Danse ukrainienne en l'honneur de MazeppaMazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
Il n'a pas suffi à Jean-Louis Grinda, directeur de l'Opéra de Monte-Carlo, d'offrir récemment au public une œuvre aussi rare que difficile à mettre en scène comme L'enfant et les sortilèges de Maurice Ravel. En coproduction avec l'Opera Ireland et pour la première fois sur le Rocher, la salle Garnier proposait dimanche 19 février Mazeppa, opéra en trois actes et six tableaux de Piotr Ilyitch Tchaïkovski. Une partition tirée du livret de Victor Bourénine et inspirée du poème épique d'Alexandre Pouchkine, « Poltava », bataille éponyme de juillet 1709 dont le tsar Pierre le Grand sortit victorieux contre le « traitre » ukrainien et allié des Suédois, le prince cosaque Ivan Stepanovitch Mazeppa.
La basse Paata Burchuladze (Kotchoubeï)Mazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
Preuve, s'il en est, de l'exceptionnalité de cette œuvre inaugurée au théâtre du Bolchoï de Moscou le 15 février 1884 et interprétée dans une version de concert pour sa création en France en septembre 1978, une mélomane canadienne d'origine hongroise avait spécialement fait le déplacement de Montréal afin d'assister à cette performance. Si Eugène Onéguine, donné en ouverture de la saison lyrique à Monaco en novembre 2010 exacerbe la douloureuse rivalité entre la fougue de l'amour et les devoirs du rang aristocratique, l'interprétation et la mise en scène de ce Mazeppa monégasque approfondissent et aggravent cette ambivalence, typique chez Tchaïkovski, pour sombrer corps et âmes dans la dénonciation d'une cruauté humaine, assoiffée de pouvoir. Et ce, au prix d'un effondrement psychologique de la plupart des caractères. Entre la pièce de 1879 et celle de 1884, l'on passe, si l'on ose dire, du poétique de la passion au pathétique de la désolation.
La soprano Tatiana Pavlovskaïa (Maria) et le baryton Tomas Tomasson (Mazeppa) Mazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
Un sentiment renforcé par la transposition scénique et crédible de l'œuvre sous la période stalinienne. Sous la talentueuse impulsion du zurichois Dieter Kaegi, directeur de l'Opéra d'Irlande, les armes à feu claquent, le sang coule et les cadavres s'amoncèlent. Les décors très réalistes de Rudy Sabounghi ajoutent à cette indescriptible terreur comme en témoigne l'effroyable scène d'extorsion des aveux dans le premier tableau de l'acte II.La mezzo-soprano Elena Manistina (Lioubov) et la soprano Tatiana Pavlovskaïa (Maria)Mazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
Spécialiste reconnu et adoubé du répertoire lyrique russe, le maestro Dmitri Jurowski électrise l'orchestre philharmonique de Monte-Carlo jusqu'à faire retentir les cuivres à partir des loges supérieures de l'Opéra : dans l'ouverture de l'acte III dont la solennité rappelle certains accents de l'Année 1812 écrite deux ans plus tôt, trompettes et cors sonnent la victoire de Pierre le Grand à Poltava. Le directeur musical du Vlaamse Opera d'Anvers surligne parfois ce paroxysme de l'orchestration du compositeur russe qui structure et galvanise la dramaturgie. On ne saurait pourtant le lui reprocher tant la distribution des voix, fidèle aux traditions de l'école russe de chant, privilégie la puissance vocale.
La basse Paata Burchuladze (Kotchoubeï) et le ténor Vadim Zapletchni (Iskra)Mazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
C'est d'ailleurs le seul regret — mais en est-ce véritablement un si l'on tient compte de cette tradition culturelle ? — que l'on pourra adresser à la soprano Tatiana Pavlovskaïa : des notes aiguës souvent désincarnées par une capacité phonique phénoménale alors qu'elle investit brillamment une Maria emportée jusqu'à la folie par son amour aveugle pour Mazeppa. Transfigurée par sa démence, elle émeut néanmoins dans une éblouissante berceuse de la scène finale « dors mon bébé, mon gentil ». Plus vocalement expressive, la mezzo-soprano Elena Manistina dans le rôle de Lioubov, la mère de Maria, concentre à elle seule cette part de haine vengeresse : dès le tableau 2 de l'acte I, sa plainte lancinante et très maternelle « Où es-tu ma fille, mon enfant chérie » laisse place à sa terrible colère pour se révolter contre le Hetman « Laisse ton chagrin Kotchoubeï ».
La soprano Tatiana Pavlovskaïa (Maria), le ténor Dmitro Popov (Andréï), le baryton Tomas Tomasson (Mazeppa) et la basse Gerard O'Connor (Orlik).Mazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
Malgré la prégnance de son ambition, le personnage de Mazeppa interprété par l'admirable baryton islandais Tomas Tomasson laisse entrevoir des éclairs de sincérité et de doute qu'illustrent, surtout dans le tableau 2 de l'acte II « La paix de ton âme m'est chère », ses réminiscences de basse. Jeune ténor plein de promesses, l'ukrainien Dmitro Popov campe avec les registres vocaux adéquats ce triple personnage d'Andreï : il passe du statut de l'amoureux amicalement éconduit dans son magnifique duo avec Maria de l'acte I « Je t'aimais sans espoir, taisant mes supplications » à celui, à l'acte III, de l'opposant armé et finalement victime de son rival avec son ultime et superbe « Maria, Maria je meurs, c'est lourd ». Quant à la basse géorgienne Paata Burchuladze, son incarnation de Kotchoubeï, le père révolté qui culmine avec son air poignant « Ô nuit des supplices » alors qu'il est torturé à mort dans le cachot du palais de Mazeppa, lui vaut une solide ovation. Très sollicités tout au long de cette œuvre, les chœurs de l'Opéra de Monte-Carlo dirigés par Stephano Visconti ont également eu leur part de succès bien méritée lors des applaudissements. « Le Beau n'est rien d'autre que ce début de l'horrible qu'à peine nous pouvons supporter », aurait pu écrire Rainer Maria Rilke à propos de Mazeppa.
Nice, le 20 février 2012
Jean-Luc Vannier
La soprano Tatiana Pavlovskaïa (Maria) et le baryton Tomas Tomasson (Mazeppa)Mazeppa, mise en scène de Peter Kaegi 2012. Opéra de Monte-Carlo.
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Lundi 29 Janvier, 2024