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13 octobre 2018 —— Jean-Marc Warszawski.

La question sans réponse : six conférences de Leonard Bernstein pour revigorer les neurones musicologiques et autres

Leonard Bernstein, La question sans réponse : six conférences données à Harvard (préface par Renaud Machart). « musique ouverte », Minerve, Paris 2018 (Robert Laffont 1982) [312 p. ; ISBN 978-2-86931-151-0 ; 25 €].

En 1971, Leonard Bernstein dont on fête cette année le centième anniversaire, était invité en résidence à l’université de Harvard (il y a étudié de 1935 à 1939), par le département de littérature comparée, pour donner une série de six conférences dans le cadre des Norton Lectures.

Ces conférences, qui attirent beaucoup de monde, sont données en octobre 1973 avec un apparat multimédia, musique diffusée ou jouée par Bernstein au piano, diapositives, films. Chacune de ces conférences est reprise le lendemain matin en studio de télévision, devant un public moins nombreux. Ce sont ces vidéos qui ont été conservées (elles sont dans YouTube en intégralité). Les conférences ont été publiées aux États-Unis en 1976.

Les éditions Minerve publient ces six conférences dans une traduction d’Odile Demange.

Soit par curiosité personnelle, soit en raison de la nature de la chaire qu’il occupe temporairement, Leonard Bernstein a choisi de confronter son domaine, la musique, à la grammaire générative de Noam Chomsky. Non pas pour prouver que la musique est un langage, loin de là, le compositeur est tout à fait conscient de la nature et des limites des analogies, il s’applique d’ailleurs à en montrer les culs-de-sac. Pour lui, quelques aspects de la musique peuvent s’apparenter au langage articulé qui seul à une fonction de communication.

La première conférence est consacrée à la phonologie et à ce que pourraient être des mots en musique. On est de suite emmené par la virtuosité (parsemée d'humour et d'un peu de roublardise de métier) avec laquelle Leonard Bernstein mène ce genre d’exercice. Mais surtout, il s’attache à prouver l’essentialité de la résonance tonale, et l’impossibilité théorique d’en sortir, théorique… d’où le titre générique donné à ces conférences, La question sans réponse, reprise du titre d’une œuvre de Charles Ives. Pour lui la tonalité ne se réduit pas au système tonal, il s’agit de toute pratique prenant en compte la résonance naturelle, y compris hors système, comme dans le cas de polarisations. Mais il est tout à fait conscient et en disserte, du développement du chromatisme qui à partir de Schumann, Chopin, Liszt ou Wagner dépasse le système tonal.

Contrairement à certaines mauvaises habitudes musicologiques, Leonard Bernstein n’importe pas les idées de Chomsky en musique, elles sont un outil de réflexion. Comment se fait-il, par quelles opérations d’apparence innées, peut-on donner des sens différents, affirmatif, interrogatif, négatif, interro-négatif, etc. à trois mots (sujet, verbe, complément) dans la forme et le sens les plus simples. Quelle est cette gymnastique cérébrale qui nous permet de nous y retrouver dans des phrases complexes ? Naturellement, à partir de là, souvent avec une petite mise en route comparative, Bernstein, à grand renfort d’analyses et dans un esprit totalement pédagogique, démontre ce qu’on appelle « langage musical », art de la répétition et de la variation, et aborde les techniques soit rhétoriques (renversement, rétrograde…), et pourquoi pas « génératives » (ce qui permet de proliférer). Il fait à ce sujet une magnifique analyse de la 6e symphonie de Ludwig van Beethoven, dont le programme « pastoral » n’a selon lui pas grand intérêt (même s’il peut y avoir une grammaire universelle de la métaphore musicale), car tout ici s’explique par la fragmentation des motifs, leurs enchâssements, divisions, leurs recompositions à l’infini… comme une croissance moléculaire.

Par contre avec Berlioz, continuateur de Beethoven, et modèle de Wagner (encore une proposition à méditer), l’écoute est nécessairement double, musicale et littéraire.

Avec une rare liberté de langage, une immense mémoire musicale, qui lui permet de rapprocher de manière inattendue des détails d’une partition à une autre, une virtuosité incroyable à tout transformer en technique de composition et explication pédagogique pour les non-musiciens (presque), un sens du mouvement du monde et du rapport de la musique au monde.

Il porte un regard lucide sur la « crise du XXe siècle » (atonalité contre tonalité), les oreilles et la raison encore et toujours dans les partitions, prend brillamment le contrepied d’Adorno dans une défense éblouissante de Stravinsky, qu’Adorno considère comme un petit bourgeois jouant au révolutionnaire (il y a beaucoup de La maladie infantile du communisme de Lénine dans la charge d'Adorno). Mais il laisse la question sans réponse, enfin quasiment sans réponse, puisqu'il montre que dans les chefs-d'œuvre des sériels (Arnold Schönbert, Alban Berg, Anton Webern), la résonance harmonique est en jeu.

Un livre qu’il est difficile de lâcher, qui se lit facilement malgré les concepts de haut vol annoncés, un véritable cours sur l'esthétique des techniques de composition, dont la compréhension est facilitée, imagée, par le recours aux analogies tirées de Chomsky.

En tant que musicien, je suis sûr qu'il existe une manière de parler de musique avec des mélomanes intelligents mais amateurs, qui ne savent pas différencier une strette d'une quinte diminuée ; et la meilleure manière que j'aie trouvée jusqu'à présent, c'est d'établir une analogie recevable avec le langage. Car le langage est quelque chose que tout le monde a en commun, que tout le monde connaît et utilise (Leonard Berstein).

Les difficultés liées au support multimédia des conférences sont intelligemment bricolées, cela l’a été du vivant de Bernstein, mais un cédé ou un site proposant les écoutes qu’on signale par une phrase, et faisant entendre les exemples musicaux notés que Bernstein jouait au piano auraient peut-être été envisageables.

 

plume 6 Jean-Marc Warszawski
13 septembre 2018

 

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