12 novembre 2024, —— Jean-Luc Vannier.
Daria Sushkova (Suzuki), Marina Rebeka (Cio-Cio-San) et Joshua Guerrero (Pinkerton). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Pöhn.
Afin de commémorer le centenaire de la mort de Giacomo Puccini — le 29 novembre 1924 — la Staatsoper de Vienne offrait lundi 11 novembre au public viennois, « étonnamment rajeuni » me faisait remarquer une voisine suisse qui ne tarissait pas d’éloges sur le dynamisme culturel de la capitale autrichienne, une somptueuse Madame Butterfly interprétée par Marina Rebeka accompagnée, tout aussi somptueusement, par l’orchestre de la Staatsoper de Vienne sous la direction de Giampaolo Bisanti.
Somptueuse en premier lieu par la mise scène du regretté Anthony Minghella (1954-2008) : après le succès de son travail comme réalisateur au cinéma — Le Patient anglais en 1996 puis Le talentueux Mr Ripley en 1999 — il fait ses débuts dans la mise en scène d’opéra en 2005 avec Madame Butterfly pour le English National Opera, une production reprise une année plus tard au Metropolitan Opera de New York. Un portrait dressé par Matt Wolf confirme l’attachement d’Anthony Minghella à la musique dont il disait : « elle est la grande passion de mon travail ». Mais il rappelait aussi ses craintes : « J’ai toujours eu l’intention de renouer avec le théâtre. On m’a souvent demandé de mettre en scène des opéras, mais soit il y avait un empêchement, soit j’avais un peu peur de retourner au théâtre ».
Outre les costumes dessinés par Han Feng et leurs accessoires — immenses voiles qui virevoltent au gré des chorégraphies de la Tanzkompanie Madama Butterfly —, ce fut un déluge de couleurs, les unes finement tamisées, les autres agressivement flamboyantes (Peter Mumford). Une fabuleuse polychromie exotique — désormais un classique de nombreuses autres mises en scène inspirées sans doute par Anthony Minghella — qu’obère la présence ponctuelle de danseurs vêtus de crêpe noir : ces derniers surgissent aux moments les plus dramatiques de l’histoire. Signalons deux particularités : la première consiste à réverbérer l’ensemble du plateau par un immense miroir incliné et placé au-dessus de la scène. Lequel dévoile — soyons freudien ! — « l’autre scène » dissimulée par des panneaux japonais coulissants, eux-mêmes exploités dans une dynamique dramaturgique savamment élaborée. Ce réfléchissement crée une profondeur d’autant plus angoissante qu’aucun décor spécifique en fond de tableau ne vient le limiter. Plus discutable, l’autre spécificité du travail d’Anthony Minghella réside dans l’exploitation de marionnettes, inspirées dans leur format par le Bunraku traditionnel japonais : celle de Cio-Cio-San elle-même dans un « rêve éveillé » suggéré par le célèbre intermezzo orchestral entre les deux parties de l’acte II. Option très crédible : dans l’attente fiévreuse de Pinkerton, comment pourrait-elle aller « tranquillement » se coucher et dormir ? L’autre marionnette remplace le personnage infantile de Douleur (Compagnie Blind Summit Theater Mark Down & Nick Barnes). Mieux conçue que la poupée immobile, « rangée dans un placard » selon un de nos confrères, dans la mise en scène signée Vincent Boussard d’une Madame Butterfly à Hambourg en 2014, cette marionnette est très habilement manipulée par Eugenijus Slavinskas, Emil Kohlmayer et Max Konrad : regards tournés à bon escient vers la mère, mouvement de mains tendues vers elle comme un appel à l’aide. L’illusion en serait presque parfaite. Mais force nous est de reconnaître que rien ne peut détrôner, à l’image d’autres productions de Madame Butterfly que nous avons pu voir (à Berlin ou bien à Marseille et plus récemment encore à Monte-Carlo pour ne citer que ces exemples), l’insoutenable et très directe émotion provoquée par la présence physique d’un authentique bambin qui réactive, envers et contre-tout, notre univers infantile. Rien, en effet, ne peut se substituer à la présence réelle de l’enfant, seule capable de déclencher chez le spectateur les effets déstabilisants de cette « Hilflosigkeit » — concept qui traverse toute l’œuvre de Freud et qui désigne ce « désaide » : non seulement le dénuement réel du tout-petit qui ne saurait survivre sans l’aide de l’adulte mais terme qui est, dans un second temps, étendu par Jean Laplanche, pour décrire l’état d’impréparation de l’enfant devant l’irruption de messages énigmatiques des adultes, messages compromis par leur propre sexualité, et auxquels il se trouve confronté. « Douleur » ne devient-il pas l’enjeu central — subtilement et passivement érotisé — de Madame Butterfly dans le dernier acte ? La marionnette ne saurait atteindre cette dimension. Et cela s’explique aisément : l’admiration suscitée par l’extraordinaire technique du maniement de cette poupée agit comme un médiat qui nous détourne — et nous « sauve » probablement comme le ferait une résistance inconsciente — de nos sombres affects en cas d’une présence réelle d’un enfant.
