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13 siècles d'écrits sur la musiqueLittérature musicographiqueLes musicographes du passé.

L'ancienne littérature musicographique

Par Jean-Marc Warszawski (2002) ——

Les livres musicographiques sont divers. Ils peuvent tirer leur matière substantielle de la plus pure des abstractions ou être dédiés à une pratique extrêmement précise. Ils prennent ici la forme d'un précis de solfège, là, celle de recommandations religieuses ou de règles liturgiques. Ils deviennent parfois des recueils de gloses esthétiques ou de poésies glorifiantes. Ils s'inscrivent aussi dans des querelles de grande ampleur, ou des polémiques particulières. Ils s'attachent à des sujets restreints, mais font également montre d'ambitions encyclopédiques. Le public auquel s'adressent ces ouvrages est tout aussi varié. Mais qu'il s'agisse d'enfants, de dilettantes, d'amateurs, d'érudits, de simples curieux, de spécialistes, de praticiens, de moines ou, cas rarissimes, de nonnes, ces manuels ne se départissent pas d'une identité pédagogique. Pourtant, jusques y compris dans leurs contextes les plus techniques, ces ouvrages nous renseignent peut-être plus sur la façon de voir le monde (et la musique) que sur la musique elle-même: il est question ici de malencontres.

La plus générale d'entre elles est liée à l'incertitude dans laquelle, pensées et actes tracent et creusent les chemins qui font ou ne font pas se rejoindre théorie et pratique. On peut aussi avancer - on excusera la lourdeur de l'argument - que l'art (musical), par définition, n'est pas une science exacte, et bien qu'en en étant pourchassé, il finit toujours par dérober de ses parties à la connaissance positive. C'est peut-être ce qui explique que le domaine théorique héberge un éventail d'outils abstraits qui relèveraient plutôt de l'aire des conventions (solfège), habitudes et tradition. En contrepartie, des aspects réellement théoriques sont moins, mal, ou très extérieurement représentés, comme la sociologie, la philosophie, la psychologie, la physique, voire une certaine façon de faire de l'histoire. Tout se passe, en quelque sorte, comme si on voulait oublier que la musique (théorique) fut longtemps une discipline partagée par les mathématiques et l'astronomie. L'art musical profite de ces compagnonnages, mais reste indéfectiblement un art en recréant, au fur et à mesure que les anciennes tombent dans le domaine du savoir positif, de nouvelles parts d'ineffable ou de mystère. Ces raisons sont suffisantes pour expliquer l'existence d'un décalage entre le traité, et la musique réelle. Al-Hassan, musicien syrien de la seconde moitié du XI e siècle ne dit pas autre chose :

La musique se divise en deux parties dont l'une est théorique et l'autre pratique, j'ai constaté que l'une d'elles occupe une place plus élevée, est d'une utilité plus universelle, d'un profit plus grand, d'un dessin plus ferme et d'un nom plus noble : c'est la théorie. La pratique est instable, fuyante et on ne peut en jouir pleinement que grâce à la théorie.

Et :

La musique comporte un aspect par lequel elle apporte du plaisir à l'ouïe et excite l'âme, mais c'est là le rôle le plus infime qu'on puisse lui attribuer notice complète

Il est possible que ces malencontres soient fondamentalement produites par le fait que la vision, est, dans nos civilisations, le sens souverain de la perception, y compris, celui de nos sentiments et intuitions qui relèveraient d'une « vision" intérieure. La musicographie s'efforcerait alors, pour une grande part, de donner à voir ce qui est destiné à l'ouïe. La Métaphysique d'Aristote commence par ces mots :

L'homme a naturellement la passion de connaître, et la preuve que ce penchant existe entre nous tous, c'est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens. Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes, et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux. Or, ce n'est pas seulement afin de pouvoir agir qu'on préfère exclusivement, peut-on dire, le sens particulier de la vue au reste des sens, on le préfère même quand on n'a rien a en tirer d'immédiat, et cette prédilection tient à ce que de tous nos sens, c'est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d'informations et nous révéler le plus de Différences [Aristote, La Métaphysique. Traduction de Barthélémy Saint-Hilaire, éditions Presses Pocket 1991, p. 39]

