musicologie

Vienne, le 14 mars 2023 —— Jean-Luc Vannier.

Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris réunissent avec succès M. Andre et G. Mahler au Musikverein

Mark Andre (compositeur). Photographie © Dieter Nagl / Musikverein Wien.

Nonobstant les apparences du programme, il y eut lundi 13 mars dans la grosser Musikvereinssaal de Vienne, pleine à craquer, davantage de concordance que d’antagonisme. Quoi de commun, pouvait-on s’interroger en théorie, entre « Im Entschwinden », pièce pour orchestre d’une commande de la Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne et de l’Elbphilharmonie de Hambourg signée Mark Andre (1964 -), et la Symphonie no 2 en ut mineur, dite « Auferstehung » composée par Gustav Mahler autour de 1890 ? D’un côté en effet, un compositeur français contemporain, vivant à Berlin, élève de Helmut Lachenmann à la Hochschule für Musik de Stuttgart, adepte de la Klangkomposition et dont la perspective opératique met en exergue « non un personnage éprouvant une sensation mais la représentation par le son et à travers l’écoute de cette sensation » (« Diversité des langages et des dramaturgies », in Jacques Lacombe, Histoire de l’opéra français, De la belle époque au monde globalisé, Fayard, 2022, p. 897). D’un autre, une œuvre monumentale, celle d’un « compositeur d’été », œuvre non seulement décriée par Hans von Bülow, chef des concerts philharmoniques de Hambourg lorsque Gustav Mahler lui joua la première fois son « Totenfeier » mais aussi en 1910 : alors qu’il dirigeait à Paris cette deuxième symphonie aux concerts Colonne, « il a pu voir Debussy, Dukas et Gabriel Pierné – Chef d’orchestre de Colonne ! – quitter ostensiblement la salle au milieu du second mouvement. Debussy, très satisfait de son geste, le commentait un peu plus tard par écrit : "Ouvrons l’œil (et fermons l’oreille)… le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame à Bibendum" » (Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, des origines à nos jours, Robert Laffont, Coll. « Bouquins »1969, p. 318).

Christiane Karg (Soprano), Klaus Mäkelä (dirigeant) et Wiebke Lehmkuhl (Contralto). Photographie © Dieter Nagl / Musikverein Wien.

C’est bien tout le mérite – et il n’est pas de pure forme – de l’Orchestre de Paris et de son directeur musical depuis 2021 Klaus Mäkelä que d’avoir réussi à générer cette étrange sensation d’une proximité de destin entre ces deux pièces et ces deux compositeurs. Le « Im Entschwinden » pour orchestre de Mark Andre, où sons et bruits sont mis sur un pied d’égalité, développe, selon son auteur, des oscillations sonores aux origines des plus énigmatiques car aux confins de l’insaisissable et où « tous les Decrescendi et Crescendi doivent venir du néant et disparaître à nouveau dans le néant ». Loin de maltraiter l’oreille – pas de surgissement à la brutalité acoustique sauvage –, la partition, feuillets aux proportions extravagantes qui débordent de part et d’autre le pupitre du maestro, nous convie à un jeu à la fois amusant et sérieux de cache-cache sonore pour, ici, repérer le bruissement d’une feuille de papier sur les cordes intérieures du piano, là, pour s’étonner du frottement des paumes de leurs mains par les instrumentistes. Tout est millimétré, d’une exigence obsessionnelle dans la direction de Klaus Mäkelä : gestes tranchants, concis qui dessinent dans un espace imaginaire des figures géométriques. De surprise en éblouissement, un peu comme nous découvrons avec une joie mêlée de fascination mais en sourdine, de nouveaux feux d’artifice tirés un 14 juillet, cette « musique » ne laisse de nous étonner comme un enfant, là où « réside le meilleur de l’homme » disait Goethe.

Composer une symphonie, expliquait de son côté Gustav Mahler, « c’est bâtir un monde avec toutes les ressources techniques dont dispose un musicien… la symphonie doit être pareille à l’univers, elle doit tout embrasser ». Des cinq mouvements de durée inégale – l’allegro moderato, marche funèbre d’envergure avec sa coda dure plus de vingt minutes tandis que l’Urlicht à peine cinq et qu’une pause conséquente intervient entre le 1er et le second mouvement –, « Résurrection » nous chahute tant sur le fond mélodique que dans la forme esthétique : après l’andante moderato qui offre une détente bienvenue doublée de la fraîcheur des pizzicati des cordes, ce sont deux appels de timbale qui introduisent sans ménagement la ronde infernale « In ruhig fliessender Bewegung ». Sans parler des arpèges de harpes qui viennent buter sur la grosse caisse et d’autres contrastes parfois plus abrupts. Malgré son syncrétisme qui tente de concilier les genres symphoniques préexistants, Mahler reconnaissait « qu’il en arrive toujours au point où il doit faire appel à la parole comme support de son idée musicale » : d’où la présence d’une voix d’alto pour le quatrième mouvement et des soliChristiane Karg soprano – et chœurs pour le finale. Si les chœurs du Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne nous émeuvent jusqu’aux larmes dans le dernier mouvement, l’alto Wiebke Lehmkuhl nous semble manquer un peu d’élévation spirituelle sur son « Himmel ».

Buste de Gustav Mahler au Musikverein de Vienne. Photographie © D.R.

Contrairement à l’exécution de « Im Entschwinden » où, oserons-nous dire, tout le monde retient son souffle et « marche sur des œufs », la deuxième symphonie de Gustav Mahler offre à la jeunesse exaltée, fougueuse de Klaus Mäkelä l’occasion d’une interprétation sans doute plus proche de celle d’un Leonard Bernstein que celle d’un Claudio Abbado : couleurs musicales plus flashy que pastel, trafic orchestral nerveux, harmonie saillante, surexposition des pupitres de cuivres, certes les « stars » de l’œuvre. Une ligne interprétative généralisée au détriment de l’intimisme requis par certains passages et qui conduit à souligner, dans le deuxième mouvement par exemple et peut-être plus qu’il ne le faudrait, les traits mélodiques des cordes : « si je n’avais pas déjà porté cette œuvre en moi, comment aurais-je pu la vivre ? écrit Mahler le 17 février 1897. Nous avons notamment observé, à deux reprises comment le maestro s’est efforcé d’obtenir par la gestuelle de sa main une atténuation des cordes, voire un adoucissement de leurs pizzicati. En vain. Une fièvre christique – avec un Klaus Mäkelä aux bras latéralement tendus – dont le dernier mouvement, exceptionnellement brillant, aura pu légitimement s’enorgueillir. 

Vienne, le 14 mars 2023
Jean-Luc Vannier
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