Matthew Polenzani (Werther). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Pöhn.
Selon la légende, nourrie des souvenirs parfois approximatifs de Jules Massenet, Werther serait né d’un voyage du compositeur à Bayreuth le 1er août 1886 pour entendre Parsifal, voyage qui l’aurait ensuite conduit jusqu’à Wetzlar, ville où Goethe rédigea Les souffrances du jeune Werther : le critique Theodor de Wyzewa (1862-1917) qui était assis à côté de lui au Bayreuther Festspielhaus rapporte, sept années plus tard, ses impressions dans Le Figaro publié le jour de la première parisienne de Werther le 16 janvier 1893 : « Il tremblait fébrilement, avait le souffle court et ses grands yeux sombres étincelaient dans l’obscurité. Et quand l’opéra fut terminé, je l’entendis dire à quelqu’un dans les couloirs du théâtre : « Ah ! j’ai hâte de retourner à Paris pour brûler mon Werther ! » (Online Cambridge University Press, 27 August 2008). Les spécialistes admettent aujourd’hui que son drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux créé à la Hofoper de Vienne le 16 février 1892, avait été esquissé dès l’automne 1880 à l’époque de son Hérodiade. Quant à l’autodafé, Massenet écrira à propos de Werther : « Je caresse particulièrement ce drame parce que j’ai réalisé en lui ce qui a toujours été mon rêve en musique : la vérité » (« Le Voltaire » du 23 mai 1886 in « Histoire de l’opéra français, du Consulat aux débuts de la IIIe République », sous la direction d’Hervé Lacombe, Fayard, 2020, p. 582). Une inspiration en outre des plus élastiques : contrairement au roman de Goethe, Charlotte tombe amoureuse de Werther au point de rejoindre son amant qui agonise dans la scène finale — un mourant encore bien vigoureux au lit ! — alors que le Werther d’origine meurt dans la solitude : il faut bien faire pleurer dans les chaumières.
Clemens Unterreiner (Albert) et Kate Lindsey (Charlotte). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Pöhn.
Nous avons pu assister, mercredi 5 mars, à une représentation de Werther à la Staatsoper de Vienne dans une saisissante mise en scène d’Andreï Serban. Dans une note très détaillée d’intention, ce dernier nous explique avoir perçu, au fil des différentes scénographies réalisées sur cette œuvre, sa « proximité très frappante avec Tchékhov ». Et de nous préciser son souhait de dépasser la sentimentalité apparente de cette pièce pour mettre en exergue, dans la psychologie des personnages, « les couches plus profondes dans une immense polychromie ». D’où le refus des costumes de la fin du xviiie siècle qui risquent de procurer à l’audience un « sentiment de déjà-vu » et d’empêcher le metteur en scène de montrer quelque chose de nouveau. Andreï Serban a donc opté pour l’atmosphère des années cinquante du xxe siècle (costumes Peter Pabst et Petra Reinhardt), permettant, selon lui, « d’offrir au public la possibilité d’aborder tous les détails sans se sentir gêné ». Un travail dramaturgique d’autant plus réussi qu’en référence à l’appétence goethéenne pour la nature, les décors signés Peter Pabst — le même qui avait accompagné une chorégraphie de Pina Bausch à Monte-Carlo — plantent au beau milieu de la scène un arbre immense marqué par le symbolisme héraclitéen du temps qui s’écoule et dont les imposantes ramifications soutiennent les allées et venues des chanteurs.
La direction musicale de l’orchestre de la Wiener Staatsoper par Bertrand de Billy, aux commandes récentes d’un somptueux Don Giovanni viennois à Monte-Carlo, est haletante dans son énergie — quels magnifiques accords d’ouverture qui prédisent la tragédie ! — et brillante dans les mesures plus douces qu’accompagne l’échappée lyrique du violon solo. Le maestro restitue l’esprit de Massenet en accentuant l’alternance, spécifique dans cette partition, entre écriture harmonique, motifs de rappel et épisodes nettement symphoniques notamment les somptueux préludes de chaque acte. Étrange sensation, à l’écoute, d’un registre intermédiaire glissant d’une désinence ultime de l’héroïsme wagnérien pour amorcer l’ère debussyste des conversations chantées.
Matthew Polenzani (Werther) et Kate Lindsey (Charlotte). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Pöhn.
C’est justement la distribution, inégale, qui nous aura laissé un peu sur notre faim. Certes, il est impossible de reprocher aux chanteurs de ne pas s’être engagés, corps et âme, dans cette production. Nous les sentons authentiques dans leur personnage : ils sont d’autant plus investis que l’exacerbation des caractères, le surgissement de leur ambivalence et, in fine, le paroxysme de leur souffrance découlent de la progression des quatre actes, savamment agencée par le compositeur. Mais les efforts louables dans la diction, certes plus décelables dans le « parlé » que dans le « chanté », n’auront pas suffi : dans le rôle-titre, Matthew Polenzani manque de cet indispensable charisme — fût-il empreint de cette lancinante mélancolie — qui emporterait notre conviction, voire notre suffrage. Le timbre du ténor américain, par trop effilé, presque nasillard, sape l’admiration susceptible d’être portée aux puissants forte de son « Pourquoi me réveiller » au troisième acte. Entendue récemment dans le rôle du compositeur de Ariadne auf Naxos à Vienne, Kate Lindsey, pour cette prise de rôle, densifie nettement mieux le personnage de Charlotte qui devient central dans cette œuvre : la richesse de son air dans la « scène des lettres » au début du troisième acte, du crescendo passionné jusqu’à la déflagration extatique, de même que son arioso des « larmes » de concert avec Sophie, confirment l’efficience et la tenue de sa ligne de chant. Il en va de même pour ce « Rollendebüt » de Florina Ilie (Sophie et Nayade dans Ariane à Naxos précité) qui campe ce personnage d’adolescente tourmentée : ce qui permet à Massenet d’insérer une respiration provisoire mais fallacieuse dans l’action : comme un révélateur spéculaire de sa sœur, Sophie aime secrètement Werther. Belle prestation — en diction et pour le chant — de Clemens Unterreiner, que nous avions entendu il y a fort longtemps dans un Papageno niçois et qui incarne toute la toxicité jalouse, non dénuée de perversion, de l’époux trahi. Peu audibles en raison, respectivement, de la faible projection et d’une voix rengorgée, Hans Peter Kammerer (Le Bailli) et Alex Ilvakhin (Johann) font de l’ombre à Matthäus Schmidlechner (Schmidt et Goro dans une récente Madame Butterfly à Vienne). En termes d’impeccable diction et de chant correctement projeté, les adultes auraient pu s’inspirer de la superbe prestation des Kinder der Opernschule der Wiener Staatsoper et de leurs « Noël, Noël » qui ouvrent et closent, pur parallélisme des formes, le Werther de Massenet. N’est-ce pas Goethe qui écrivait que « le meilleur de l’homme réside dans sa capacité à s’étonner » …comme un enfant ?
Jean-Luc Vannier
Wien, le 7 mars 2025
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