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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte — IV. Entre Bach et Mozart : Allemagne.

La musique de chambre de Carl Philipp Emanuel Bach

Introduction ; sonates pour clavier ; autres œuvres pour clavier ; œuvres pour orgue ; musique de chambre ;œuvres concertantes ; les symphonies.

Relativement abondante, et couvrant toute la carrière du musicien, y compris ses jeunes années à Leipzig, elle illustre « particulièrement bien l'évolution de la musique en Allemagne du Nord entre le baroque et le classicisme. Comme l'a écrit Eugene Helm, Emanuel donna peu à peu la préférence au clavier obligé et non plus au continuo, contribua à la disparition de la sonate en trio […], adopta la clarinette et le piano, et dans ses meilleurs ouvrages finit par abandonner le contrepoint et les canons baroques en faveur non pas d'une simplicité galante, mais du traitement sur un pied d'égalité de plusieurs voix non imitatives.  Cela dit, sa musique de chambre garda souvent un parfum conservateur, et il n'abandonna jamais complètement le solo instrumental avec continuo, tout en ignorant résolument le genre moderne du quatuor à cordes. »22

Sonates pour un instrument et continuo

Nous avons là onze Sonates pour flûte (Wq 123 à 131 + Wq 133 et 134), une pour hautbois (Wq 135), deux pour viole de gambe (Wq 136 et 137) et une autre pour violoncelle (Wq 138), toutes ou presque composées aux premières époques d'activité du musicien, jusqu'aux environs de 1747. C'est dire qu'en général, ces œuvres obéissent à des formules éprouvées, d'autant plus que, dans celles écrites pour le roi, le jeune compositeur veillait probablement à ne pas trop contrarier les goûts très conservateurs de son employeur. Dans ces musiques qui s'écoutent sans déplaisir, c'est sans doute la seconde sonate pour viole de gambe et continuo (Wq 137 - H 559 en re majeur), une des plus tardives il est vrai, qui suscite le plus vif intérêt ; Emanuel y manifeste nettement sa personnalité, et du même coup enrichit de façon inattendue le répertoire de l'instrument.

Carl Philipp Emanuel Bach, sonate Wq 137 (H 559) en re majeur (II. Allegro di molto) par Friederike Heumann, Gaetano Nasillo et Dirk Börner.

Sonates en trio

Dès 1731 (probablement sous la supervision de son père) et pendant une vingtaine d'années, Emanuel s'adonna à ce genre typique du baroque mettant en jeu deux instruments mélodiques avec basse chiffrée. Il nous a laissé une vingtaine d'œuvres de ce type : onze pour flûte et violon (Wq 143 à 153), dont les cinq premières, écrites en 1731, furent révisées en 1747 ; sept pour deux violons (Wq 154 à 160) ; enfin trois œuvres de la fin des années 1740, la Wq 161a (H 579) pour deux violons, la Wq 161b (H 578) pour flûte et violon et la Wq 162 pour deux flûtes. À quoi s'ajoute une étonnante Wq 163 pour flûte à bec basse et alto (ou viole).

Parmi ces dernières, la Wq 161a en ut mineur bénéficie d'une notoriété toute spéciale liée à son « programme » qui met en scène une conversation entre un personnage coléreux (Sanguineus) et un mélancolique (Melancholicus). « Annonciatrice de la célèbre Malinconia de Beethoven, elle pose la question, qui à l'époque agitait beaucoup les esprits en Allemagne du Nord, de la signification de la musique non chantée. Il s'agit, plus que d'une conversation entre deux personnages, d'une véritable confrontation dramatique, d'un conflit suivi d'une réconciliation. »23 La Wq 162 pour deux flûtes se distingue aussi par une réelle puissance expressive. C'est l'une de celles où le compositeur va le plus loin dans la synthèse d'ancien et de nouveau, une caractéristique que l'on retrouve avec bonheur dans un certain nombre d'autres sonates en trio. Car si les plus anciennes apparaissent un peu datées, avec leurs nombreux échos du grand Bach, on sent une évolution vers l'Empfindsamkeit à partir de Wq 148, avec à la clé de beaux moments d'émotion comme le superbe Adagio de la Wq 150 en sol majeur ou le sublime Largo con sordino de la Wq 158 en si♭majeur.

Carl Philipp Emanuel Bach, sonate Wq 161a en ut mineur par Florilegium (Rachel Podger et Lucy Russell, violons).
Carl Philipp Emanuel Bach, Sonate Wq 163 en fa majeur pour flûte à bec basse et alto par Les Boréades (Francis Colpron, flûte & Pablo Valetti, alto).

Œuvres pour un instrument mélodique avec clavier obligé

Sonates, mais aussi duettos, voire arioso ou fantaisie : composées pour une large part entre 1745 et 1766, pendant les années berlinoises du musicien, ces partitions « avec clavier obligé », où celui-ci tend un peu (un peu trop diront certains…) à jouer le premier rôle, s'adressent au violon pour dix d'entre elles (Wq 71 à 80), les deux premières étant de 1731 alors que les deux dernières datent des années 1780. Cinq autres (Wq 83 à 87) font appel à la flûte et une dernière (Wq 88) est dédiée à la viole de gambe. D'aucuns ajoutent à la liste deux autres œuvres avec flûte, et non des moindres puisqu'il s'agit des sonates BWV 1020 et 1031 dont l'inclusion dans le catalogue de J.S. Bach est désormais plus que contestée … sans qu'on puisse toutefois  les attribuer avec certitude à son fils.