(On ne s'étonnera donc pas outre mesure du fait que Joseph Sauveur (1653-1716) l'inventeur de la science acoustique était sourd)

Ainsi, par la résistance qu'elle oppose à se laisser décrire et par son imperceptible matérialité, la musique suscite un fourmillement intellectuel qui vise, entre ineffable et pratique technique, à la doter d'un statut visuel, mais aussi à l'interpréter comme art céleste ou divin par excellence. On peut ajouter qu'apparaissant comme une forme débarrassée de ses contingences matérielles, elle est un sujet de prédilection de l'esthétique, dans le droit fil des propositions du philosophe du IIIe siècle, Plotin :

Et si on disait que la Forme recevait son pourquoi de l'Esprit, ce pourquoi ne serait pas séparé de l'être de la Forme, puisque la Forme est précisément identique à l'esprit [Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard. Folio/Essais, Gallimard, Paris 1997, p. 55 (Plotin cité)]

Le plaisir que nous prenons à voir est d'autant plus intense que ce que nous voyons fait écho à nos convictions intimes, ou à des schémas explicatifs qui nous agréent. Ainsi, en créant une hiérarchie d'après laquelle les choses méritent d'être vues, nous nous entendons dans ce que nous voyons.

Par exemple, l'invention du « style récitatif" (opéra), vers 1600, est interprétée comme le double passage de la polyphonie et des gammes modales à la mélodie accompagnée et aux gammes tonales. C'est une nette coupure qui concerne simultanément le style, la technique, le « langage musical", le lieu, le contenu. L'effet est d'autant plus saisissant que les théoriciens de l'époque, qui à l'exemple de Vincenzo Galilei se réunissaient autour du comte Bardi, ont apporté leur contribution à cet événement. Il est difficile de trouver meilleure circonstance pour illustrer la conception de l'évolution de l'histoire en spirale (dialectique) selon Hegel : l'ancienne musique (modale), fécondée par les contradictions de son développement, meurt en enfantant une nouvelle musique (tonale)

Ce faisant, on oblitère une partie des faits au profit d'un motif explicatif. D'abord, la polyphonie n'est pas organiquement dépendante des échelles modales (gammes employées dans la musique d'église), et, inversement, les gammes majeures et mineures ne sont pas exclusivement dédiées à la mélodie accompagnée. Des mélodies modales accompagnées de Bartók aux contrepoints prolifiques de Johann Sebastian Bach construits sur les échelles tonales, les exemples majeurs ne manquent pas. Il y a donc un hiatus dans la vision du « dépassement dialectique" des années 1600. Mais il y a plus troublant.

Certes, à la fin du XVI e siècle, la musique polyphonique pouvait atteindre des volumes monstrueux, comme le Te Deum à 12 choeurs et la messe à 53 voix que le compositeur, théoricien et maître de chapelle Steffano Bernardi (1580-1639) fait exécuter à la consécration de la cathédrale de Salzbourg. . On comprend bien la réaction florentine tendant à privilégier la compréhension du texte et la clarté mélodique. Seulement, on ne peut pas dire qu'avec l'opéra, on passe de la polyphonie à la mélodie accompagnée (et simultanément de la modalité à la tonalité), parce que cela reviendrait à prétendre qu'on est passé de la musique religieuse à celle d'opéra. Nous n'assistons pas à un dépassement dialectique. Même si elles ont des segments en communs, des interactions et interpolations, musique religieuse et musique profane appartiennent à des formations différentes. Jean de Grouchy (v. 1255 - v. 1320) avait déjà repéré ce type de phénomène. Dans son De Musica il remarque que les règles de la tonalité ecclésiastique ne sont pas applicables aux chansons, ductiae, estampies.