Marina Rebeka (Cio-Cio-San). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Pöhn.
La direction musicale de Giampaolo Bisanti, dont nous avions déjà encensé la prestation dans un Otello viennois en mai 2024, reçoit aux commandes de l’orchestre de la Wiener Staatsoper une ovation largement méritée : fines notes égrenées du fugato à l’ouverture, envoûtantes sonorités debussystes pour le célèbre intermezzo entre les deux parties de l’acte II. Avouons-le : les sublimes sonorités de cet orchestre nous poursuivent d’ailleurs fort tard dans la soirée. Philippe Jordan, le Directeur musical de la Wiener Staatsoper, a bien raison d’affirmer dans une note du programme : « Madame Butterfly est, du point de vue du langage musical, une œuvre beaucoup plus impressionniste que vériste… la partition se transforme en quelque chose de merveilleusement flottant, tout devient couleur ».
Gratifiée d’une ovation debout à l’issue de la représentation, Marina Rebeka s’engage corps et âme dans le personnage de Cio-Cio-San. La soprano que nous avons déjà admirée dans un Thaïs de Jules Massenet en février 2021 à Monte-Carlo puis, en novembre 2023, dans son dialogue voluptueux avec le divin pour la Messa da requiem de Giuseppe Verdi déploie des aigus brillants et enrichis d’une rare densité dramatique. Elle tient cette superbe ligne de chant bien au-delà de son seul « Un bel di, vedremo » dont l’élégance des pianissimi du récit alliée à la fureur con forza de son gémissement final lui valent une salve d’applaudissements. Belle performance également de Daria Sushkova dans le rôle de Suzuki. Relative déception, en revanche, pour les interprètes masculins qui, à tout le moins au premier acte, ne parviennent qu’avec difficulté à franchir la fosse d’orchestre. Sans exagérer : ce premier acte fut nettement plus musical que vocal. Alors que l’orchestre semble ralentir le rythme pour son « Dovunque al mondo », le Pinkerton de Joshua Guerrero — peu crédible dans son opposition au Bonze (Evgueny Solodovnikov) et plutôt dépassionné dans son « Vieni » à la fin de l’acte I — se rattrape au dernier acte : fallait-il vocalement autant s’économiser ? Le Sharpless de Stefan Astakhov se fait, quant à lui, péniblement entendre tout au long de l’œuvre. Matthäus Schmidlechner projette bien mieux sa voix dans le personnage de Goro.
Cette « tragédie japonaise », comme l’appelait Puccini, rattrapa bien son échec initial de 1904 : un an après la mort du compositeur, Madame Butterfly arrivait en second dans les cinq œuvres les plus jouées au répertoire, derrière Faust, mais devant Carmen et Lakmé. Le « trio gagnant » des compositeurs les mieux cotés à cette époque se composait, déjà, de Richard Wagner, de Jules Massenet…et de Giacomo Puccini.
Jean-Luc Vannier
Wien, 12 novembre 2024
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Samedi 16 Novembre, 2024 2:26