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Vienne, le 15 mars 2023, —— Jean-Luc Vannier.

D. Tcherniakov met en scène Eugène Onéguine à la Staatsoper de Vienne : à table !

Nicole CarNicole Car (Tatiana). Photographie © Wiener Staatsoper Michael Pöhn.

Afin de rédiger une biographie de Piotr Ilitch Tchaïkovski, la poétesse Nina Berberova (1901-1993) rencontra de nombreux compositeurs qui avaient fréquenté l’auteur d’Eugène Onéguine. Elle eut ainsi l’occasion de s’entretenir avec Serge Rachmaninov qui se trouvait à Paris pour l’habituel concert qu’il donnait salle Pleyel : « il parlait du masque que Tchaïkovski ne quittait jamais et portait apparemment depuis sa jeunesse. Ce masque avait disparu au moment de sa mort ». « Un garçon de verre, comme l’appelait Fanny, sa gouvernante à Votkinsk ». (Nina Berberova, Tchaïkovski, biographie, Actes Sud, 1987, p. 9).

Dmitri Tcherniakov se serait-il inspiré de ce « masque » pour en affubler, mardi 14 mars à la Staatsoper de Vienne, Tatiana, la principale héroïne d’Eugène Onéguine, scènes lyriques en 3 actes créées au Conservatoire du Théâtre Mali le 29 mars 1879 ? Loin d’être une simple rêveuse, fantasque, plongée dans de romanesques littératures, Tcherniakov la transforme en un être profondément mélancolique, absent, une psychasthénique aurait pu diagnostiquer Jean Piaget. S’agirait-il d’une identification projective — post mortem — au compositeur ? Il est vrai que les deux tiers de son opéra étaient écrits lorsque ce dernier regagna Moscou la veille de son mariage malheureux avec Antonina Milioukova et que l’épisode de la « lettre de Tatiana » par lequel Tchaïkovski débuta la rédaction de son opéra, revêt une singulière signification à la lecture de ses échanges épistolaires, échanges pour le moins erratiques, avec sa future épouse.

Étienne DupuisÉtienne Dupuis (Onéguine) et Nicole Car (Tatiana). Photographie© Wiener Staatsoper Michael Pöhn.

Dmitri Tcherniakov ne s’arrête toutefois pas à ces détails. La récurrence d’une mise en scène — reprise d’un travail de 2006 à Moscou — qui enferme les sept tableaux et cadenasse les protagonistes autour d’une imposante table d’hôtes en fond de scène, outre d’insurmontables difficultés techniques pour les voix et leur direction — ce que nous confirmait un instrumentiste de l’Orchester der Wiener Staatsoper rencontré à l’issue de la représentation — balaie sans ménagement les agencements traditionnels prévus par le livret : point de tilleuls dans le parc de la propriété, celle de la famille Chilovsky où Tchaïkovski travaillait à son opéra dans une des petites dépendances, et où l’on dissertait, comme sans doute Madame Larine à la manière d’Ivan Gontcharov, sur l’immuable vacuité du temps qui s’écoule paisiblement dans cette Russie patriarcale du xixe siècle. Point de lit — où est le fantasme sexuel à même de lui être « naturellement » associé ? — d’où Tatiana écrit sa célèbre « lettre d’amour », un dispositif pourtant ajouté dans la production du Bolchoï de 1908. Point de chorégraphie sur la superbe « Polonaise » introductive de l’acte III qui sert seulement de « passe-plat » musical aux serveurs. Nettement plus intéressante sans doute est cette mise en miroir de Tatiana et de Lenski : et ce, même si la scène du premier tableau de l’acte II tourne, selon nous, un peu trop à la farce au point d’édulcorer l’efficience dramaturgique de la jalousie rageuse de Lenski. Et qui interroge la proximité psychologique suggérée par le metteur en scène avec le personnage de Tatiana. Même interrogation au dernier tableau qui tourne Onéguine en dérision : il trébuche et s’affale — volontairement ? — sur scène tandis que son revolver qui s’enraye ôte tout crédit à son geste suicidaire. Ultime question laissée sans réponse : l’absurdité exagérée de ce comportement ne constitue-t-elle pas un contresens qui peine à nous convaincre de l’aveu réitéré par Tatiana de son indéfectible amour pour Onéguine ?

Ivan Ayon RivasIvan Ayon Rivas (Lenski). Photographie © Wiener Staatsoper, Michael Pöhn.

Fort heureusement, la direction musicale de Tomas Hanus — quel mérite d’avoir su guider le plateau de si loin ! — nous ravit : du prélude aux vastes phrasés mélodiques, l’actuel directeur musical de l’Opéra national du pays de Galles mêle avec un juste équilibre consistance et fluidité dans le trafic orchestral tout en maintenant une précision — miraculeuse — dans les attaques. Sans doute le professionnalisme des pupitres de l’Orchester der Wiener Staatsoper apporte-t-il le « répondant » nécessaire afin d’intensifier une architecture musicale si spécifique où, par exemple, la finesse scripturale et l’acuité affective de simples cantabiles sont à même de nous procurer la jouissance d’une romance plus charnue, plus substantielle. 

La distribution au sein de laquelle nous relevons de nombreux Debüt et Rollendebüt à la Wiener Staatsoper tient aussi du mérite en raison de l’éloignement physique des artistes lyriques. Entendue dans Marguerite d’un Faust marseillais, Nicole Car développe une ligne de chant exigeante où elle enchaîne avec aisance les aigus, parfois au timbre légèrement cuivré. Sans doute la conséquence d’une amplification vocale artificielle destinée à se faire entendre de cet immense et lointain plateau. Le baryton québécois Étienne Dupuis (Valentin dans la production du Faust précitée et Lescaut dans une Manon également marseillaise) ne nous déçoit pas non plus en campant un Onéguine plus narcissique que jamais. Magnifique prestation d’Ivan Ayon Rivas qui incarne la désespérance de Lenski dans son grand air de la fin de l’acte II « Куда, куда, куда вы удалились » tandis que Dimitry Ivaschenko (Kaspar dans un Freischutz au Théâtre des Champs-Elysées) reçoit lui aussi une légitime ovation pour son émouvant « Безумно я люблю Татьяну ! » du Prince Grémine à l’acte III. Saluons aussi la mezzo-soprano Elena Manistina (Madame Larine et Lioubov dans un Mazeppa monégasque), Maria Barakova (Olga), Elena Zaremba (Filipievna) ainsi que Dan Paul Dumitrescu (Saretzski), Eduard Wesener (Triquet) et Thomas Köber (Un chanteur). 

Cette hypersensibilité de l’œuvre que la mise en scène de D. Tcherniakov a tendance à émousser, Tchaïkovski l’exprime dans une lettre à sa bienfaitrice Madame von Meck : « Mon travail m’est aussi nécessaire que l’air. Dans mes moments d’oisiveté, une angoisse me prend de n’être jamais capable d’arriver à la perfection, un mécontentement, une haine pour moi-même » (N. Berberova, op. cit., p. 132).

Jean-Luc Vannier
Vienne, le 15 mars 2023
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Dimanche 19 Mars, 2023 21:44