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Actualités musicales

lundi 7 avril 2014

Feuilleton (28). Le voyage au Castenet. La véritable histoire du castenet suivie des agitations philosophiques de l'auteur.

 

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Ils étaient maintenant quatre frères à l'ermitage. Quatre gredins, pas des imbéciles. Frère Guy, l'Italien, était maître de chapelle. On dirait aujourd'hui directeur musical. Il avait inventé un système pour faciliter le chant à livre ouvert, c'est-à-dire, en lisant directement la musique. Ce qui était fortiche en cette une époque où les chantres, formés dans la tradition orale de mâitre à éléve, étaient eux-même livre ouvert et mémoire. Fallait vraiment être torturé pour vouloir les remplacer par des gribouillis sur des parchemins.

Pourtant, la légende popularise le fait que les si bons résultats de ce système poussèrent Guy à publier livre afin que toute la chrétienté en profitât. Le pape se le fit lire au cours de ses bains de pieds, il encouragea chaudement, avec l'accord de Dieu, à ce qu'il fut recopié. Mais Guy fut chassé de son couvent d'Arezzo pour tenté de modifier quelque passage du livre sacré. Selon de mauvaises plumes, pour avoir tripoté de ses jeunes élèves. En réalité, les documents ne laissent place à aucune doute (manuscrit vat. lat. 1987-AC et suivants, Biblioteca Apostolica Vaticana) l'abbé de l'abbaye dArezzo entendait bien mettre la main sur les droits d'auteur, prétextant que les copies sortaient du scriptorium de son abbaye.

Frère Uldaric, amateur du cruchon à pochtron et de livres licencieux s'était fait surprendre alors qu'il lisait le Traité du rire d'Aristote. Ce qui provoqua la mise au secret du livre à la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Gall, où il brûla lors du grand incendie de 1257. On cherche et discute encore pour savoir si l'ouvrage ne serait pas dans le tas de centres que des chercheur ont mis à jour dernièrement. Dès lors se poserait, le cas échéant, la question de sa réfection. On est toutefois très éloignés des préoccupations de frère Uldaric, relégué au Castenet.

Quant à Jean le Perclus, celui qui avait souhaité la bienvenue au moinillon, il souffrait de mille douleurs. Moine gangeois, il s'était retiré de son plein gré à l'ermitage. Il aurait aimé que l'on donnât son nom à ce lieu, ou à un tout autre lieu, et s'efforçait d'atteindre ce but en respectant, de son point de vue, une sévère vie ascétique qui devait le mener droit à félicité et sainteté. Les événements furent pour lui bien plus heureux que ses vœux.

Dès que les gardiens, pressés de quitter ce lieu des colères de Dieu furent hors de vue, frère Guy et frère Uldaric surgirent joyeux, un cruchon de vin frais à chaque main, des guirlandes de saucisses coincées sous les bras. Frère Guy fit remarquer à frère Jean le Perclus, que pour un futur saint, il s'entendait plutôt fort bien en menteries. Jean le Perclus haussa les épaules et leva les yeux au ciel, ce qu'il évitait de faire en général.

À la demande de ses nouveaux compagnons, le moinillon se nomma. Il était satisfait du lieu. L'ermitage était construit sur un des dévalements abrupts de la vallée de la Virdoule. Une plate-forme était maçonnée de façon à former une terrasse. Celle-ci supportait quatre solides constructions dont les usages étaient évidents. Il s'agissait d'un corps d'habitation, de remises et d'une bergerie. Les dessous de la terrasse abritaient plusieurs caves.

Martial suivit ses coreligionnaires. Ils gagnèrent la terrasse par un étroit escalier, puis entrèrent dans le corps de logis. Il s'agissait d'une seule et assez vaste pièce, dans laquelle je me trouve aqujoud'hui. Autour et devant l'imposante cheminée s'organisaient la cuisine et le réfectoire. À la droite de la cheminée (depuis l'entrée), des bas-flancs aménagés le long des murs étaient séparés par des rideaux. L'autre bout de la pièce, servait au besoin de chapelle, de salle commune, d'oratoire, de scriptorium.

Ils s'attablèrent face à la cheminée. Le vin aidant, Martial finit par raconter son histoire. Au moment précis où il sortit une bouture de châtaignier pour donner véracité à son prpos, l'orage éclata. C'était un signe. Martial qui en avait été étonné, compris alors pourquoi les constructions étaient de si solide facture. Les autres, habitués à ces bouts de déluge et de fulminations infernales, pensaient aux arbres du Paradis, qu'on appelait à Montpellier castanea.

