Feneyrou Laurent, De lave et de fer. Une jeunesse allemande : Helmut Lachenmann. « Répercussions », Éditions MF, Paris 2017 (286 p. ; ISBN 978-2-915794-97-7 ; 22 €].
Né en 1935, le compositeur Helmut Lachenmann passe son enfance et son adolescence dans la violence nazie et celle de la guerre. De 20 à 23 ans, il étudie au Conservatoire de Stuttgart, puis il passe trois années à Venise auprès de Luigi Nono, compositeur engagé s'il en est. Quand il revient en Allemagne en 1961, la violence de la guerre froide sévit, contre les communistes et la gauche d'émancipation, notamment contre le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS), association d'étudiants émancipée de la sociale démocratie, qui entend protester contre le réarmement, les armes nucléaires, la guerre au Vietnam, le colonialisme, les dictatures, le capitalisme. La brutalité de la répression n'est pas seulement policière, elle est aussi judiciaire, institutionnelle (les interdits professionnels par exemple), toute la presse y met sa force idéologique, une violence qui peu gagner la salle de concert. Le 2 juin 1967, l'étudiant Benno Ohnesorg est tué par un policier, le 11 avril 1968, Rudi Dutschke, un important animateur du mouvement, est très grièvement blessé par une attaque à l'arme à feu.
Pris dans l'hystérie binaire de la guerre froide, sinon la lueur des pays dits non alignés, tous les mouvements d'émancipation sociale se posent des questions de stratégie, y compris le parti communiste italien auquel adhère Luigi Nono. Le parti communiste français, quant à lui, abandonne au début des années 1970, l'idée d'une prise violente et coercitive du pouvoir, les moyens employés restant selon lui, structurels de la nouvelle société.
Sous la chape de plomb allemande, quelques militants issus du ou passés par le SDS, décident de répliquer à la violence par la violence et la guérilla armée. Selon Astrid Proll qui participa en 1970 à l'évasion d'Adréas Baader « Pour être révolutionnaire, il était nécessaire d'être criminel ».
Parmi eux, il y a aussi Gudrun Ensslin dont le père pasteur travaillait avec celui d'Helmut Lachenmann. Peut-on dire que la fille et le fils étaient amis d'enfance avec cinq années d'écart ? En tout cas ils étaient des familiers.
En 1987, Helmut Lachenmann écrit une lettre à Luigi Nono, dans laquelle il avoue penser chaque jour à Gudrun Ensslin, qui « avec d'autres, ont essayé de déchirer le voile spectral, mais se sont déchirés eux-mêmes ». Il rend grâce à son ancien maître pour lui avoir permis de ne pas être aussi paralysé qu'elle.
Ce qui montre combien la question d'agir l'émancipation est centrale pour le compositeur, et combien elle a pour lui un caractère existentiel.
La lecture de cette lettre, comme la petite ampoule de lumière des bandes dessinées, a poussé Laurent Feneyrou à mettre en un foisonnant essai l'exploration de ce questionnement, où se croisent et s'alchimisent plutôt que ne se mêlent la fureur du monde, l'engagement personnel et le collectif qui n'est pas le même, les choix esthétiques du compositeur et leurs justifications.
Contrairement à la modestie d'évitement exprimée en introduction, il s'agit bien d'un livre d'histoire, puisqu'on y raconte de manière documentée ce qui fut, c'est bien un livre de musicologie, même si la discipline, après la chauffe des années 1970, est retombée dans un positivisme de géomètre et dans la vaine recherche de lois aussi philosophales que la pierre. C'est un livre qui conceptualise et qui voyage en trois étapes décennales, entre 1967 et 1997, de la particularité des partitions (ce n'est pas un frein à la lecture pour les non-musiciens), aux spécificités universalistes de la pensée.
La grande question de cet essai d'esthétique est bien entendu celle de la relation entre l'engagement émancipateur du compositeur, ou tout simplement sa présence dans l'histoire, qu'on peut aussi dire citoyenne, et de ce que cela implique ou n'implique pas dans la composition. Autrement dit quel rapport il y a entre l'engagement citoyen et les choix musicaux
On peut penser que dans le choix de composer de la musique concrète pour instruments de musique conventionnels, il y a la volonté de dévoiler une réalité fondamentale, pour atteindre l'immédiateté, la pureté du geste instrumental, en le débarrassant de tout ce que le passé, et notamment de l'esthétique et de la technique musicales bourgeoises y ont mis de mélodie, d'harmonie et d'habitude.
Selon Lachenmann, « le compositeur n'a rien à dire, mais quelque chose à faire ». Il fait incontestablement fort bien, de pièces solistes à grand orchestre : tout son produit par un musicien ne devient-il pas musical ? Mais tout en faisant, il dit et définit la beauté comme refus de l'habitude, avoue assumer cette beauté en hédoniste, avec ses (plotiniennes) « vertus de pureté, de clarté, de richesse d'humanité ».
Pour en revenir à l'omniprésente Gudrun Ensslin et au geste musical touchant le politique : Helmut Lachenmann a-t-il dépassé, musicalement, la contradiction de cette « rébellion de sujets écrasés contre leur écrasement ? ». Que faire ?
Jean-Marc Warszawski
12 janvier 2018
Jean-Marc Warszawski, ses derniers articles : Le clavecin verni et peint comme une tabatière de Claude Balbastre par Christophe Rousset — Les Trios élégiaques de Rachmaninov par Alan Ball, Bernard Mathern, Élisabeth Beaussier — Le jeune Debussy par le pianiste Matteo Fossi — L'inventaire sans histoire des orgues de l'Orléanais — Les Lieder de Richard Strauss et les autres par Claudia et Grégory Moulin — Les sonates de Domenico Scarlatti dans la harpe d'Adeline de Preissac — Duo Jocelyn Aubrun (flûte) et Aline Piboule (piano) : 1943 un cru exceptionnel ? — Deux quatuors avec piano de Joseph Joachim Raff par Il Trittico — Tous les articles de Jean-Marc Warszawski
Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil ☎ 06 06 61 73 41
ISNN 2269-9910
© musicologie.org 2017
Samedi 13 Janvier, 2018 0:29