Nice, 2 janvier 2021 —— Jean-Luc Vannier.
La Bohème. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
Mise en ligne sur le site de l’Opéra de Marseille le soir du 31 décembre quelques jours après en avoir fait de même avec La Chauve-souris sur celui du Théâtre de l’Odéon, cette sublime version de La Bohème de Giacomo Puccini a su habilement jouer du saisissant contraste entre la mise en scène et la distribution. Signée Louis Désiré dont nous reconnaissons — avec les lumières de Patrick Méeus — la tendance au clair-obscur, la première est volontairement minimaliste, inhospitalière, voire glaciale comme une chambre de bonne sans chauffage et faiblement éclairée : un réalisme jusqu’au-boutiste qui n’hésite pas, en outre, à laisser subtilement grincer le vieux sommier à ressorts. Nous sommes à mille lieues de La Bohème monégasque où l’atelier d’artiste ensoleillé et confortablement meublé devait plutôt se situer au cœur du village de Passy.
La seconde — les voix — consacre un festival belcantiste ininterrompu et d’une rare qualité de justesse — chacun interprète son rôle avec une redoutable authenticité jusqu’à le combler de « vérisme » —, chaleureux dans les timbres, émouvant dans les intonations mais enflammé dans la vaillance des projections. Un enthousiasme passionné à nous faire oublier la sombre atmosphère hivernale. Et les vicissitudes du confinement.
Enea Scala (Rodolphe) et Angélique Boudeville (Mimi). Photographie © Christian Dresse.
Impossible par ailleurs de ne pas succomber aux premières mesures orchestrales — si minutieuses dans le premier acte qu’elles en faisaient l’émerveillement de Maurice Ravel — de la direction brillante et énergique de Paolo Arrivabeni : le maestro nous avait déjà subjugué à Marseille pour Lohengrin où il avait été ovationné à son arrivée dans la fosse par les musiciens de l’orchestre de l’opéra ou bien encore pour le juste équilibre du trafic orchestral dans la version concertante de La Favorite en 2017. Premières mesures qui nous précipitent tel un raptus au cœur de la tragédie à venir : « la musique dont il [Puccini] habille ses scénarios fait songer aux auteurs de feuilletons qui, avec un vocabulaire court et banal, se font lire » (Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, Des origines à nos jours, Coll. « Bouquins », Éd. Robert Laffont, 1990, p.623). Nous devinons aisément que la direction s’exerce également sur le plateau si nous voulons bien noter les regards vigilants des artistes lyriques vers le maestro à chaque départ de leurs airs.
Lucrezia Drei (Musette) et Alexandre Duhamel (Marcel). Photographie © Christian Dresse.
La voix d’Angélique Boudeville tend somptueusement vers les graves accentuant la douloureuse histoire de Mimi. Son « Mi chiamano Mimi » est d’autant plus irréprochable qu’il ne cherche pas à dépasser les limites qu’impose la fragilité du personnage : les notes aigus de cette lauréate 2017 de l’Académie de l’opéra de Paris sont substantielles, épanouies mais sans excès. La Musette de Lucrezia Drei possède elle aussi tous les atouts d’une soprano, peut-être plus corsée, plus vindicative dans son expression afin de mieux correspondre au rôle qui lui est dévolu.
Nous avions relevé dès 2015 le talent prometteur d’Enea Scala dans son interprétation de Fenton d’un Falstaff marseillais. Quatre années plus tard, le ténor né à Raguse nous avait plus qu’impressionné dans le rôle du Duc de Mantoue d’un somptueux Rigoletto où il s’était payé un franc succès à l’applaudimètre. Majestueuse, intense jusqu’à montrer ses muscles phoniques sans ostentation d’efforts surhumains — ce qui donne au passage une idée claire de ses indéniables capacités vocales —, son interprétation de Rodolphe n’en comporte pas moins ces intonations bouleversantes dont l’ancien élève de Fernando Cordeira à Bologne a, semble-t-il, durablement imprégné sa ligne de chant. À ses côtés, Alexandre Duhamel que nous avions entendu en 2016 dans L’enfant et les sortilèges avec l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo campe un magnifique Marcel capable d’atteindre les sommets pour exprimer sa jalousie rageuse au second acte mais se révèle tout aussi à l’aise, dans un registre plus intimiste, pour se montrer solidaire du chagrin de son compagnon au tout début de l’acte IV. Après son superbe Eugène Onéguine à Marseille l’année passée, Régis Mengus nous offre également un Schaunard des plus convaincants et jovial à souhait. La basse Alessandro Spina (Colline et Le Prince de Bouillon dans Adriana Lecouvreur à Monte-Carlo) nous émeut dans la scène du manteau « Vecchia zimarra » à l’acte IV. Antoine Garcin (Benoît et Le Grand Prêtre dans Hérodiade à Marseille) et Jean-Luc Epitalon (Alcindoro) complètent cet impressionnant plateau.
La Bohème. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
Entre la jeunesse et la pauvreté, le courage et l’amitié, l’amour et la mort, que de puissantes et immédiates identifications dès le début de cette Bohème ! Rien d’étonnant à ce que Puccini qui s’inspirait de Massenet — et pas seulement pour la musique ! — lui avait exprimé sa joie d’avoir reçu, après la création de son opéra en 1898 à Paris, un mot de félicitations de celui « qu’il admire et estime plus que tous les autres compositeurs d’opéras vivants » (Histoire de l’opéra français, Du Consulat aux débuts de la IIIe République, sous la direction d’Hervé Lacombe, Fayard, 2020, p. 575). Une Bohème à inscrire au tableau des plus belles performances de l’Opéra de Marseille.
La Bohème. Opéra de Marseille. Photographie © Christian Dresse.
Nice, le 2 janvier 2021
Jean-Luc Vannier
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Samedi 2 Janvier, 2021 21:34