Wien, 21 mai 2024 —— Jean-Luc Vannier.
Andreas Schager (Otello). Photographie © Wiener Staatsoper. Michael Pöhn.
Fort heureusement, les thuriféraires du « dé-colonialisme » n’ont pas encore découvert le fait que Giulo Ricordi, son éditeur, puis Giuseppe Verdi lui-même baptisèrent Otello le « projet chocolat » en raison de la couleur de peau du « Maure de Venise » (Pierre Milza, Verdi, Coll. « Tempus », Perrin, 2004, p. 436). Il faut donc, sait-on jamais, profiter de cette œuvre. Ce fut le cas, lundi 20 mai, lors de la représentation d’une exceptionnelle qualité à la Staatsoper de Vienne.
Dans un moment de doute, « Pourquoi écrirais-je ? À quoi cela servirait-il » s’interroge Verdi dans une lettre à Clara Maffei de 1878, la genèse de ce dramma lirico en quatre actes, tiré de William Shakespeare sur un livret d’Arrigo Boito, repose sur l’amusante histoire de la réconciliation, lors d’un dîner, entre le librettiste et le compositeur. Réconciliation manigancée, avec l’aide discrète de Peppina, par l’éditeur Giulo Ricordi qui y trouvait évidemment son compte : « la conversation s’était “par hasard” orientée vers Shakespeare et vers Boito qui travaillait sur un projet de livret tiré du “Maure de Venise” et qui recherchait un compositeur pour en écrire la musique » (P. Milza, op. cit, p. 434). À l’évocation de Shakespeare, Verdi n’est pas resté sans réaction : on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Dans cette version viennoise, le metteur en scène Adrian Noble a insufflé une subtile mais puissante inspiration à son travail en rappelant dans sa note d’intention que « Verdi et Boito étaient de fins connaisseurs de la psyché humaine qu’ils savaient, chacun à leur manière, transposer sur scène ». Une transposition réussie : sans effet superfétatoire, installée dans un décor composé d’immenses pans aux teintes mordorées (Dick Bird) lesquels s’ouvrent ou se referment en fonction de l’intensité dramatique des tableaux, accentuée en outre par le contraste vestimentaire dès la première scène entre le héros et tous les autres personnages — la blancheur immaculée de sa toge deviendra son linceul —, la dramaturgie conçue par Adrian Noble met en exergue la lente mais inexorable jalousie délirante d’Otello. « Jalousie de nature sexuelle, la plus dangereuse des émotions humaines » précise-t-il sans toutefois pousser l’exégèse jusqu’à l’homosexualité inconsciente de sa nature proposée par Sigmund Freud : « Ainsi, l’ambivalence de sentiment rend au persécuté le même service, pour se défendre contre l’homosexualité, que la jalousie » (S. Freud, Jalousie, paranoïa, homosexualité, OCF, XVI, 1921-1923, PUF, 2003, p. 91). Jalousie qui devient une sorte de « Passion » non dénuée de tonalité christique et où seule la mort est à même d’offrir l’absolue rédemption d’une faute imaginaire. « Passion » renforcée par ce détail scénique où, dès son entrée à l’acte I et avant de réitérer cette circonstance à l’acte II, Otello se trouve entouré d’enfants : comme s’il s’agissait, pour le metteur en scène, de souligner, outre l’isolement dû à la victoire sur les Turcs qui propulse le général maure au sommet de sa gloire, l’infertilité du héros — infécondité identique de Lady Macbeth — et son angoisse afférente de la finitude. Relevons in fine un ingénieux détail, effet technique peut-être involontaire mais dont nous créditerons volontiers la mise en scène : l’ombre renversée de Iago, projetée lors de son credo dans les forces du mal, consacre son pacte faustien. Du grand art scénique qui ne mérite que des éloges.
Nicole Car (Desdémone). Photographie©Wiener Staatsoper. Michael Pöhn.
