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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.

La musique instrumentale de Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784)

Aussi passionnant par l'œuvre qu'il a laissée que déconcertant par la vie qui fut la sienne ! Aujourd'hui encore, on peine à comprendre que l'aîné des fils de Jean-Sébastien et de Maria Barbara ait pu à ce point compromettre une carrière qui s'annonçait sous les meilleurs auspices. Tout petit, il se révéla si prodigieusement doué que son père en fit son chouchou, lui prodiguant tous ses soins par son enseignement qui allait vite en faire un formidable organiste et un compositeur des plus  prometteurs. De plus, Jean-Sébastien eut à cœur de lui offrir des études universitaires : Friedemann suivit ainsi pendant quatre ans des cours de droit, de philosophie et de mathématiques à l'Université de Leipzig, tout en apportant à son père, conjointement avec son cadet Carl Philipp Emanuel, une aide des plus précieuses à une époque où le cantor exerçait des responsabilités écrasantes.

Pour le meilleur et peut-être pour le pire, le papa continua de « couver » son cher Friede lorsque ce dernier, en 1733, conquit son indépendance en prenant un poste d'organiste à Dresde et lorsqu'en 1746, il devint organiste et directeur de la musique à Halle. Par la suite, les signes d'instabilité, voire d'excentricité, que le jeune homme avait déjà commencé à manifester ne firent que s'amplifier, le conduisant à accumuler les échecs et les déconvenues : « Ayant eu avec les autorités de Halle de nombreux démêlés, notamment au moment de la mort de son père, il accepta, sans aller l'occuper, un poste à Darmstadt (1762), et en fin de compte renonça à celui dont il jouissait à Halle sans en avoir d'autres en vue (12 mai 1764) : dix-sept ans avant Mozart, il prit ainsi le risque de la liberté. Il resta à Halle jusqu'en 1770, séjourna quelque temps à Brunswick, et en 1774, s'installa pour le reste de ses jours à Berlin. Il y fut bien reçu par la princesse Amélie de Prusse, à qui il dédia, en 1778, huit fugues à trois voix pour clavier ; il y subsista grâce à des leçons et à des récitals d'orgue (le premier fit sensation), mais y mourut en laissant sa femme et sa fille dans la plus complète misère. »1

Il n'en fallait pas plus pour faire naître, à travers un roman, puis, plus près de nous, à travers un film, une légende des plus malveillantes : « celle d'un bohème excentrique, d'un éternel infortuné, errant de ville en ville sans pouvoir se fixer, désertant les rares emplois qu'il obtient, dilapidant dans les tavernes le maigre argent qu'il arrive à gagner, terminant sa vie dans la maladie et la misère. Au portrait du raté on a joint celui d'un être sans scrupules, soit que l'insuccès le réduise à présenter ses compositions sous le nom glorieux de son père, soit qu'à bout d'inspiration il prétende de son cru telle ou telle oeuvre de Jean-Sébastien . Au surplus, on ne nous cache pas qu'il ne s'est pas privé de vendre, à Dieu sait qui, une bonne part des manuscrits de Bach […] ; on ne nous fait grâce ni de son mauvais caractère, ni de sa grossièreté ; on le dit quasi fou sur la fin : en somme, un autre neveu de Rameau, que nulle bonne littérature (la mauvaise, oui, se l'est approprié) n'a sauvé de la méconnaissance, qui est pire que l'oubli. »2

