamé — « Credete al mio dolore » au début de l’acte III. Aria dont certaines mesures flirtent étonnamment avec des mélodies issues des Passions de Johann Sebastian Bach composées plusieurs années avant Alcina. Rappelons l’anecdote : nonobstant une invitation adressée par J.S. Bach à G.F. Händel de le visiter à Leipzig en 1729, les deux compositeurs jamais ne se rencontrèrent.

Alcina. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © OMC-Marco Borrelli.

La mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan qui avait aussi chanté le rôle de Bradamante dans la production zurichoise, égrène avec aisance ses graves de velours dans son « Vorrei vendicarmi » à l’acte II tout en maintenant sans jamais faiblir une impressionnante présence scénique. Maxim Mironov (Oronte et Don Ottavio dans un Don Giovanni à Monte-Carlo en 2015) et Peter Kalman (Melisso) sont aussi chaleureusement applaudis pour leur performance. Saluons la prestation originale de Khatarine Sehnert dans cet étrange personnage de Cupidon ainsi que les danseurs qui insufflent une dynamique scénique des plus remarquables (Stefano de Luca, Oskar Eon, Erick Odriozola, Rouven Pabst, Lukasz Przytarski et Anatole Zangs).

Lorsqu’il accueillit à Londres son jeune collègue Gluck venu faire représenter La Caduta de’giganti, Händel lui déclara  que sa partition témoignait de scrupules artistiques bien inutiles… car l’idéal musical anglais, raide et mécanique, ne dépassait guère « le bruit tumultueux des baguettes sur un tambour » (Émile Vuillermoz, Histoire de la musique, Le livre de poche, n° 4805, 1973, p.144). Ingratitude ou cabotinage ? peu importe finalement. En ce qui nous concerne, la Bartoli a réussi son coup : même après avoir quitté l’opéra, nous demeurons sur un nuage.

 

Monaco, le 23 janvier 2023
Jean-Luc Vannier
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Mardi 24 Janvier, 2023 13:04