Grâce aux châtaigniers, les quatre compères devinrent immensément riches. Frère Guy eu la première bonne idée. Il fit sécher une pulpe entière de châtaigne, l'épicota, la durcit au feu, ajusta les deux hémisphères par un fil de laine. Il en tira des sons rythmés et résonnants que sa science musicale lui permit de maîtriser rapidement. Il nomma ce nouvel instrument, après quelques perfectionnements, la castagnette. S'il y eut dans tout le pays un immense engouement pour cette nouveauté, ce n'était rien comparé à l'Espagne. Ce fut un immense succès commercial.

Jean le Perclus découvrit quant à lui, le caractère nutritif du fruit, et comme il le trouvait farineux au goût, refaisant l'histoire, il se demanda s'il n'était pas possible d'en moudre quelque farine. Avec une petite partie du pécule cumulé grâce à l avente des castagnettes de frère Guy, ils firent venir d'Alès l'ingénieur Mylée qui n'avait pas son pareil pour construire les machines à moudre. Il édifia un moulin sur la Virdoule, à la hauteur du Gué-l'Abbé. Ils engrangèrent la fortune. Accessoirement, sans le savoir, ils offrirent l'opulence à toute la région qui fut longtemps la mieux nourrie du royaume, sinon la moins affamée.

Guy retourna en Italie, où il finança de nombreuses éditions de son traité de chant. Jean s'installa au bord de la Méditerranée, cela était fort bon pour ses rhumatismes. Uldaric éleva le monastère de la Chaise-Dieu, où aucun livre n'était interdit. On chargea Martial qui avait appris à lire, à écrire et à compter, de gérer la fortune. Il n'avait pas plus que ses amis l'envie de s'éterniser dans la zone des orages. Il se fit bâtir une magnifique demeure au bourg de la Porte-aux-Vents, aujourd'hui Saint-Martial. Quant à l'ermitage il s'appelait maintenant le Castenet.

Ce récit était fort bien documenté, agrémenté de nombreux renvois en bas de page, servi par une abondante bibliographie, étayé par un important appareil de références et de sources attestées. Pourtant certains de ses aspects ne me satisfaisaient pas. Par exemple, ou bien ces moines étaient d'une longévité hors du commun, ou bien les châtaigniers poussaient à une allure surprenante, certainement étaient-ils déjà plantés. Mais laissons de côté ces détails secondaires. D'ailleurs, la lecture d'une histoire de la musique très estimée dans les milieux musicologiques, me confirma sinon l'histoire de la castagnette, du moins la biographie de Guy. J'avais parfaitement localisé le Castenet, dans les méandres plaisants d'une de ces histoires qui nous en apprend toujours plus sur nous-mêmes que nous le soupçonnons.

Naturellement, une visite aux services cadastraux faisait-elle partie d'une démarche plus rationnelle. Mais je me délecte de ces histoires dans l'histoire. J'aime ces miroirs que nous nous inventons autant qu'ils nous sont inventés. J'adore juger de choses tellement mortes qu'elles ne peuvent rien nous rétorquer. Mais peut-être ne devrais-je pas aborder cette question aussi brutalement. Il y a parfois des morts dont on regrette qu'ils le soient. Curieusement je ne crois pas à l'histoire, à sa morale, à ses révélations, à sa logique, à sa hiérarchie. Je ne comprends pas vraiment ce que l'on entend par baroque, classicisme ou modernité, par sens de l'histoire. Une œuvre d'art est toujours, une fois reconnue telle, complète et achevée. Elle n'a alors ni passé ni devenir. Lorsque j'admire une œuvre de Véliquette, il me semble farfelu de penser à ce qu'elle fut avant et devenue après. On ne peut pas penser à une chose en la croyant être une autre chose, pas plus que l'on ne peut lire entre les lignes. Donc, je ne crois pas aux luminosités de la mémoire. Celui qui construit le présent n'a ni boussole ni compas temporel. Il règle les siens problèmes ou traite ses envies au rythme de la plus précise des horloges, celle qui indique les urgences présentes. Un point c'est tout. Les vrais révolutionnaires, ceux qui se disent des défaiseux du temps, n'ont pas de respect pour le passé. Ils n'ont pas de mémoire. Ils cassent, ils vandalisent, ils déposent. L'amateur d'art peut parfois le regretter. Mais n'est-il pas lui-même un vandale des œuvres d'art ? On sait bien qu'on passe d'amour à mort par un portillon bien étroit.