Heureusement, il nous reste sa musique, qui renferme nombre de pages parmi les plus géniales dans ce que les fils Bach ont pu produire. Un catalogue relativement restreint en fait, ce qui s'explique par l'insuccès chronique auquel le musicien s'est heurté auprès de ses contemporains qui le trouvaient tantôt trop conservateur, tantôt trop moderne. Une œuvre dont l'essentiel, en quantité comme en qualité, relève de la musique instrumentale, et où on perçoit justement ce tiraillement du musicien entre deux univers esthétiques, celui de son père dans lequel ont baigné son enfance et son adolescence, et celui de l'Empfindsamkeit (sensibilité) qui s'imposait en ce milieu de XVIIIe siècle. « Il ne se résigne pas à quitter l'un pour l'autre. Sa vie durant, il demeure tiraillé entre la fidélité au contrepoint, à la polyphonie, aux savantes splendeurs du baroque, à cette écriture qu'il tient de son père et où il a fait ses premières armes — et la tentation de tours plus modernes, appropriés à ce vaste remuement du sensible et du sentimental qui se produit alors dans les consciences, et que le vieux Bach lui-même avait pressenti. Quand il regarde du côté du passé, Friedemann peut aller, en rigueur, en clarté, en austérité, jusqu'à évoquer Pachelbel : le peu que l'on connaît de son œuvre d'orgue en témoigne. Du côté de l'avenir, il préfigure Schumann, et la fièvre de cette inspiration humoresque que le seul clavier peut délivrer. »3 Ce n'est pas pour rien que les romantiques allemands marqueront leur affection à son égard : non seulement sa musique abonde en changements d'expression et en surprises brusques, mais certaines de ses œuvres « expriment une passion et une douleur, de même qu'en certains mouvements lents, une ferveur et une profondeur de sentiments presque uniques à son époque. »4

Œuvres pour orgue

À sa disparition, Wilhelm Friedemann eut droit à une rubrique nécrologique proclamant — sans plus — que l'Allemagne venait de perdre « le plus distingué de ses organistes ». Lui qui, des quatre fils musiciens de J. S. Bach, fut le seul à perpétuer sur ce plan la tradition familiale, méritait certainement ce coup de chapeau, car les témoignages de son temps parlent d'un organiste exceptionnel, peut-être même supérieur à son père, et surtout d'un improvisateur particulièrement puissant et original.

Or il a très peu écrit pour l'orgue, et le peu qui nous est parvenu ne reflète absolument pas les fulgurances dont il faisait preuve — paraît-il — dans ses improvisations. Il s'y montre en effet « beaucoup moins personnel que dans ses œuvres pour clavier ou ses pages concertantes. Sans doute, par l'orgue, se retourne-t-il vers les racines familiales, ce qui explique le caractère passéiste et parfois même archaïsant de ces pages. »5  

Mettons à part, car elles ne font pas appel au pédalier et semblent plutôt destinées au clavecin ou au piano-forte, les huit fugues (F 31) qu'il écrivit sur le tard à l'intention de la princesse Amélie, sœur du roi Frédéric II de Prusse. Ne reste plus alors — sauf nouvelles découvertes — qu'une petite vingtaine de pièces : les sept préludes de choral (F 38), qui reprennent des cantiques parmi les plus fréquentés de l'Église luthérienne mais dans lesquels, contrairement à son père, le musicien n'apporte aucun commentaire par ornementation ou traitement contrapuntique ; les cinq fugues (F 32 à 36), dont on retient surtout la dernière (en fa majeur), une fugue à quatre voix richement développée ; et cinq autres fugues de découverte plus récente, et de ce fait non référencées dans le catalogue officiel, toutes écrites à quatre voix avec pédalier obligé, cinq pièces qui présentent ici et là des traits intéressants, jusqu'à la conclusion de celle en si bémol majeur qui, comme le relève Gilles Cantagrel, rappelle l'imagination fantasque du compositeur.

Wilhelm Friedemann Bach, Trois fugues avec pédalier obligé par Roland Münch.

Œuvres pour clavier

À tous les stades ou presque de sa vie de compositeur, Wilhelm Friedemann a écrit des œuvres pour clavier (clavecin, clavicorde, piano-forte), et c'est sans aucun doute dans ces œuvres que s'exprime le plus complètement sa personnalité. Certes, tout n'y est pas marqué du sceau du génie, mais, à côté de tout ce qu'elles réservent comme éléments de surprise, elles nous révèlent un très grand musicien : « ce qui lui appartient en propre, cette inquiétude, ce sentiment du tragique, cette esthétique de la douleur qui fait le prix de ses plus belles pages, ne relâche pas, quand on l'a subie, son emprise. Et ce d'autant mieux qu'il a, pour l'exprimer, les ressources d'une écriture harmonique sans précédent, la plus originale de son époque. Elle a passé pour obscure ;  aujourd'hui, on ne peut que la trouver prophétique, merveilleusement accordée à une personnalité complexe, en avance sur son temps… »6

Les Sonates

On en compte neuf, toutes en trois mouvements, dont sept composées dans les années 1740 et deux écrites à Berlin vers 1778.