S'agissant des œuvres relevant du catalogue propre d'Emanuel, on constate qu'elles gardent dans l'ensemble un caractère nettement conservateur, comme si, en écrivant pour le roi et la cour, le musicien s'était astreint à une autodiscipline assez stricte. On y trouve cependant une exception de taille avec la toute dernière des œuvres faisant appel au violon, cette étonnante fantaisie(ou Phantasie Sonate) en fa♯ mineur Wq 80 (H 536) que le musicien écrivit en 1787. Une œuvre à marquer d'une pierre blanche, très libre, rhapsodique même, et éminemment personnelle, dont le musicien annonce lui-même la couleur ( « très triste et très lent. Sentiments de C.P.E. Bach »), et qui en effet nous conduit tout droit au seuil du romantisme. (NB : cette Fantaisie est souvent jouée — voir plus haut — dans sa version Wq 67 pour clavier seul).

Carl Philipp Emanuel Bach, Sonate Wq 78 (H 514) en ut mineur (extrait) par Alice Piérot (violon) et Aline Zylberajch (piano à tangente).
Carl Philipp Emanuel Bach, Fantaisie en fa♯ mineur, Wq 80, pour violon et clavier par Giorgio Fava et Ilario Gregoletto (enregistrement public, Venise, 30 janvier 1988).
Carl Philipp Emanuel Bach, Sonate en sol mineur H 542.5 (J.S.B : BWV 1020) (III. Allegro) par Emmanuel Pahud et Trevor Pinnock.

Sonates pour clavier avec accompagnement de violon et de violoncelle

On parle parfois de trios à propos de ces sonates où en réalité le clavier tient la vedette, le violon et le violoncelle se contentant en général de doubler respectivement la mélodie et la partie basse en comblant parfois les vides intermédiaires. Dans les années 1775 et suivantes, Emanuel en composa treize en trois séries que l'on retrouve au catalogue sous Wq 89 (H 525 à 530), Wq 90 (H 522 à 524) et Wq 91 (H 531 à 534). Certes, le rôle secondaire attribué aux deux instruments mélodiques peut créer une frustration chez l'auditeur, mais ces œuvres de la haute maturité sont fort belles et — enfin — très originales. « Le compositeur use désormais de contrastes dynamiques et ses œuvres sont de plus en plus marquées par le caractère personnel et inconventionnel des compositions pour le clavier. La deuxième et la troisième des sonates Wq 91 contiennent des joyaux inoubliables de mordant et d'émotion intense. »24

Carl Philipp Emanuel Bach, Sonate Wq 90 no 3 en ut majeur.

Quatuors avec clavier 

Trois œuvres seulement (Wq 93 – H 537, Wq 94 – H 538 et Wq 95 – H 539), mais ces partitions pour clavier, flûte, alto et éventuellement violoncelle, où cette fois le clavier concède une place très significative à ses partenaires, sont des sommets incontestés dans l'œuvre de chambre du compositeur. « A quelques mois de sa mort, Carl Philipp Emanuel compose trois quatuors qui résonnent un peu comme un testament. Les signes manifestes d'un classicisme viennois alors en pleine expansion (articulations élégantes, contrastes de couleurs et d'harmonies) y voisinent avec des résurgences du baroque de sa jeunesse (effectif instrumental, incertitudes rythmiques). Et à la poésie affectée des mouvements modérés introductifs s'oppose la verve déchaînée des finales de tempo très vif, les mouvements lents médians assumant par leur expressivité le souvenir de l'Empfindsamkeit Stil. »25  Dans ces œuvres, écrites — on a peine à le croire — l'année même de la Symphonie Jupiter de Mozart, on est en outre ébloui par l'habileté avec laquelle le musicien « entrelace ces timbres si opposés […], au point que l'on ne sait plus à la fin qui est qui, lorsqu'un thème commencé par l'un et poursuivi par un autre est achevé par le troisième instrument avec un tel naturel que tous semblent inspirés par une même pensée… »26    

Carl Philipp Emanuel Bach, Quatuor en la mineur Wq 93 par Les Boréades, direction Pablo Valetti.

Autres œuvres

Outre un délicat solo de harpe (Wq 139), Emanuel a encore laissé une belle et fulgurante sonate pour flûte seule (Wq 132) et surtout — car plus inattendues — quelques manifestations fort séduisantes de son intérêt pour la clarinette, à travers un duo pour deux clarinettes (Wq 142) et une série de six brèves sonates pour clavier, clarinette et basson (Wq 92).

Michel Rusquet 2015
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Notice biographique Musicologie.org

Notes

22. Vignal Marc, dans Fr. R. Tranchefort (dir.), Guide de la Musique de chambre, Fayard, Paris 1998, p.9
23. Vignal Marc, Le Monde de la musique 279 , septembre 2003  
24. Geiringer Karl, op. cit. , p.404
25. Macia Jean-Luc,  Diapason 450, juillet/août 1998   
26. Gregory Serge, Répertoire 161, octobre 2002.


Voir également : Wilhelm Friedemann Bach - Carl Philipp Emanuel Bach - Johann Christian Bach - Johann Christoph Friedrich Bach - Christoph Willibald Gluck - Franz Xaver Richter - Johann Ludwig Krebs - Gottfried August Homilius - Johann Gottlieb Goldberg - Johann Gottlieb Graun - Johann Adolph Scheibe - Joachim Bernhard Hagen



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Samedi 21 Octobre, 2023