Mais nous anticipons quelque peu sur ce que nous désirons présenter ici, c'est à dire les sujets musicographiques, sous un angle non pas encore analytique, mais sous celui d'un premier cheminement à travers les pages des anciens traités de musique, en tentant de nous en tenir à la logique des apparences.

Proportions et calcul des notes

Dans les anciens traités de musique, ce qui, au premier abord attire l'attention, est la place accordée aux calculs, tant dans les anciens traités arabes que dans ceux conçus en occident. Les premiers s'intéressent surtout au manche et à la disposition des frettes du ud (luth à manche court) comme dans le traité de musique de ibn al-Munadjdjim (vers 847-912). Cet instrument, nous dit al-Mufaddal ibn Salama, vers les années 870, fut inventé par Lamek, dans le but d'accompagner ses lamentations sur la mort de ses fils. Mais al-Kadiri au XVIIe siècle, pense à Noé qui se désole du déluge, à David devant la prise de Jérusalem, ou bien aux élèves d'Aristote, qui pleurent la mort d'Alexandre. Pour les Ikhwan al-Safa, ou Frères de la Pureté (de la Sincérité), collectif anonyme d'intellectuels ismaïliens de la première moitié du Xe siècle, il ne fait aucun doute que le ud est le plus perfectionné des instruments inventés par les philosophes. Dans leur Epître sur la musique ils livrent les proportions qui président à sa fabrication : les diverses pièces de lutherie, le nombre de fils de soie qui entre dans la composition de chacune de ses quatre cordes, et enfin, la façon dont on doit l'accorder.

On ne trouve pas, au moyen âge occidental, une telle précision pratique, mais les mesures théoriques sont très abondantes. On mesure les cloches, les clochettes qui servent au service religieux, la longueur des tuyaux d'orgue. Mais surtout, on détermine les intervalles musicaux à partir d'un instrument spécial, le monocorde. Il s'agit d'une corde tendue sur une planchette où une caisse de lutherie, agrémentée d'un sillet mobile et de graduations. Il suffit alors d'écouter ce qui se passe selon les différentes positions de ce sillet. La plus ancienne trace écrite de traité consacré à la mesure du monocorde date, à notre connaissance, du IXe siècle [In monochordi mensura imprimis videtur intuendum, manuscrit C. 30, bibliothèque centrale de Zürich., daté du IXe siècle. Édité par Smits Waesberghen dans « Corpus Scriptorum de Musica » (2) American Institute of Musicology 1961]. Le premier auteur connu a en avoir rédigé un, est un moine de l'abbaye de Saint-Gall (Suisse), Notker le Lippu (950-1022). Il est surtout question des proportions pythagoriciennes, de la série harmonique (dorée), à savoir, 6, 8, 9, 12, qui fournit les données élémentaires avec lesquelles on calcule des fractions de corde correspondant aux notes.

Ces mesures sont bien plus que de la technique.Gil de Zamora écrit en 1270, dans le prologue de son Ars musica,

La musique est la clé de la consonance de l'univers. L'harmonie est l'image de l'harmonie universelle, elle même reflet de la perfection divine. La musique approche le mystère divin.

Et il ajoute :

Aucune étude scientifique ne peut-être tenue pour achevée sans la connaissance de la musique, qui est une science complète et très utile, puisque les consonances et les dissonances régissent les quantités et les nombres élémentaires, les saisons, les membres, et d'autres choses semblables.

Un siècle plus tard, le symbolisme du compositeur et chanoine liégeois, Jean de Ciconia (v. 1340-1412), indique une conception plus terre à terre de la musique :

Les consonances tirent leur perfection de la simplicité de leurs proportions, qui révèle les plus hautes réalités de la foi chrétienne. La quarte : quatre sons, les quatre évangiles ; trois intervalles, les trois temps (passé, présent, futur). Quatre divisions, les quatre parties du monde. La quinte : trois divisions, les trois vertus théologiques (foi, espérance, charité). L'octave : Deux divisions, vie active et contemplative.