Ces deux dernières — celle en re majeur (F 4) dédiée à la princesse Amélie et celle en ut majeur (F 2) — tranchent par rapport aux autres par leur caractère policé et un style étrangement équilibré qui en font de petits chefs-d'œuvre classiques. Deux œuvres hautement estimables, certes, mais tellement « tirées à quatre épingles » qu'on leur préférera en général les précédentes, « pleines de surprises, de contrastes, aussi capricieuses que des fantaisies, accumulant les modulations imprévues, les rythmes inventifs, jouant de leurs points d'orgue, de leurs silences subits, débraillées dans leur premier mouvement, endiablées dans leur finale, et surtout parlant dans leur mouvement lent le langage de la tendresse, de la mélancolie, de l'inquiétude, [avec] cet empfindsamer Stil qui est celui de la sensibilité retrouvée. »7

Au sein de cette série de sept Sonates parfois dites « de Dresde » (F 1 en ut majeur, F 3 en re majeur, F 5 en mi♭ majeur, F 6 en fa majeur, F 7 en sol majeur, F 8 en la majeur et F 9 en si♭ majeur), on relève bien ici ou là des moments de relative faiblesse, mais ceux-ci ne sont rien à côté des petites et grandes merveilles qui nous attendent dans ces pages. À cet égard, l'auditeur d'aujourd'hui ne pourra que s'étonner de l'insuccès auquel fut confronté le musicien lorsqu'il publia la toute première de ces sonates (la F 3 en re majeur). De même, il chérira à coup sûr celle en la majeur (F 8), tout spécialement pour ses 2e et 3e mouvements. Et il ne pourra que s'émerveiller à l'écoute de la superbe  sonate en sol majeur (F 7), assurément la plus belle de toutes.

Wilhelm Friedemann Bach, Sonate F 7 en sol majeur par Christophe Rousset.
Wilhelm Friedemann Bach, Sonate F 8 en la majeur par Christophe Rousset.

Les Fantaisies

Neuf fantaisies ont été authentifiées à ce jour, qui nous mettent au contact de l'improvisateur de génie que fut Wilhelm Friedemann. Plus encore qu'ailleurs, celui-ci y laisse libre cours à son imagination, allant même jusqu'à y inclure des accents presque romantiques.

Il semble qu'on puisse en fait les répartir en trois groupes selon leur époque de composition. Les trois plus anciennes (F 14 en ut majeur, F 17 en re majeur, F 18 en re mineur) remonteraient aux années de Dresde (1733-1746) et se signalent à la fois par une virtuosité débridée et une forme assez brouillonne. Suivent quatre pièces, nettement plus élaborées et rigoureuses dans leur construction (F 23 en la mineur, F 20 en mi mineur, F 19 en re mineur, F 21 en mi mineur), qui semblent dater de la fin du séjour à Halle. C'est dans celles-là que le musicien est à son meilleur : il s'y montre parfois étonnamment sobre, sérieux, voire grave, comme dans cette F 19 en re mineur dans laquelle on s'est plu à retrouver les qualités de grand architecte du cantor de Leipzig. Fleuron incontesté de ce groupe intermédiaire : la F 21 en mi mineur, la plus complexe du lot, la plus riche aussi par son mélange étonnamment réussi d'ancien et de nouveau, et sans doute la plus émouvante par ses accents dramatiques et romantiques. Puis viennent les deux dernières fantaisies (F 15 et F 16, toutes deux en ut mineur). « Friedemann les écrivit à Berlin en 1794, l'année même de sa mort ; ce sont des pots-pourris extravagants ; selon l'optique, on pourra lui reprocher de ne plus savoir organiser sa matière, ou l'applaudir d'annoncer la Fantasiestück du siècle suivant… »8  Pour notre part, malgré (ou peut-être à cause de) son côté incroyablement décousu, nous avouerons avoir un faible pour la F 15 : l'assemblage incertain de ses dix-sept sections, avec ses emprunts à des œuvres antérieures, se révèle aussi troublant (et presque pathétique) que déroutant.

