Monaco, 3 novembre 2023 —— Jean-Luc Vannier.
Messa da requiem. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
« Quand vous irez chez Manzoni, baisez-lui les mains », insiste Giuseppe Verdi dans une lettre du 17 novembre 1871 adressée à Clara Maffei, femme de lettres et soutien inconditionnel des nationalistes italiens. La disparition le 22 mai 1873 de l’auteur des I Promessi sposi, considéré par la jeunesse italienne comme le chantre d’une patrie libérée et le principal artisan de l’édification d’une langue nationale, bouleverse à tel point le compositeur qu’il « n’aura pas le cœur d’assister aux funérailles du grand homme » écrit-il le 23 mai 1873 à Ricordi. Les deux accompagneront le maestro une dizaine de jours plus tard pour se recueillir plus intimement sur la tombe du dramaturge. C’est dire la gravité de cette Messa da requiem proposée jeudi 2 novembre par l’opéra de Monte-Carlo en ouverture de la saison lyrique.
L’idée originelle d’une messe de requiem surgit pourtant à l’occasion de la mort, le 13 novembre 1868 à l’âge de 76 ans, de Gioacchino Rossini, « l’autre grand homme » selon Verdi : « que nous restera-t-il lorsque l’autre gloire des Italiens, qui vit encore, ne sera plus ? » se lamente-t-il. Et d’accepter avec enthousiasme la proposition de son éditeur milanais Tito Ricordi, de composer une œuvre pour le premier anniversaire de la mort de Rossini et de la jouer à Bologne, « sa véritable patrie musicale ». Cette Messa per Rossini fut effectivement achevée dans les délais avec la participation de treize musiciens, dont Verdi qui se chargea, comme il le souhaitait, du Libera me final. Il fallut néanmoins attendre 1988 pour découvrir cette œuvre à Stuttgart sous la baguette de Helmuth Rilling, la première n’ayant jamais eu lieu du temps de Verdi en raison d’un méli-mélo de blocages bureaucratiques, d’intérêts financiers divergents et de susceptibilités insuffisamment ménagées !
La disparition de Manzoni offre à Verdi de reprendre en solo ce travail et de le diriger personnellement, le 22 mai 1874, dans l’église San Marco de Milan, plus adaptée en termes d’acoustique que la cathédrale ou l’église San Fedele fréquentée par Manzoni. Autant dire que cette Messa da requiem, écrite de la main d’un compositeur connu pour son athéisme en vue d’honorer la mémoire d’un catholique fervent, dut surmonter, là encore, bien des obstacles : ne serait-ce que la rivalité entre les autorités civiles – anticléricales – et l’archevêché rigoureusement opposé à la participation de voix féminines dans une enceinte sacrée !
Obstacles qui n’auront pas épargné la production monégasque : prévu pour diriger les chœurs et l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Daniel Barenboim, « souffrant de complications médicales », fut remplacé par Kazuki Yamada tandis que la basse Ildar Abdrazakov, cédait-elle aussi la place à Erwin Schrott. L’impeccable direction musicale doit être saluée : au frémissement initial du requiem aeternam par le chœur (Stefano Visconti) succède un redoutable Dies irae tandis que les cuivres, placés de part et d’autre des balcons du Grimaldi Forum, témoignent magistralement de la toute-puissance de la colère divine. Mais la philharmonie monégasque sait aussi nous charmer par la délicatesse des cordes lorsque Thierry Amadi et les pizzicati des violoncelles accompagnent la suavité du duo féminin dans le Recordare ou introduisent la sensuelle mélodie de l’Offertorium.
Cette œuvre qui flirte avec l’inévitable « confusion des genres » où s’enchevêtrent les aspirations d’un homme de théâtre – la deutsche Oper de Berlin a su en faire son miel dans une mise en scène extravagante –, la fidélité absolue à la liturgie catholique romaine des morts et toutes les « ficelles » vocales du lyrisme verdien qui truffent la partition – Ah cette Lacrimosa ! –, pose évidemment la question de l’unité de la distribution. En 2017 à Munich, Riccardo Muti avait su en imposer une cohésion harmonieuse.
Nonobstant leur indéniable élégance et leur irréprochable justesse, les voix de cette production monégasque auront donné le sentiment de jouer « solo » et de créer, entre celles qui optent pour un lyrisme exacerbé et celles qui confinent à la dévotion mystique, un véritable schisme interprétatif. La soprano Marina Rebeka engage un dialogue voluptueux avec le divin où le courroux du Libera me se muerait presque en dépit amoureux tandis que la mezzo-soprano Ekaterina Semenchuk, entièrement absorbée dans une contemplation intérieure pour son Liber scriptus, se concentre sur une lecture plus intimiste de sa partition. Malgré une dimension plus restreinte, les voix masculines suivent une tendance identique : nettement plus à l’aise que dans son interprétation récente de Das Lied von der Erde au Konzerthaus de Vienne avec la Wiener Symphoniker, le ténor Michael Spyres nous charme par la profonde inspiration, empreinte d’adoration enjouée alors qu’Erwin Schrott – remercions-le d’avoir accepté ce remplacement au pied levé – privilégie, vocalement, la structure à l’audace dans sa superbe ligne de chant.
Cette personnalisation interprétative correspond-elle à l’idée que Verdi se faisait de son Requiem ? N’était-il pas plus enclin à vouloir exprimer et à faire ressentir l'univers émotionnel de tout un peuple ? Sa Messa da requiem ne dépasse-t-elle pas la simple condition humaine lorsqu’à la fin de l’Offertorium se fait entendre « fac eas de morte transire ad vitam » ?
Jean-Luc Vannier
Monaco, le 3 novembre 2023
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Dimanche 5 Novembre, 2023 20:08