Au cours des temps, le caractère pratique des calculs s'affirme. Il s'agit de trouver une façon rationnelle de diviser la corde afin d'obtenir les notes de musique. Dans son traité des proportions musicales (1297), al-Urmawi divise cette octave (1/2 de la corde) en 17 parties égales, tout comme Marchettus de Padoue quelques années plus tard. Mais il est critiqué par le mathématicien et astronome Prosdocimus de Beldemandis (1380-1428) qui divise également l'octave en 17 parties. Les calculs du philosophe Levi ben Gershom (v. 1288-v. 1349), repris dans le traité attribué à Philippe de Vitry (1291-1361) sont déjà très développés et divisent la corde jusqu'en 486 parties. Le compositeur Nicola Vicento (1511-1572) la divise en 31 parties égales.

Une correspondance échangée par Descartes avec son ami, le mathématicien Beechmann prétend que le médecin, humaniste et ami de Du Bellay, Girolamo Frascatoro (1478-1553) aurait en 1546 donné la bonne définition de la fréquence sonore. En fait, les géomètres de la musique se confrontent à un phénomène physique qu'ils ne connaissent pas, et à une pratique musicale empirique qui fait loi. Le maître de chapelle à Saint-Marc de Venise et professeur de Vincenzo Galilei, Gioseffo Zarlino (1517-1590) tente de rapprocher le calcul des intervalles de la pratique musicienne. Il provoque ainsi une polémique qui ranime le débat. Le père Marin Mersenne (1588-1648), en se livrant à des expériences sur des cordes de divers métaux et en établissant que le nombre de vibrations d'une corde et proportionnel à la racine carrée de sa longueur, approche la solution, qui se concrétisera par l'élaboration de la gamme dite « tempérée ». Il est suivi par le compositeur et organiste Andreas Werckmeister. Enfin, Joseph Sauveur peut écrire à raison :

Je pris en 1696 le parti de trouver une mesure commune à tous les intervalles, capables de les mesurer dans leurs différences les moins sensibles, de donner des noms et des caractères à tous ces sons, qui fussent tels qu'on pût prendre ceux qui seraient nécessaires à la musique ordinaire et qui renfermassent d'une manière simple et aisée toutes les propriétés qui regardent cet art, sans néanmoins avoir dessein d'exclure les notes auxquelles les musiciens sont accoutumés depuis si longtemps.

Le solfège

Il est courant de penser que le solfège est la partie théorique de la musique, ou la nomenclature des signes qui lui sont utiles. En fait, le terme apparaît pour la première fois dans un titre de manuel, avec celui d'Adrien Cocquerel, publié à Paris par Jean de la Caille en 1647 , Méthode universelle très brieve et facile pour apprendre le plein-chant (.) augmentée de huict démonstrations universelles du moyen de solfier. Le solfège est un entraînement pour chanter les notes de musique écrites, pour chanter « à livre ouvert ». Le principe systématique, avec ses moyens théoriques, apparaissent vers les années 1020. On attribue en effet l'invention des syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la, au moine Guy d'Arezzo, qui cherche à dépasser la méthode « vita voce » (imitation du maître) et à améliorer la précision de l'écriture musicale. Dans son traité datant des années 1100, Johannes Affligemensis nous signale que ces syllabes sont d'un usage courant. On a donc, dès lors, deux façons de nommer les notes. Soit on considère toutes les notes, soit on considères celles qu'on organise en gamme (mode). Dans le premier cas on emploie les lettres de l'alphabet, majuscules pour les notes graves, minuscules pour le médium, doubles minuscules pour l'aigu (aa, bb.). Dans le second cas, on chante les syllabes du moine Guy. Mais, ces deux emplois (le théorique et le pratique ?) ne se doublent pas. D'abord parce que le solfège ne comporte que six syllabes pour sept notes, ensuite, parce qu'on solfie « mi-fa » tous les intervalles de demi-ton que l'on rencontre. L'adaptation ou l'enclenchement des gammes (syllabes solfégiques) à la série de toutes les notes est appelé la technique des muances, et se démontre par des tables dites de « solmisation ». On reproduit encore ces tableaux au XVIII e siècle. Mais au XVI e siècle, le système n'est plus satisfaisant. Des auteurs, comme Maximillian Guilliaud (1522-1598), tout en reproduisant la théorie traditionnelle, remarquent prudemment que ce n'est pas tout à fait logique. D'ailleurs, à la même époque, l'éditeur de musique et chanteur Hubert Waelrant (1517-1595), ouvre une école à Anvers où il enseigne une gamme à sept syllabes qui recoupe la série de toutes les notes, à savoir, bo, ce, di, ga, la, mu, si. (ce qu'on appellera les « voces Belgicae »). Plus tardivement, un autre Belge, Erycus Puteanus, professeur de rhétorique à Milan, ajoute simplement le « si » aux anciennes syllabes, tout comme le minorite et maître de chapelle Fausto Frittelli le fait vers 1740, dans son école de Sienne. Jean Lemaire (1581-1650), mathématicien et inventeur d'un luth, aurait, d'après le père Marin Mersenne, employé la syllabe « za » pour éviter les muances. Dans une lettre de novembre 1633 adressée à Mersenne, Christophe de Villiers, barbier à Sens signale :