Wilhelm Friedemann Bach, Fantaisie en mi mineur F 21 par Léon Berben.
Wilhelm Friedemann Bach, Fantaisie en re mineur F 19, et fFugue VI en mi mineur, par Maude Gratton.
Wilhelm Friedemann Bach, Fantaisie F 23 en la mineur par Robert Hill.
Wilhelm Friedemann Bach, Fantaisie en ut mineur F 15, par Christophe Rousset.

Les Polonaises

Petites par la taille, mais grandes par leur superbe puissance expressive, « les douze polonaises (F 12) sont ce que Wilhelm Friedemann Bach écrivit de plus personnel pour clavier seul. Elles furent probablement composées en deux groupes de six de 1765 à 1771 environ, alors que le compositeur avait démissionné de ses postes à Halle. Elles se succèdent en faisant alterner majeur et mineur, selon une progression ascendante d'ut majeur (1re ) à sol mineur (12e), mais en omettant les tonalités les plus rares et les plus difficiles, et tirent le plus grand parti de la variété de tempo et de sentiment inhérente à cette danse. En fait, elles ressemblent fort peu à la polonaise dansée et — pour reprendre la formule de leur premier éditeur, F. K. Griepenkerl (1819) — dédaignent le clinquant comme le ferait un cœur sincère et pur. »9

Ces douze joyaux ont fortement séduit les musiciens romantiques, et, de fait, « ce sont essentiellement des Klavierstücke, d'une diversité infinie, avec des accents prophétiques, un langage où sans cesse l'émotion l'emporte sur la raison. »10  Le musicien y exhale une subjectivité préromantique, en particulier dans celles de ces polonaises « qui exaltent, comme nul ne l'a fait avant lui, la face ténébreuse, le dolorisme des tonalités mineures. »11 D'où l'irrésistible attrait des six pièces mineures (numéros pairs), que les autres mettent idéalement en valeur. Bref, on en ferait presque une œuvre pour l'île déserte ...

Wilhelm Friedemann Bach, Polonaise no 8 en mi mineur Robert Hill, pianoforte (erreur dands le titre de la vidéo).


Wilhelm Friedemann Bach, Polonaise no 10 en fa mineur par Andreas Staier, clavecin.


Les huit fugues

Les huit fugues (F 31) évoquées ici constituent l'unique recueil pour l'orgue publié par notre musicien, mais on a vu que ces brèves fugues à trois voix semblent plutôt destinées au clavecin ou au piano-forte.

Composées en 1778 et dédiées à la princesse Amélie, elles marquent un singulier retour au contrepoint en un temps qui n'était plus le sien. Qui plus est, Wilhelm Friedemann semble bien avoir eu pour modèle une œuvre de son père : l'ordre des tonalités, pour les cinq premières fugues, n'est autre que celui des premières sinfonies à trois voix, et la dernière de ces huit fugues, la plus belle et la plus développée, a un sujet directement démarqué du début de la Sinfonia BWV 795 de J.S. Bach.

Pour autant, le fils ne s'y livre pas à un exercice académique : il les présentait comme « pleines de goût et mélodieuses », ce qu'elles sont en effet. Non seulement il insuffle à ces pièces de belles touches de douleur ou de passion caractéristiques de l'empfindsamer Stil, mais, en plus, par un joli tour de force de composition, il parvient presque à faire oublier qu'il s'agit de fugues.

Wilhelm Friedemann Bach, Fugue no 8 en fa mineur par Christophe Rousset.

