musicologie

25 avril 2022 —— Jean-Luc Vannier.

Anna Netrebko ovationnée dans Manon Lescaut de Puccini à l’opéra de Monte-Carlo

Anna Netrebko (Manon). Photographie © Alain Hanel.


« C’est un pur produit Gazprom » me souffla un jour un musicologue berlinois de renom à propos d’Anna Netrebko. La soprano d’origine russe n’en a pas moins « enflammé » dimanche 24 avril la salle Garnier à Monaco dans une nouvelle production de la Manon Lescaut de Giacomo Puccini coproduite avec le Théâtre d’Erfurt. C’était le moins qu’elle pouvait faire après avoir, à deux reprises, « posé un lapin » à l’opéra de Monte-Carlo, lui préférant quelque temps plus tard l’audience fortunée de la communauté russe du Rocher pour un concert « à prix d’or » au Grimaldi Forum. Certes, les temps changent et son revirement tardif sur l’invasion russe de l’Ukraine — auquel le MET de New York n’aura pas été sensible — la prive encore d’apparaître sur les grandes scènes mondiales. Mais sur la Côte d’Azur, où Russes et Ukrainiens prolongent le conflit par grosses cylindrées interposées — une Lamborghini moscovite et une — rutilante — Bentley immatriculée à Kiev se croisent pacifiquement dans les rues de Beaulieu sur mer et de Saint-Jean Cap Ferrat —, il lui aura été permis de remplacer au pied levé Maria Agresta souffrante. Il serait malvenu de nous en plaindre : la ligne de chant est magnifique, les aigus amples ne manquent pas d’éclat même si nous relevons une tendance de la voix — sans doute inévitable avec… l’expérience — à s’installer durablement dans les registres graves. Un peu problématique pour ce rôle censé représenter, dans le roman de l’Abbé Prévost publié en 1731, une jeune fille de quinze ans : un « âge auquel les lois excusent les plus échauffées de se marier » écrit même Michel de Montaigne (Essais, III, Bibliothèque de la Pléiade, p. 834).

Remy Mathieu (Le Maître de ballet) et Alessandro Spina (Geronte). Photographie © Alain Hanel.


En grande tragédienne, Anna Netrebko s’impose néanmoins sur scène face à son partenaire Yusif Eyvazov : les impressionnants graves d’airain et autres sublimes forte du ténor d’origine azerbaïdjanaise semblent pétrifier sa gestuelle scénique et momifier son visage. Lequel ne se déride — enfin — qu’au moment des saluts pour offrir un sourire jovial au public monégasque. Nous ne saurions lui en tenir rigueur : la version puccinienne du Manon Lescaut, plus fidèle que celle de J. Massenet à l’ouvrage du prêtre français tout juste ordonné, consacre des Grieux en conférant le premier rôle à ce fils de la noblesse saisi par la débauche et le jeu au point de compromettre la fortune et la réputation de la famille. D’où une contrainte obligeant ce dernier à chanter d’un bout à l’autre dans un registre singulièrement tendu. Et ce, jusqu’à tenir un subjuguant « Pieta » qui culmine au début de l’acte III lorsqu’il implore Manon de le suivre.

Anna Netrebko (Manon) et Yusif Eyvazov (des Grieux). Photographie © Alain Hanel.


Si nous retrouvons les grandes orientations épurées qu’il nous avait déjà présentées dans son Stiffelio en 2013, Guy Montavon ajoute cette fois-ci à sa mise en scène quelques clins d’œil pasoliniens à l’acte III (costumes de Kristopher Kempf) lorsque chaque condamnée doit rejoindre un « maître » ou une « maitresse » se réjouissant d’en faire son esclave sexuelle. Outre Lescaut en voyou patenté solidement campé par le baryton Claudio Sgura, Géronte chanté par Alessandro Spina (Colline dans une Bohème marseillaise) devient dans cette distribution une copie conforme de Karl Lagerfeld servi par un jeune et sémillant factotum Rémy Mathieu (Le Maître de Ballet et Laërte dans Hamlet) obnubilé par l’écran tactile de sa tablette et qui sert des glaces au lieu d’allumer des réverbères. Quant à Manon, Guy Montavon explique dans une note qu’elle « est une femme qui prioritairement s’aime elle-même ». On comprend l’attrait qu’elle exerce sur Des Grieux en se rappelant les réflexions de Freud qui décrit de telles femmes qui « n’aiment, à strictement parler, qu’elles-mêmes… et exercent le plus grand charme sur les hommes » (« Pour introduire le narcissisme », Œuvres complètes, XII, 1913-1914, PUF, 2006, p. 232).

Musicalement, la direction magistrale de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo et des — magnifiques — chœurs de l’opéra par Pinchas Steinberg atteint des sommets lorsqu’il délaisse sa baguette pour déployer à mains nues les superbes sonorités et vastes phrasées harmoniques d’un intermezzo orchestral. Les mesures de l’attentisme angoissé au début du troisième acte annoncent celles qui accompagneront Tosca au moment de l’interminable exécution de Mario tandis que le fugato qui signe l’irruption de la police au second acte présage l’ouverture de Madame Butterfly.

Manon Lescaut. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © Alain Hanel.


Il n’empêche que la Manon de Puccini, certes son troisième opéra et premier chef-d’œuvre créé huit jours avant la première de l’ultime Falstaff verdien, ne parvient pas, selon nous, à égaler le travail de Massenet : outre une construction dramaturgique plus déséquilibrée des quatre tableaux, les duos pucciniens extériorisent — l’ultime scène du second acte en devient presque « bouffe » —, projettent et, subséquemment, diluent l’intensité passionnelle là où Jules Massenet exploite au contraire toute l’incandescence intérieure, les brûlures intimistes de ses personnages littéralement dévorés, consumés par leurs pulsions. Les bonheurs de cette italianità ont aussi leurs revers.

 

Monaco, le 25 avril 2022
Jean-Luc Vannier
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