Vienne, 9 octobre 2022 —— Jean-Luc Vannier.
Luciana Mancini (Melissa). Photographie © Herwig Prammer.
Vienne n’aura pas failli à sa réputation de métropole culturelle en nous faisant découvrir le 8 octobre dernier à la Kammeroper du Theater an der Wien cette superbe pépite de Francesca Caccini (1587-1641), en cela la digne fille de son père : créée le 3 février 1625 à la Villa di Poggio Imperiale de Florence, La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina, balletto — titre indicatif d’une époque en recherche de nouvelles formes musicales — composé d’un prologue et de trois scènes sur un livret de Ferdinando Saracinelli (1583-1640), est un pur joyau dont la partition fait alterner, avec une étonnante vivacité rythmique, de somptueux madrigaux inspirés par Pétrarque (1304-1374), de suaves intermèdes choraux, des récitatifs au style audacieux pour la période et des arias particulièrement mélodieuses. Le tout sur une histoire qui mérite d’être contée : dans une Europe — mythologique ! — en conflit, le guerrier Ruggiero a été ensorcelé par la fée Alcina qui le retient sur une île en recourant aux charmes suscités par toutes sortes de jouissances terrestres. Mandatée par l’amante du guerrier, la fée Mélissa se rend incognito sur l’île, ramène le combattant à la raison et vainc par ses pouvoirs les tentatives de sa rivale de retenir Ruggiero. Fondée sur un épisode du récit de L’Arioste (1574-1633) Orlando Furioso lequel deviendra Alcina, le futur opéra de Georg Friedrich Händel, La liberazione résulte d’une commande de Marie-Madeleine d’Autriche (1589-1631), épouse de Cosme de Medicis, grand-duc de Toscane auquel elle succède à la mort de ce dernier en 1621 et qui avait pour finalité d’honorer la visite du Prince héritier de Pologne Ladislas Vasa. À cette occasion, la représentation se terminait par un ballet équestre d’une vingtaine de minutes. Mais la partition recèle aussi une dimension plus politique en ce que la figure de l’exotique Alcina représente l’Empire ottoman, l’ennemi juré de la Pologne catholique. Et celui de la très dévote Marie-Madeleine d’Autriche, double de Mélissa qui vient « libérer » le héros de ses frasques sexuelles tout en lui enjoignant de respecter ses obligations morales à l’égard de la patrie.
La liberazione. Theater an der Wien. Photographie © Herwig Prammer.
Nonobstant l’apparence d’un scénario où l’homme devient l’enjeu objectal de rivalités amoureuses entre deux femmes, l’œuvre explicite davantage un conflit pulsionnel entre deux instances psychiques : l’insatiable plaisir sexuel contre l’acceptation de la castration et de la Loi. Le plus étrange dans la mise en scène d’Ilaria Lanzino et la dramaturgie de Christian Schröder réside toutefois dans le parti résolument pris contre Mélissa tout en suggérant au public la tentation de s’apitoyer sur le sort d’Alcina. Une impression sans doute accentuée par le recours au « théâtre physique », celui du mime dramatique parisien Jacques Lecoq (1921-1999) : son école inspire la gestuelle scénique — intention brillamment exploitée lors des madrigaux et en particulier pour le finale — où, selon Ilaria Lanzino, « le corps des artistes n’est plus le porteur inconscient et privé du quotidien mais devient l’instrument principal de l’expression théâtrale ». En témoigne la démarche martiale et mécaniste d’une Mélissa aux mains ensanglantées qui s’oppose à la grâce voluptueuse et au joli minois d’Alcina. Mais les décors signés Martin Hickmann où s’enchevêtrent de gigantesques chenilles de blindés détruits sur un hypothétique champ de bataille, constituent autant d’imparables piqûres de rappel : la jouissance, fût-elle des plus envoûtantes, demeure une illusion. D’où la décision d’Ilaria Lanzino et de Christian Schröder de ne pas cliver le plateau en fonction de la présence de l’une ou de l’autre des deux femmes.
La liberazione. Theater an der Wien. Photographie © Herwig Prammer.
Clemens Flick dirige magistralement La Folia Barockorchester, ensemble fondé à Dresden en 2007 par Robin Peter Müller, lui-même au pupitre du violon lors de cette représentation : gestuelle baroquissime du maestro, toute en onctuosité des mains traçant de minutieuses et ondoyantes arabesques et qui nous gratifie de sonorités intensément lumineuses et délicates à la fois. Celles-là mêmes qui, selon le père de Francesca Caccini, « accompagnent les mots et les affects ». « Le mot, écrivait déjà Giulio Cesare, le frère de Claudio Monteverdi doit être la maîtresse de l’harmonie, non sa servante ».
La liberazione. Theater an der Wien. Photographie© Herwig Prammer.
La distribution — quelles jeunes et belles voix ! — est tout aussi exigeante : du ténor à la basse en passant par l’alto et la haute-contre, le superbe prologue restitue le discernement scrupuleux et respectif des cinq voix masculines dans une rare élégance polyphonique (Benjamin Lyko, Thomas Lichtenecker, Anle Gou, Matus Simko, Jubin Amiri). Les jubilantes « sirènes » qui virevoltent autour de Ruggiero sont au même niveau d’excellence (Jerilyn Chou, Milana Prodanovic, Bernarda Klinar). Sara Gouzy campe une Alcina dont les aigus énamourés en séduiraient plus d’un tandis que Luciana Mancini dont les succès dans le répertoire monteverdien ont déjà été relevés, incarne toute la roideur de la castration symbolique. Entendu dans un programme plus classique à Maastricht en 2018, Kresimir Strazanac donne de Ruggiero l’image parfaite de l’homme balloté entre doutes et convictions. Qui ne le serait pas avec ces deux « scorpiones » ?
Vienne, le 9 octobre 2022
Jean-Luc Vannier
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Samedi 15 Octobre, 2022 2:59