Autres pièces pour clavier

Les autres pièces pour clavier qui nous sont parvenues remontent presque toutes à la première époque de production du musicien, jusqu'au début de son séjour à Dresde. Parmi celles qui méritent d'être citées, la plus ancienne est la belle suite en sol mineur (F 24) où, dans les trois premiers morceaux (dont une sarabande fort inspirée), le jeune homme marche sur les traces de son père, pour ensuite, dans la gigue et la bourrée finale, s'affranchir de la tradition baroque en introduisant quelques traits personnels ou plus « modernes ». Vient ensuite le concerto en sol majeur, per il cembalo solo (F 40), une œuvre dans laquelle on peut voir un essai de reproduire la formule du Concerto italien de J. S. Bach. Un essai assez peu convaincant en vérité, même si ce concerto mérite d'échapper à l'oubli grâce à son mouvement médian, un andante en mi mineur d'une beauté réellement prenante. Par ailleurs, parmi les petites pièces isolées laissées par le musicien, nous en distinguerons deux : le Preludio en ut mineur (F 29), page aussi brève qu'émouvante, et la marche en mi bémol majeur, une œuvre d'un tout autre esprit, fière et décidée, qui n'échappe pas tout à fait aux sautes d'humeur coutumières du compositeur.

Nous mettrons nettement à part, en lui accordant une mention spéciale, une œuvre qui fut longtemps attribuée à J.S. Bach, le Concerto a duoi cembali concertati (F 10), parfois appelé Sonate pour deux claviers. La partition plut tellement au père que celui-ci en recopia personnellement les parties. Écrite au début de la période de Dresde, c'est une œuvre ample et brillante, au contrepoint solide, dont les deux premiers mouvements, d'écriture symphonique, relèvent nettement de la forme sonate, alors que le Presto final, avec ses alternances de tutti et de soli aux rythmes très contrastés, adopte la forme du concerto sans orchestre.

Wilhelm Friedemann Bach, Concerto a duoi cembali concertati, F 10, en fa majeur, par Andreas Staier et Robert Hill.

Œuvres de chambre

En nombre, elles représentent peu de chose. Dans le style, elles sont généralement plus tributaires du passé que les œuvres pour clavier du même Friedemann. Mais la grandeur du musicien s'y révèle parfois de manière éclatante, notamment dans ses merveilleux Duos pour deux flûtes.

Les six duos pour deux flûtes

Dans un exercice de composition a priori mineur, car une telle destination instrumentale appelle une musique de consommation avant tout domestique, notre musicien a réussi un tour de force magistral. Ces six duos ou « sonates » (F 54 à F 59) constituent en effet « un sommet du répertoire pour cet instrument. Ils dépassent en difficulté, en intensité expressive et en beauté tous ceux écrits à la même époque pour la même formation. Quatre relèvent de la période de Dresde (avant 1746) et deux (F.56 en mi bémol majeur  et F 58 en fa mineur) de la période berlinoise (après 1774). On y trouve des mouvements fugués (Alla breve de F 59, mouvements extrêmes de F 58), des souvenirs de Johann Sebastian (Allegro initial de F 55), des pages dansantes (gigue finale de F 59, transcrite d'un original pour clavier), des mouvements lents très expressifs. »12

Difficile de résister en vérité au pouvoir d'envoûtement de ces duos à l'écriture polyphonique où les voix des deux instruments, traités sur un pied d'égalité, se croisent en dialogues incessants. Cette « musique crépusculaire, brûlante, aux affects mordants, aux dissonances provocantes et aux âpres méditations, est de celles qui marquent, dérangent et fascinent. »13  Car si ces duos ont un tel pouvoir sur l'auditeur, c'est aussi du fait de « leur bizarrerie stylistique, écartelés qu'ils sont entre la lumière baroque et les premières ténèbres du préromantisme. Dans cette alternance de prestos et vivace bondissants et de complaintes tour à tour élégiaques ou véhémentes, le génie inclassable et prémonitoire de Wilhelm Friedemann se fait jour, qui s'amuse de nous faire tressaillir avec les simples pépiements de deux flûtes. »14

Wilhelm Friedemann Bach, Duo en fa majeur, F 57,  par Barthold Kuijken et Marc Hantai.
Wilhelm Friedemann Bach, Duo en sol majeur; F 59, par Barthold Kuijken et Marc Hantai.