Faire de l'histoire est-ce autre chose que raconter une histoire ? Fort est celui qui peut faire la différence entre histoire et histoire. Fontenelle le premier a compris cette aporie. Il le montre par les titres de ses deux ouvrages testamentaires qui sont respectivement « De l'histoire » et « De l'origine des fables ». Après Fontenelle, il y a moi. Depuis longtemps déjà, je ne ressens que les ondes courtes de l'histoire qui m'effluve, sans évoquer de celles des autres avant et de ceux qui viendront après. Je suis parfaitement insensible aux détails périphériques, sans être pour autant totalement convaincu par les théories iniphériques.

Je me souviens, à ce porpos, avoir été invité dans une ville de la banlieue parisienne pour un colloque dont le thème portait sur la peinture ouvrière. J'eus le bonheur de n'y avoir dit mot. J'avais préparé un court exposé sur Véliquette dont le parcours et l'ascension me paraissaient exemplaires quant au passage de l'état de peintre d'atelier collectif à celui de maître indépendant. Évidemment, par le terme ouvrier on ne voulait pas dire ici le geste ouvrier de créer, mais bien plutôt évoquer une entité qui aurait été de l'ordre d'une quelconque classe dominante peignante. Mais c'en est assez, là n'est pas mon sujet.

J'étais donc invité à ce colloque. Le maire de la cité accueillit les participants. Il était flanqué de son adjoint à la culture, du directeur de la galerie municipale et du directeur des services culturels, un petit bonhomme fat, qui pour montrer son savoir, dut égrener six ou sept balourdises en trois mots. Le maire, de ce port de voix bizarre adopté par les notables prit alors la parole. « Vous savez, notre ville possède une église érigée par Pierre de Montreuil en 1284. ». Il semblait être fier, comme s'il en était à la fois le concepteur et le bâtisseur. Comme je n'avais rien à dire, il me fut loisible, au cours des tables rondes, de ruminer cette information. Qu'avait donc voulu dire le maire. De quoi avait-il parlé au juste ?

1284, fin du 13e siècle. Je remarquai à l'occasion que je comptais toujours sur mes doigts. Siècle des encyclopédistes et des universités, de la création des librairies profanes, des compilations bénédictines, des défrichages et industries cisterciens. J'avais entendu parler de ce Pierre, natif de Montreuil-sur-Mer. Je savais de cette ville la vénération que ses habitants portaient à l'un de leurs anciens maires, Valjean, devenu un personnage quasi légendaire, surtout après la biographie publiée par Victor HUgo. Je savais aussi que Pierre était architecte. Qu'il avait construit la basilique de Saint-Denis, l'église Saint-Germain-des-Prés et la Sainte-Chapelle. Mais je ne sais toujours pas à quoi peuvent ressembler des plans à cette époque, ni comment on pouvait mesurer sans système métrique.

La Sainte Chapelle... plus que Pierre, évoquait Marie Antoinette. C'est ici, dans les confessionnaux, qu'elle posa les fesses de ses dernier propos, avant qu'on ne lui décollât l'âme et toute la tête avec. Mais c'est aussi le lieu de rendez-vous de mes premiers amours.

Un jour, il était une fois, je visitai la Sainte-Chapelle avec Mélisse. Pendant la visite je me disais que c'était dans la poche. Mais je ne me décidais pas. Je comptais lentenment dans ma tête, peut-être adagio molto, à soixanate chiffres à la minute, ayant fixé le nombre deux-cents comme le seuil fatidique après lequel je j'oserais avoir un geste sans équivoque, un signal clair, un mot provisoirement définitif. Mais à cent quarante-sept, Mélisse se tourna vers moi. Elle me dit que je la faisait chier, que le guide la faisait chier, qu'on se faisait tous chier. Elle se colla à moi. C'est ainsi, qu'au beau milieu de ce lieu sacré dominé de dorures, veillé par de saintes sculptures témoins des tourments de la reine au point de la mort, que tout a commencé entre Mélisse, ses premiers mots d'amour et moi. Ce ne pouvait que mal finir. D'ailleurs, quelques années plus tard, alors que notre couple s'essoufflait visiblement (nous fumions tous deux beaucoup), nous sommes comme par hasard entrés dans la Sainte-Chapelle. Nous avons trompé la vigilance du guide, et avons fait l'amour dans un confessionnal — celui de la reine ? — avec l'espoir que cela réactiverait des sentiments qui étaient déjà définitivement usés.