Je vous envoie la méthode de Mr. Granjan[Maître écrivain à Sens] (...) Elle n'est autre que celle d'Ericus Puteanus et celle qui était en Flandre dès l'an 1547. (...) [un de ses amis] m'a dit que se trouvant un jour en concert à Paris, quelqu'un flamand chantant ut, ré, mi, fa, sol, la sy, do ou ut, il avait trouvé cette méthode commode, n'y ayant de muance. Qui fut cause qu'estay de retour à Sens, il enseigna ses escholies tellement qu'en ce pays on ne chante plus autrement.

D'ailleurs le compositeur et cantor Nicolaus Gengenbach publie en 1626 à Leipzig un manuel au titre évocateur : Musica nova, newe Singekunst so wol nach der alten Solmisation (...), où il traite du « nouvel art du chant, tout comme de l'ancienne solmisation ». Le franciscain et compositeur Jean-Jacques Souhaitty est plus radical. Dans sa recherche d'une nouvelle notation en chiffres, il publie chez Pierre le Petit, à Paris en 1677,

des Nouveaux élémens de chant ou l'essay d'une nouvelle découverte qu'on a faite dans l'art de chanter. Laquelle débarasse entièrement le plein chant de la musique de clefs ; de notes ; de muances ; de guidons ou renvois, de lignes et d'espaces, de b.mol, b.quarre, nature etc. en rend la pratique très-simple, très-naturelle et très-facile à retenir sans y altérer rien dans la substance.

Et ce dix ans après la publication par Pierre Trichard, à Paris, d'une méthode anonyme :

facile et assurée pour apprendre le plain-chant parfaitement et en peu de temps, sans game et sans muances, composée par un prêtre de la communauté de S. Nicolas du Chardonet.

Il n'est que Descartes, qui, dans son traité de 1618, se demande si

On pourrait opposer que ces six voix, ut, ré, mi, fa, sol, la sont superflues, et que quatre seraient suffisantes n'y ayant que trois intervalles diffèrents, et je ne sais pas en effet, qu'on ne put chanter la musique en cette manière.

Le problème de l'intonation des modes d'église n'est pas que d'ordre musical. Il est aussi celui de l'unité des rites liturgiques. Des traités particuliers y sont consacrés. Il s'agit des tonaires, catalogues répertoriant des passages liturgiques dans différents tons. Vers 840, il y a celui d'Aurélien de Réomé, puis celui de Réginon (842-915), abbé de de Prüm et chroniqueur, qui recense 1300 antiphons, 200 introïts, 300 communions, 16 repons et versets. Ceux de Bernelin au X-XI e siècle, du réformateur lombard Guglielmo de Volpiano (966-1031), pour ne citer que les premiers. Les derniers seront ceux de Twinger de Könishofen (1346- apr. 1420), recteur à Drusenheim qui prétend corriger les fautes des copistes et rétablir la vérité en la matière, et d'Uldaric Flordigal (1452-1517). Le genre ne s'éteint pas pour autant mais prend la forme de traité d'intonation, comme l' Intonationes segun uso de los modernos que hoy cantan et intonam in la yglesia romana de Martinez de Bizcarguy, maître de chapelle à la cathédrale de Burgos, édité à Saragosse en 1538, dix ans après la mort de son auteur.