La direction magistrale de l’orchestre et des chœurs de la Wiener Staatsoper par Giampaolo Bisanti dont nous avions déjà souligné l’admirable prestation dans Madame Butterfly à Monte-Carlo en novembre 2021 contribue à densifier l’intensité dramaturgique : surgissement impeccable par leur éclat, des tempétueux accords introductifs, chaude suavité des cordes pour accompagner Desdémone mais qui est soudainement interrompue par d’inquiétantes ponctuations de cuivres, triolets obsédants des violoncelles et des bassons pour annoncer l’entrée de Iago. Sans parler de l’enivrante beauté de ces mesures aussi brèves que le bonheur, évanoui à peine effleuré, sur « Un bacio ». Au point de faire couler quelques larmes sur les joues de mes voisines !
Il serait injuste de ne pas accorder à la distribution de cette 19e représentation — d’où d’inévitables changements de cast — l’essentiel du succès. Dans le rôle-titre, Andreas Schager électrifie l’audience dès son extatique « Esultate ! » pour ne jamais plus quitter cette exigence vocale d’une imperturbable ligne de chant. Et ce, jusqu’à son ultime « Otello fu ». Loin des forte tonitruants et sans substance qui assourdissent, le Heldentenor autrichien passé par la Universität fur Musik de Vienne sait soutenir ces derniers avec toutes les nuances d’intonation qui en colorent la consistance et les dotent d’une douloureuse et déchirante humanité. Comme l’écrivait Boito à propos du personnage : « la progression inexorable de cette intoxication mentale doit être exprimée dans toute son horreur » (Arrigo Boito, Disposizione scenica d’Otello).
Ce sont ces nuances qui auront manqué à sa partenaire Nicole Car dans le personnage de Desdémone. Disons-le tout de go : la soprano d’origine australienne chante techniquement juste et pas une fausse note ne vient altérer son « Piangea cantando ». Mais comme nous l’avions déjà relevé dans son interprétation de Tatiana d’un Eugène Onéguine à cette même Staatsoper en mars 2023, elle ne propose qu’une ligne vocale monolithe avec une nette tendance vers les graves. Et, sans évoquer sa piteuse interprétation d’une mélodie d’Ernest Chausson, nous regretterons sa très faible expressivité, son manque de charisme scénique. Avec, pour conséquence, une étrange sensation de facticité vocale. Fallait-il en outre la faire « pleurnicher » lors de la scène finale alors que sa résolution puisée dans la « chanson du Saule » atteste du fait qu’elle attend « sereinement » la mort à venir par celui qu’elle aime ? « Elle veut partager avec lui la lumière » écrit Alain Duault (« Tel Desdémone », in Verdi, L’arc, n° 81, 1981, p. 53). Verdi est encore plus explicite : Desdémone est « le type même de la bonté… qui n’a pas conscience de son propre MOI ».
Andreas Schager (Otello) et Igor Golovatenko (Iago). Photographie © Wiener Staatsoper. Michael Pöhn.
Saluons en revanche et sans réserve aucune, l’interprétation par Igor Golovatenko — que de riches inflexions dans les intonations ! — de Iago dont la perfidie, combinée à la malignité, offre au personnage toute la dimension ambivalente évoquée dans la lettre de Verdi du 7 février 1880 et adressée au peintre napolitain Domenico Morelli où il lui demande des croquis sur ce dernier : « Iago avec un visage d’honnête homme ! C’est une trouvaille ! » se réjouit le compositeur. Une ambivalence magnifiquement chantée par le baryton russe : au paroxysme de sa fureur diabolique — et d’un pic pulsionnel atteint par ce moyen — succède une retombée sous la forme d’un scepticisme. « Vien dopo tanta irrision la Morte. E poi ? E poi ? » lâche-t-il comme par désarroi.
Alessandro Liberatore (Cassio), Margaret Plummer (Emilia), Carlos Osuna (Roderigo), Stephano Park (Lodovico), Leonardo Neiva (Montano), Ferdinand Pfeiffer (Herold) et Katharina Billerhart (Blanca) complètent la généreuse distribution de cette représentation, légitimement ovationnée par le public.
Jean-Luc Vannier
Wien, le 21 mai 2024
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Lundi 27 Mai, 2024 13:00