Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.— IV. Entre Bach et Mozart : Allemagne.
Introduction ; sonates pour clavier ; autres œuvres pour clavier ; œuvres pour orgue ;musique de chambre ;œuvres concertantes ;les symphonies.
Outre ses quelque cent cinquante sonates, le musicien a écrit une quantité impressionnante d'autres pièces pour clavier qui touchent aux genres les plus divers. On y trouve pèle-mèle des sonatines (dont une série de six ajoutées lors d'une réédition du fameux Versuch), des solfeggios (sorte de préludes dont l'un — Wq 117/2 en ut mineur — s'est acquis une belle célébrité sous le nom de Solfeggietto), des menuets, des polonaises (dansantes, contrairement à celles de Friedemann), des petits duos pour deux claviers… et même un concerto en ut majeur pour clavecin seul conçu dans le même esprit que le Concerto italien de Jean-Sébastien. Et ce n'est pas tout, car, à côté de toutes ces pièces qu'on est tenté (souvent à tort d'ailleurs…) de regarder avec condescendance, Emanuel a laissé à la postérité, sous des formes diverses, voire inattendues, quelques illustrations supplémentaires de son art dans la composition pour clavier, avec ici un atout : dans ces formes très ramassées, on sera bien en peine de lui adresser une critique qui lui est faite parfois pour ses sonates, celle de ne pas toujours parvenir à soutenir l'intérêt d'un bout à l'autre d'une œuvre en trois mouvements.
À partir des années 1770, le genre du rondo connut une vogue à laquelle Emanuel ne pouvait échapper. C'est ainsi qu'à partir de 1780, treize rondos furent, on l'a vu, publiés dans la collection « pour connaisseurs et amateurs ». Ces pièces « sont construites sur des thèmes brefs et étonnamment simples. Le compositeur exprime ses idées en une variété toujours renouvelée, changeant les tons, les diluant dans la mélodie, les harmonisant de maintes manières, les entrecoupant de soupirs inattendus et de rubati. Ses brusques passages du pianissimo au fortissimo, ses crescendi se concluant dans un piano, ses diminuendi conduisant à un forte, comme son ingéniosité à ménager à l'auditeur charmé et amusé des surprises toujours nouvelles révèlent un sens très fin de l'humour. Ces rondos constituent la contrepartie musicale de sa conversation pleine d'esprit et de vivacité qui faisait rechercher aux intellectuels de son temps la compagnie d'Emanuel. »12
Dans ce genre qui, chez notre musicien, penche très fort vers la fantaisie, nous avons de vrais petits chefs-d'œuvre. Parmi eux, le rondo en la mineur Wq 56/5 (H 262) où le compositeur semble prendre plaisir à mener en bateau l'auditeur ; celui en mi majeur Wq 57/1 (H 265) et celui en la majeur Wq 58/1 (H 276), riches l'un et l'autre en changements de tonalités ; le Wq 58/5 (H 283) ; celui en ut mineur Wq 59/4 (H 283) de 1784, « le plus dramatique, et préromantique, de tous […] avec une rupture, une volte-face presque à chaque ligne »13 ; celui en mi♭ majeur Wq 61/1 (H 288), beethovénien en diable ; et enfin, en dehors des séries « pour connaisseurs et amateurs », et dans un esprit tout différent, il y a le célèbre Wq 66 (H 272) Abschied von meinem Silbermannschen Clavier (Adieu à mon clavicorde Silbermann) où, pour citer encore Guy Sacre, « les traits virtuoses s'éclipsent, l'émotion affleure, remplit autant les notes que les silences. »
Carl Philipp Emanuel Bach, Rondo Wq 58/5 en si♭majeur par Robert Hill, pianoforte (lenregistrement public)Comme si sonates et rondos n'avaient pas suffi à épuiser la veine fantaisiste du compositeur, celui-ci a laissé tout un petit lot de fantaisies, des petites comme des grandes, dont les plus remarquables sont, outre la belle fantaisie en ut mineur qui conclut les « Probestücke » (Wq 63) du Versuch, les six incluses dans les dernières séries (Wq 58 – 59 et 61) de la collection « pour connaisseurs et amateurs », avec une mention particulière pour la Wq 58/6 (H 277) en mi♭ majeur et pour la Wq 61/6 (H 291) en ut majeur, ainsi que pour la Wq 59/6 (H 284). Et bien sûr on y ajoutera la célèbre Wq 67 en fa♯ mineur de 1787, si chargée de sentiment, qui n'est autre que la version pour clavier seul de la sonate Wq 80 pour violon et clavier.