Les trois duos pour deux altos

Nous avons là trois partitions tardives, conçues sur le même modèle que leurs homologues pour flûtes, au point même que le musicien y emploie une stricte écriture à deux voix, évitant d'y placer des doubles cordes ou des accords. À certains égards, elles possèdent les mêmes vertus d'originalité et les mêmes sombres couleurs, et pourtant elles sont loin de bénéficier du même engouement. Peut-être faut-il, avec K. Geiringer, tout en se gardant d'un excès de sévérité, l'attribuer à un certain « déclin de la puissance créatrice de l'auteur. Sa musique prend parfois un caractère pompeux et pénible et les noms poétiques de Lamento, Amoroso, Scherzo, dont Friedemann pare ses deuxièmes mouvements, ne peuvent cacher que ceux-ci, dans lesquels l'imagination du compositeur se donnait autrefois libre cours, sont devenus stériles. »15

Wilhelm Friedemann Bach, Duo no 1 en sol majeur (I. Allegro), par Stefan L. Smith (altos I & II).

Autres œuvres de chambre

En excluant deux sonates pour instrument mélodique (violon d'une part, alto d'autre part) et clavecin, qui semblent bien ne rien devoir à notre compositeur, on retient encore quatre sonates en trio avec basse continue, dont deux (F 47 et F 48) pour deux flûtes et deux (F 49 et F 50) pour deux violons. Ces œuvres de relative jeunesse, souvent fort plaisantes, apparaissent beaucoup plus conventionnelles que les précédentes, même si peuvent surgir de ci de là  quelques traits originaux.

Œuvres concertantes

On a longtemps cru que Wilhelm Friedemann n'avait laissé que des concertos pour clavecin. Or, dans ce registre, il a à nouveau jeté son dévolu sur la flûte. On connaissait déjà de lui (voir ci-dessous le symphonies) un étrange Adagio et fugue en re mineur (F 65) pour deux flûtes et cordes. Et voilà qu'en 2000, à Kiev, au sein des archives de la Singakademie de Berlin, on a exhumé un concerto pour flûte en re majeur du même Friedemann, qui semble bien dater des dernières années berlinoises du musicien. Une découverte de tout premier intérêt : « C'est un ouvrage singulier, bien dans le style du compositeur, assez sombre d'atmosphère avec une flûte volontairement intégrée dans le discours de l'orchestre, presque à la manière d'une symphonie concertante. »16

Wilhelm Friedemann Bach, Concerto pour flûte en re majeur WFB C15 (III. Vivace) par Jocelyn Daubigney et Les Talens Lyriques (direction, Christophe Rousset).

Quant aux fameux concertos pour clavecin, autres fleurons de la production du musicien, la musicologie a peu à peu éclairci les zones d'ombre qui les recouvraient encore. Ainsi, celui en ut mineur qui fut longtemps joué sous le nom de Friedemann est en réalité une œuvre de Kirnberger. Inversement, un concerto en fa mineur, qu'on était tenté d'attribuer à tel ou tel de ses frères dont les noms apparaissaient sur le manuscrit, et qui d'ailleurs apparaît souvent au nom de Jean-Chrétien, serait en fait de Friedemann. Auquel cas c'est un ensemble de sept concertos qui désormais devrait être pris en compte, dont le F 41 en re majeur, le F 42 en mi bémol majeur (inachevé), le F 43 en mi mineur, le F 44 en fa majeur, le F 45 en la mineur et le célèbre F 46 en mi bémol majeur pour deux clavecins, la plupart de ces œuvres remontant à la période de Dresde.