Est-ce de ces choses que le maire de cette ville de banlieue parisienne voulait parler ? Qu'entendait-il donc par 1284 et Pierre de Montreuil ? Croyait-il qu'on décrit l'architecture d'un bâtiment religieux par une date et un nom d'architecte ? De toute façon, il y avait comme un hiatus dans cette histoire d'église. Pierre de Montreuil, docteur honoré de son époque, reposait à Saint-Germain-des-Prés de Paris. Sur sa tombe on peut encore lire, je l'ai lu, la date de 1277. Ce serait donc un fantôme qui aurait construit l'église dont le maire, aux manières onctueuses, ne masquant pas son addiction au moi-moi-c'est-moi était si fier.

Bien entendu, il n'avait pas l'intention de parler de mes amours précoces, ni de Marie Antoinette, ni de la Sainte-Chapelle, ni de tout ce que m'évoquait sa propre évocation. Mais voilà bien une de ces confusions typiques qui se nouent quand on veut expliquer un événement présent par des références historiques. Ceci nous amène à parler en codes singuliers. Or un code ne peut être singulier. Je décryptais « Notre ville possède une église bâtie par Pierre de Montreuil datée de 1284 » par « Notre ville possède une très belle église du Moyen Âge. » À l'occasion d'une pause, je décidai de vérifier cette hypothèse. En fait, il s'agissait d'une construction bancale, du plus pur style gothique napoléon III style Gris le Cardinal. Une pauvre petite construction sans âme, qui avait caché son hypothétique Moyen Âge sous des replâtrages douteux. Une fois encore, je pensai que l'histoire était le plus mauvais langage que l'on pouvait employer.

L'incessante répétition de ce genre d'anecdote m'a peu à peu conforté dans cette attitude bizarre qui consiste à ignorer l'histoire et la mémoire. Je me moque des dates, des noms historiques et de tout ce qui m'éloigne d'un présent que je veux embrasser dans son être le plus pur, donc le plus entier, le plus ici et le plus maintenant. Je repousse l'histoire qui n'est qu'une suite de digressions qui a pour conséquence de nous faire tourner autour de nous-mêmes sans nous donner les moyens de pouvoir nous atteindre un jour.

Je n'ignore pas que cette discipline, car c'est une véritable discipline, n'est pas sans contradictions. Je suis moi-même histoire. Quand je traverse une rue en regardant à gauche puis à droite pour m'assurer que la voie est libérée du danger automobile, je sais que ce réflexe est une part de ma mémoire. Je sais que les mots que j'emploie ont été inventés il y a bien longtemps. Quand je lis, je n'oublie pas à fur et à mesure les mots qui finissent par former une chaîne sensée. Mais je les oublie tout de même en une certaine façon qui me permet justement d'accéder au sens. Je crois que la mémoire est ce qui est en attente de sens. Je peux réciter une leçon sans y comprendre grand-chose, comme je le faisais à l'université en biologie. Mais je peux comprendre des phénomènes sans connaître le moindre mot d'une quelconque leçon. Car le présent est toujours une nouveauté qu'on raconte avec des mots toujours anciens.

Bien sûr, notre commerce avec le monde n'est pas que de mots et que de sens. Il est aussi gravé par des sentiments. La mémoire que nous avons des sentiments est la chose la plus capricieuse qui peut être. Elle ne se dit pas, elle n'a pas un sens qui pourrait se dire en des mots. Nous en sommes la plupart du temps, tour à tour, les bénéficiaires et les victimes. C'est à la fois nous et une manifestation étrangère qui nous bouscule. Elle est à la fois historique et anhistorique. Elle n'est pas surgie de rien, pourtant elle est rien. La plupart du temps nous la nommons, et ce faisant, nous lui donnons le sens des mots. C'est la plus mauvaise des choses à faire. Nous lui donnons ainsi un être fantasque qui nous éloigne de la vivre. Les mots sont alors la diablerie des sentiments.

C'est précisément pourquoi, je reculais mon départ en empruntant toutes les voies détournées que mes recherches pouvaient offrir.

À suivre...

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