musicologie

Monaco, 20 février 2023 —— Jean-Luc Vannier.

Andrea Chénier, le triomphe de la passion à l’opéra de Monte-Carlo

Martin Muehle (Andrea Chénier). Photographie © OMC – Marco Borrelli.

« Les faits sont têtus ». Trois jours. Soixante-douze heures. Celles qui séparent la mort du poète français André Chénier — 25 juillet 1794 — de celle du principal responsable de La Terreur, Maximilien de Robespierre, guillotiné à son tour le 28 juillet. Et c’est aussi trois jours avant la première, le 19 février, d’Andrea Chénier à l’opéra de Monte-Carlo que Jonas Kaufmann déclare forfait pour le rôle-titre, et ce, en raison d’un problème de santé. Ce n’est certes pas la première fois que le célèbre ténor fait faux bond à Monaco. Il n’était d’ailleurs visiblement pas au mieux de sa forme lors du concert donné en janvier de cette année au Festspielhaus de Baden-Baden avec Ludovic Tézier. Un concert retransmis par Arte.de.

La déception était donc palpable dimanche salle Garnier dans les rangs des mélomanes. Au point d’entendre quelques jugements étonnamment révolutionnaires — c’était de circonstance ! — qui émanaient de la noble gente féminine monégasque : « Il ne faut plus l’inviter à Monaco ! » tranchait l’une. « Depuis qu’il s’est séparé, cela ne va plus » renchérissait une autre. Bref. Fort heureusement, Martin Muehle avait accepté — au pied levé — de le remplacer dans un rôle qu’il connait bien pour l’avoir aussi interprété à la Deutsche Oper de Berlin. Né à Porto Alegre, le ténor germano-brésilien a en effet suivi des études à la Musikhochschule de Lübeck avant de faire une carrière internationale, toutefois centrée sur plusieurs grandes scènes outre-Rhin.

Maria Agresta (Maddalena de Coigny). Photographie © OMC – Marco Borrelli.

Que dire de cette nouvelle production, coproduite avec le Teatro Comunale de Bologne, de cette œuvre phare de la Giovane Scuola ? Signée Pier Francesco Maestrini, la mise en scène, tellement classique qu’elle ne parvient pas toujours à éviter les clichés en usant et abusant des conceptions vidéo (visions incendiaires récurrentes de Nicolas Boni), n’en restitue pas moins, sur fond de violence, voire d’une obsession de brutalité, le double clivage : celui radical, d’une part, entre l’ancien régime et l’ère révolutionnaire — notamment dans les jeux de contraste couleurs/noir et blanc de Danièle Naldi — et celui, d’autre part, de cette once d’humanité telle qu’elle se hisse et se libère — non sans mal – de l’emprise idéologique. Une humanité révélée par l’amour et puissamment incarnée par le personnage de Carlo Gérard. Clivage scénique toutefois malmené, spolié même par la présence, dès le premier acte et sur l’avant-scène, d’un mobilier calciné au milieu duquel se déroule le pique-nique des nobles, interrompu par l’irruption de « Sa Majesté la Misère ! ».

Claudio Sgura (Carlo Gérard). Photographie ©OMC – Marco Borrelli.

De cette œuvre « vériste » d’Umberto Giordano créée à La Scala le 28 mars 1896 et qui cisèle finement une étonnante galerie de portraits, des plus héroïques jusqu’aux plus humbles, les quatre actes — en fait quatre tableaux suggérant dans une dramaturgie abondamment rythmée autant de profils qui se précisent au fur et à mesure que se dessine le dénouement — permettent à l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo en très grande forme de déployer, sous la baguette exigeante et minutieuse de Marco Armiliato, une palette d’atmosphères et de motifs parmi les plus expressifs : en témoignent la sensibilité surannée du premier acte (harpe solo : Sophia Steckeler) qui se clôt sur une gavotte « désarticulée » de la Comtesse, parodie funèbre d’un monde déliquescent, puis les acrimonieuses mesures de chants révolutionnaires du second, en passant par le violoncelle solo qui accompagne le lyrisme orgasmique de Madeleine ou bien encore le tutti final qui encadre le tout aussi extatique — et en miroir de celui du second acte « Ora soave! » — l’ultime « Viva la morte insieme » des amants.

Andrea Chénier. Photographie ©OMC – Marco Borrelli.

Saluons vivement l’engagement absolu de Martin Muehle là où d’autres se seraient contentés d’un minimum syndical. Si les forte du ténor sont irréprochables et légitimement ovationnés — il n’en manque pas dans cette partition depuis son improvisation au premier acte sur les mystères de l’amour, jusqu’à son « si, fu soldato » en réfutation des accusations portées contre lui et, plus encore, dans le « Come un bel di di maggio », son poème au dernier acte — ses médiums donnent parfois le sentiment d’une relative fragilité. Entendue dans le rôle de Desdémone à Monte-Carlo, Maria Agresta ne lésine pas, elle non plus, sur les suraigus qu’une ligne de chant savamment travaillée lui permet de multiplier sans faillir : son « La mamma morta » à l’acte III lui donne par surcroît l’occasion d’un air d’une densité pathétique plus affirmée et salué par de longues acclamations du public. Claudio Sgura (Carlo Gérard et Lescaut dans une Manon monégasque) accroche vocalement — et aussi physiquement de par sa corpulence — l’audience dès son entrée en scène tonitruante du premier acte « Compiacente a’colloqui- Son sessant’anni » lequel prédit la chute prochaine de cet univers « ouaté ». Fleur Baron (Bersi), Annunziata Vestri (La Comtesse de Coigny et Hedwige dans un Guillaume Tell marseillais), Manuela Custer (émouvante dans son « Son la vecchia Madelon »), Alessandro Spina (Roucher et Colline dans une Bohème marseillaise), Andrew Moore (Fléville), Giovanni Furlanetto (Fouquier-Tinville), Fabrice Alibert (Mathieu), Reinaldo Macias (Un Incroyable), David Astorga (L’Abbé), Eugenio Di Lieto (Dumas/Schmidt), Matthew Thistleton (Le majordome) complètent cette importante distribution remarquablement enrichie par les chœurs de l’opéra de Monte-Carlo et les danseurs de l’Académie Princesse Grace.

« Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre
. »

Monaco, le 20 février 2023
Jean-Luc Vannier
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Lundi 20 Février, 2023 21:29