Emanuel « avoue, dans une lettre souvent citée, qu'il a publié ses fantaisies afin que la postérité sache quel Fantast, quel improvisateur il était. Et le voilà en effet qui improvise devant nous, explorant le cercle harmonique, sans boussole ni horloge. »14 À l'écoute, on se prend à imaginer ces moments d'exception offerts à quelques privilégiés, où, selon un témoignage cité par K. Geiringer, il était absolument unique et infatigable : « Pendant des heures, il se perdait dans ses méditations et dans un océan de mélodie. Son âme semblait éloignée de tout, ses yeux erraient comme dans un rêve ravissant, sa lèvre inférieure tombait sur son menton, son visage et sa silhouette se courbaient, presque inanimés sur l'instrument. »15
Carl Philipp Emanuel Bach, Fantaisie Wq 59/6 en ut majeur par Christopher Hogwood, pianoforte.On l'a dit : le musicien avait de nombreuses cordes à son arc. Une illustration supplémentaire : « De 1754 à 1757, Carl Philipp Emanuel compose à Berlin un ensemble de vingt-quatre Pièces caractéristiques en un seul mouvement, dont les titres et parfois le style évoquent les « Pièces de caractère » ou « Pièces caractérisées » des clavecinistes français. Huit des vingt-quatre ont recours — autre trait « à la française » — à la forme rondo, d'autres adoptant un rythme de polonaise. La plupart évoquent par leurs titres respectifs des personnalités, berlinoises ou non, le tout constituant un bel éloge de l'amitié. »16 Sous des titres plus ou moins explicites (La Gleim, La Lott, La Louise, La Philippine, La Caroline… mais aussi L'Irrésolue, La Journalière, La Capricieuse, La Complaisante), on y trouve une sympathique galerie de portraits féminins, mais d'autres titres (La Gause, La Boehmer, La Pott) visent des messieurs aux situations très en vue (juristes, professeurs, théologiens ou médecins). Dans le lot, on accordera une faveur toute spéciale à L'Aly Rupalich, une des pièces les plus curieuses, qui n'est pas loin d'annoncer Scot Joplin ; à La Stahl, une pièce sérieuse et pleine de tempérament ; et — on se croirait ici revenu chez Couperin — aux Langueurs tendres, une pièce « entièrement basée sur une petite cellule de quatre notes, que les mains s'échangent en écho, en gémissants chromatismes. »17
Carl Philipp Emanuel Bach, L'Aly RupalichPour finir en beauté notre revue des œuvres pour clavier du compositeur, voici, datée de 1778 et répertoriée Wq 118/9 (H 263), une partition à marquer d'une pierre blanche. Ce fameux thème, qui a traversé tous les âges, Emanuel en a à son tour tiré des variations, au nombre de douze, qui « lui proposent un commentaire aussi délicat que savant, d'une étonnante originalité, bien éloigné des insupportables litanies qu'on trouve ordinairement dans les thèmes variés de l'époque. »18 Moins de dix minutes de musique, mais du grand art, assurément.
Carl Philipp Emanuel Bach, Variations sur les Folies d'Espagne, Ruggero Laganà.Notice biographique Musicologie.org
12. Geiringer Karl, op. cit. p.399-400
13. Sacre Guy, op. cit., p.138
14. Sacre Guy, op. cit., p.138
15. Geiringer Karl, op. cit., p.388
16. Vignal Marc, Le Monde de la musique 265, mai 2002
17. Sacre Guy, op. cit., p.140
18. Sacre Guy, op. cit., p.139.
Voir également : Wilhelm Friedemann Bach - Carl Philipp Emanuel Bach - Johann Christian Bach - Johann Christoph Friedrich Bach - Christoph Willibald Gluck - Franz Xaver Richter - Johann Ludwig Krebs - Gottfried August Homilius - Johann Gottlieb Goldberg - Johann Gottlieb Graun - Johann Adolph Scheibe - Joachim Bernhard Hagen
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Vendredi 31 Mai, 2024