Rythmes et durées

Dès les années 600, le prélat espagnole Isidore de Séville signalait, dans ses Étymologies sur certaines choses trois types de musique : harmonia, organica, rythmica. L'Église l'ayant repoussé, le rythme est absent des traités occidentaux pratiquement jusqu'au XIII e siècle. Ce n'est pas le cas des livres arabes qui lui font une large place. Ainsi, les Ikhwan al-safa montrent comment on combine les trois principes : sabad, une percussion suivie d'un silence comme Tan, Tan, Tan, Tan ; watab, 2 percussions suivies d'un silence come Tanam, Tanam, Tanam ; fasila, 3 percussions suivies d'un silence comme Tananam, Tananam. Le philosophe Michel Psellos (1018- v. 1080), important intellectuel proche du pouvoir impérial byzantin et habitué des disgrâces, a écrit une Dissertation sur les rythmes, qui fut publiée à Venise, par J. Morelli en 1785. Dans son De musica cum tonario, Johannes Affligemensis (1053-1121) indique que la note la plus importante, la finale, doit avoir une durée supérieure aux autres, mais surtout décrit un genre musical, l'organum, qui suppose un minimum d'organisation des durées, puisque pendant que la voix « principalis » fait une note, la voix « organa » en fait deux ou trois. Si le plus ancien traité d'organum date du Xe siècle [Traité d'organum  dit de Cologne, Manuscrit LII (52) Diözesan und Dombibliothek Köln, 9e (addition du 10e, f° 177v.), origine, Cathédrale Saint Pierre de Cologne, f° 177v.], aux XI e et XII e siècles on n'en dénombre pas plus d'une dizaine. L'apparition significative des traités de musique mesurée au XIIIe n'est peut être pas seulement la reconnaissance tardive de la pratique polyphonique, elle pourrait être aussi celle de formes musicales profanes. Dans son De musica, Jean de Grouchy distingue la musique simple (vulgaire, profane), la musique ecclésiastique, et la musique savante. Il décrit par exemple des musiques qui ont des

battements réglés parce que les rythmes règlent la ductia elle-même et les mouvements de l'exécutant et qu'ils incitent l'âme humaine à faire des mouvements élégants correspondant à l'art qu'on appelle la danse, et déterminent le mouvement dans les ductiae et les caroles.

Toujours est-il que dès la fin du XII e siècle, Alexandre de Villedieu (v. 1175 - v. 1240) livre sa théorie des six modes rythmiques, le compositeur de motets et de messes Petrus Picardus (v. 1205 - v. 1270) son traité de musica mensurabilis tout comme Jean de Garlande (v. 1190- v. 1255) ou Imbertus de Francia (XIII e). Même si les autorités ecclésiastiques s'opposent avec force aux abus rythmiques qui s'entendent à l'église ; même si dans son Travail de l'Efod le grammairien Duran Profiat (v. 1349 - 1414), côté hébraïque, déclare sa préférence pour la libre cantilène à l'adaptation sur des rythmes musicaux, faisant ainsi état d'un débat ouvert, la mensuration s'impose au traité de musique.

