En 1887, l'officier de marine Pierre Loti publie son roman « Madame Chrysanthème », une probable autobiographie sur un mariage de jeunesse « temporaire » de l'écrivain avec une japonaise de Nagasaki. Un ouvrage qui inspire – de loin – la trame de « Madame Butterfly » créé le 17 février 1904 au Teatro alla Scala de Milan par Giacomo Puccini : entre-temps, un avocat de Philadelphie avait fait paraître en 1898 une pièce reprise deux ans après par le célèbre dramaturge et directeur de théâtre Belasco au Harold Square Theatre de New York. C'est à Londres que le compositeur italien obtint du comédien l'autorisation d'utiliser sa pièce : « comment faire des affaires, raconta le second, avec un italien impulsif qui a les larmes aux yeux et les deux bras pendus à mon cou ?... ». Le caractère du principal personnage diffère néanmoins dans les deux narrations : contrairement à la vénalité de l'héroïne de Loti, la geisha de Puccini tombe sincèrement amoureuse du marin, renie les conventions ainsi que sa famille et se suicide pour « mourir dans l'honneur ce qu'elle ne peut vivre dans l'honneur ».
Loin de ressembler à d'autres ouvrages du même auteur nourris d'horizons lointains comme « La Fianculla del West » jouée quatre années plus tard, cette « tragédie japonaise » en trois actes, malgré un puissant éclairage sur la dichotomie culturelle entre le Japon et les Etats-Unis, se concentre davantage sur la profondeur psychologique des personnages et leurs souffrances intérieures : une conjonction, essentielle pour Puccini, de la vérité de la scène avec celle de la vie.
Cette production, vendredi 4 janvier, du Staatsoper im Schiller Theater de Berlin est tout simplement une réussite. Un accomplissement proche de la perfection si ce n'était la voix un peu faible du ténor Maxime Aksenov dans le rôle du Lieutenant de marine américain Pinkerton : mais cette fragilité vocale pourrait tout aussi bien refléter l'impuissance du jeune héros à assumer son destin. Dans l'espace réduit du Schiller Theater, Eike Gramss, aidé de Peter Sykora pour les costumes et les décors, conçoit une mise en scène particulièrement soignée, méticuleuse et délicate sans jamais affaiblir l'intensité dramaturgique de l'ensemble. Un subtil équilibre réalisé entre chant et jeu, mouvement et station, expressivité et abstraction. Du bel art.
La direction musicale exigeante de Wolfram-Maria Märtig insuffle à l'orchestre de la Staatskapelle de Berlin une fantastique énergie que le maestro et pianiste hambourgeois passé par le Staatstheater de Nuremberg et le Aalto-Theater de Essen sait néanmoins dompter pour accompagner au mieux les interventions des chanteurs. Onctuosité goulue des phrasés mélodiques dans la longue ouverture du troisième acte mais acuité incisive des mesures interrompant brusquement les rêveries de Madame Butterfly.
On ne tarira pas d'éloges sur la distribution. La soprano chinoise Hui He, mondialement connue depuis son interprétation du rôle-titre à l'Opéra de Bordeaux en 2003, incarne une « Madame Butterfly » d'une exceptionnelle qualité vocale et scénique. Sans se montrer, elle domine déjà par ses premières notes chantées en fond de scène à l'acte I. Sa remarquable tessiture, son incroyable élasticité phonique lui permettent une pluralité de registres émotionnels dont aucun ne s'exerce aux dépends de l'autre. Des aigus étincelants dans son célèbre air « un bel di, vedremo » au trè sombres « con onor muore » du dernier acte en passant par ses paroles terriblement désincarnées à la découverte de l'autre épouse, celle qui devrait chanter « Aida » avec La Scala à Pékin et jouer sa première Senta dans « Der Fliegende Holländer » à Cologne en 2013, a suscité une ovation debout du public berlinois.
Les seconds caractères n'ont pas démérité non plus. La basse allemande Roman Trekel jouit d'une magnifique voix dont les graves puissants et stables accompagnent le personnage désabusé du consul américain. Son trio de l'acte III avec Suzuki et Pinkerton est admirable. Dans le rôle de la servante Suzuki, la contralto Simone Schröder développe des accents lyriques très convaincants : en témoigne là aussi son duo de toute beauté avec Cio-Cio-San à l'arrivée, en fin de second acte, du navire « Abraham Lincoln ». Mentionnons par surcroît les excellentes prestations du ténor finlandais Dan Karström dans le personnage de l'entremetteur Goro, celle du baryton Arttu Kataja dans le Prince Yamadori et celle remarquée de la basse Tobias Schabel dans le rôle du chef des Bonzes. Les chœurs du Staatsoper conduits par Frank Flade ont constitué la touche finale d'une production qui fera sans aucun doute date dans les annales du Staatsoper im Schiller Theater de Berlin.
Berlin, le 5 janvier 2013
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 28 Janvier, 2024