Si, pour l'essentiel, ces œuvres sont écrites sur le canevas du concerto de l'époque baroque, Friedemann « fait un grand pas en avant sur la manière de son père : il élargit les parties d'orchestre et du solo et, en même temps, leur donne plus d'indépendance l'une par rapport à l'autre. Ses tutti prennent un caractère plus symphonique, sont construits sur deux, ou même trois ou quatre idées opposées et se terminent souvent par un unisson puissant. Les figures des parties du solo perdent leur aspect mécanique et sont empreintes d'une vie pleine d'émotion personnelle. Dans ces concerti, les deux partenaires, solistes et orchestre, s'affrontent un peu comme dans les grands concerti du XIXe siècle. »17

Outre le puissant concerto pour deux clavecins (F 46), qui ajoute aux cordes deux trompettes, deux cors et les timbales, mais se passe d'accompagnement orchestral dans son Cantabile médian, on accorde un prix tout spécial au F 43 en mi mineur, idéalement tendre et mélancolique, comme au F 44 en fa majeur, un des plus accomplis. Mais on sera tout aussi sensible aux étranges clairs-obscurs du F 45 en la mineur, de même qu'au charme du F 42 en mi bémol, dont on regrettera toujours qu'il s'interrompe au milieu de son second mouvement.

Wilhelm Friedemann Bach, Concerto pour clavecin en mi mineur, F 43, par Raphael Alpermann et l'Akademie für Alte Musik Berlin, direction Stephan Mai.
Wilhelm Friedemann Bach, Concerto pour clavecin en la mineur F 45 (mouvements I & II) par le London Baroque, direction Richard Egarr.
Wilhelm Friedemann Bach, Concerto pour 2 clavecins en mi bémol majeur, F 46 (1er mouvement) par Andreas Staier et Robert Hill avec Musica Antiqua Köln, direction Reinhard Goebel.

Symphonies

On compte, paraît-il, une dizaine de « symphonies » dans la production de Wilhelm Friedemann, mais beaucoup sont restées inédites, et parmi celles que l'on peut connaître, plusieurs (dont certaines en un seul mouvement) étaient destinées à servir simplement d'introduction à des cantates. C'est dire que le musicien n'a guère cultivé le genre en tant que tel.

En fait, on en connaît essentiellement trois : celle en re mineur qui n'est autre que l'Adagio et fugue, pour deux flûtes et cordes (F  65) déjà évoqué, et qui vaut d'être saluée autant pour son sublime adagio que pour son énergique et solide fugue à quatre voix pour cordes seules ;  celle en fa (F 67), une œuvre hybride en quatre mouvements qui tient à la fois de la symphonie et de la suite ;  et celle en re majeur (F 64), la plus richement orchestrée des trois. Des œuvres qui n'enrichissent pas de façon décisive notre connaissance du musicien, mais, pour reprendre les termes de K. Geiringer, témoignent d'un esprit jeune, énergique et parfois brillant.

Wilhelm Friedemann Bach, Symphonie en re mineur F 65 (Adagio et fugue pour 2 flûtes et cordes), Kolner Kammerorchester, direction Helmut Muller-Bruhl.
Wilhelm Friedemann Bach, Symphonie « dissonante » en fa majeur F 67 ( Mouvements I à III), par Christophe Coin.


Biographie de Wilhelm Friedemann Bach

Notes

1. Vignal Marc, Wilhelm Frieselmann Bach. Dans Jean et Brigitte Massin (direction), « Histoire de la musique occidentale » , Fayard, Paris 2003, p. 566-567.

2.   Sacre Guy, La Musique de piano. Robert Laffont, Paris 1998, p. 228-229.

3. Ibidem, p. 229.

4.  Geiringer Karl, Bach et sa famille : sept générations de génies créateurs (traduit de l'anglais par Marguerite Buchet et Jacques Boitel). Buchet Chastel, Paris 1955, p. 355.

5.  Cantagrel GillesGuide de la Musique d'orgue. Fayard, Paris 2003, p. 143.

6.  Sacre Guy, Op. cit., p. 231.

7. Ibidem, p. 235.

8. Ibidem, p. 232.

9.  Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique » (213), septembre 1997.

10. Sacre Guy, Op. cit., p. 240.

11. Ibidem, p. 230.

12. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique » (229), février 1999.

13.  Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (417) juillet / août 1995.

14.  Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (410), décembre 1994.

15. Geiringer Karl, Op. cit., p. 368.

16. Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (302), avril 2003.

17. Geiringer Karl, Op. cit., p. 364.



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Jeudi 11 Novembre, 2021