Les musicologues relèvent à juste titre des différences entre les auteurs. Dans son Ethique, Berechia ben Natronay ( XII-XIIIe) résume les huit modes rythmiques et leurs effets sur les humains, Lambertus (1215-1280) décrit 9 modes, Francon, dans son Ars cantus mensurabilis (1260) dénombre 5 modes, Jean de Garlande en compte 6. Mais ces différences ne remettent pas en cause un principe qui, très tôt élaboré, restera stable au long des siècles. Il s'agit d'attribuer des noms et des signes aux durées des notes (et des silences), de définir leurs proportions respectives (ou monnayage), d'examiner leurs combinaisons. En partant des plus longues durées, les noms des notes sont en général, la maxime, la longue, parfois aussi la double maxime et doublelongue, la brève et demi-brève, la minime et demi-minime, la fuse et demi-fuse. Chacune de ces notes peut être monnayée contre celles de valeur inférieure. Par trois on parle de division parfaite et par deux, d'imparfaite. Chaque niveau de monnayage a un nom : mode, temps, prolation, chacun pouvant être parfait ou imparfait. Le mode, est le niveau de division de la maxime en deux ou trois longues, ou de la longue en deux ou trois brèves. Dans le premier cas le mode et majeur, dans le second il est mineur. Le temps est le niveau de la division des durées intermédiaires. La prolation celle des durées plus courtes. Il peut aussi se trouver une prolation majeure et une prolation mineure, dans la mesure où l'on divise des durées plus courtes. Sur la portée, on indique par un signe le type de division qu'il faut opérer. Le cercle, forme géométrique parfaite représente les divisions par trois, un demi-cercle, les divisions par deux. Les deux tableaux d'après les Rudiments de musique practique (1552) de Maximillian Guilliaud, que l'on peut voir ici, sont tout à fait représentatifs.

Quoi d'autre ?

Parce que général, cet inventaire est partiel. Cette impression globale que peut laisser une première visite attentive des livres musicographiques anciens, annonce toutefois des prolongements possibles dans les différences entrevues. Qu'en est-il des cette polémique autour de l'échelle musicale de Zarlino ? Les écarts (oppositions ?) d'un auteur à l'autre relevés au sujet de l'exposition des modes rythmiques sont-ils significatifs ? Les essais de division du monocorde ne renvoient-ils pas à une formation plus vaste, celle de la théorie du son (musical) ? En second lieu, ce qui est montré ici suppose la présence d'autres centres d'intérêt comme ceux traitant des intervalles, des consonances et des dissonances, des règles du bon goût (de composition), de la possibilité technique de vérifier les calculs. Était-il possible, par exemple, de filer des cordes homogènes ? en troisième lieu, on se doute, que bien d'autres sujets abordés atteignent une certaine ampleur remarquable : les permissions, craintes ou interdits religieux ; les effets thérapeutiques de la musique ; l'ethos musicale, ou les correspondances que l'on fait entre les modes, les planètes, les humeurs, les peuples, parfois les couleurs etc. En quatrième lieu, il est des événements qui ont provoqué une certaine activité éditoriale, comme les débuts de l'opéra, ou la polémique française qui oppose les partisans de la musique française et ceux de la musique italienne (et le théâtre). En cinquième lieu, il y a les singularités et les choses atypiques , qui peuvent, tout autant que les grands mouvements, donner sens ou à réfléchir, comme le projet du clavecin pour les yeux (1725) (et les sourds) que le Père Louis-Bertrand Castel n'a jamais réussi à construire, ou la notation musicale « évocatrice » que Christophe de Villiers propose au père Marin Mersenne, puisqu'il est permit d'inventer. Ainsi, les notes seront des têtes de mort, des cours, des trèfles, selon ce que l'on veut évoquer. Enfin, il convient d'évaluer, de profiler, de situer, tant dans son ensemble que dans ses parties et sujets, cette abondante et diverse production des écrits musicographiques. Il existe suffisamment d'éléments pour tenter de se faire une idée sur les livres qui furent les plus répandus, sur la place relative des divers sujets traités, leur évolution dans le temps et au regard des langues. Il n'est pas sans intérêt d'en pouvoir dresser la carte. 

 

Jean-Marc Warszawski
2002


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Dimanche 9 Juillet, 2023

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