Désirée Rancatore (Violetta). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
Un retour aux sources. Une fidélité, scrupuleuse mais vivante, à l'œuvre d'Alexandre Dumas fils. Celle de « La Dame aux camélias », pièce créée au Théâtre du Vaudeville à Paris le 2 février 1852 et qui conte le roman autobiographique du célèbre écrivain : son amour pour la courtisane Alphonsine Plessis, alias Marie Duplessis, morte de la phtisie à l'âge de vingt-trois ans. Une marginalité également assumée par Giuseppe Verdi, en concubinage à l'époque avec une soprano réputée. Un mépris revendiqué des convenances mais aussi une déchirure intérieure entre le gouffre de la passion et les prohibitions imposées par l'ordre social. De l'humain, rien que de l'humain.
Désirée Rancatore (Violetta) et Antonio Gandia (Alfredo). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.C'est le sens de l'adaptation retenu par l'Opéra de Monte-Carlo qui présentait samedi 26 janvier ce mélodrame en trois actes et en co-production avec l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne et le Théâtre Carlo Felice de Gênes. Rien à voir, par exemple, avec une autre version récemment entendue au Deutsche Oper de Berlin privilégiant un message plus politique. Ce pilier de la trilogie verdienne devait, sous la plume du librettiste Francesco Maria Piave, s'intituler « Amore e morte » mais la censure du Teatro La Fenice de Venise où il fut joué pour la première fois le 6 mars 1853, obligea le compositeur à en modifier et le lieu et l'époque.
Antonio Gandia (Alfredo) et Désirée Rancatore (Violetta). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.Cette superbe « Traviata » monégasque ne craint pas d'affronter la rencontre de l'amour et de la mort : la mise en scène de Jean-Louis Grinda accentue la densité dramaturgique et la profondeur de l'œuvre. Elle met en exergue les douloureux tourments des caractères, la sensibilité charnelle des âmes empêtrées dans leurs contradictions entre de voluptueux désirs et l'exigence rigoureuse de sacrifices. À l'image des décors mouvants de Rudy Sabounghi qui se chevauchent mais ne disparaissent jamais totalement d'une scène à l'autre : un pan des murs misérables de la maison de passe demeure dans l'élégant salon de l'hôtel parisien où Violetta reçoit ses invités. Le fondu enchaîné entre l'ouverture et l'acte I — d'autres interprétations préfèrent la césure complète — où la demi-mondaine change de toilettes sur scène questionne : s'agit-il d'un flashback dans son histoire ou, consciente de sa fin inéluctable, l'héroïne décide-t-elle de jouir jusqu'au bout des plaisirs de la vie ?
Désirée Rancatore (Violetta) et Stefano Antonucci (Giorgio Germont). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.La direction musicale épouse avec intelligence cette recherche d'intériorité : sollicité par les plus grands établissements lyriques mondiaux, Marco Armiliato confirme son réel talent doublé d'un profond humanisme qu'illustre l'accueil chaleureux dans la fosse par les musiciens de l'Orchestre philharmonique de l'Opéra de Monte-Carlo. Le maestro italien exécute la partition avec une élégance et une sensibilité particulières, suscitant par exemple dans le « pianississimo » de la nuance et la lenteur du tempo lors du prélude ou dans l'accompagnement toujours retenu de certains arias, cet onirisme tragique de la mélodie verdienne.
Désirée Rancatore (Violetta) et Stefano Antonucci (Giorgio Germont). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.Née en 1977 et déjà l'une des plus fameuses interprètes du répertoire italien — elle a aussi enthousiasmé l'opéra Bastille dans « La Fille du Régiment » malgré ou peut-être en raison de son accent — Désirée Rancatore transcende littéralement le personnage de Violetta Valery dont elle fait ressentir vocalement et scéniquement les méandres abyssaux de l'âme. Dès ses premières inquiétudes à l'acte I sur la nature des sentiments qu'elle éprouve pour Alfredo « E strano », inquiétudes ponctuées par ses trilles magnifiques et ses piqués tranchants dans « Sempre libera », de son renoncement poignant à l'acte II « Aime moi Alfredo, autant que moi je t'aime » jusqu'au pathétique « Addio del passato » précédant de peu son paroxystique « si bémol » sur lequel elle expire à l'acte III en plein carnaval comme la maîitresse de Dumas, la soprano originaire de Palerme émeut et reçoit ovations sur ovations. Elle-même fond en larmes lors des applaudissements semblant avoir épuisé ses réserves dans sa bouleversante expressivité du rôle titre.
Désirée Rancatore (Violetta) et Antonio Gandia (Alfredo). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.Le ténor espagnol Antonio Gandia campe un Alfredo Germont convaincant dont l'amour naissant « A quell'amor ch'è palpito » de l'acte I se mue en bonheur aveuglant « lunga da lei... de'miei bollenti spiriti » puis vengeur en fin de l'acte II : moment qui ouvre sur cette valse lente emportant tous les chanteurs dans une parfaite apothéose vocale dédiée aux malheurs de Violetta. Malgré de beaux accents lyriques et des phrasés irréprochables, la voix de Stefano Antonucci nous laisse un peu sur notre faim. Peut-être sommes nous trop enclins à tenir le rôle de Giorgio Germont pour cette intangible manifestation de la loi et de la respectabilité. Les modulations vocales souples du baryton italien, notamment dans son « Di provenza, il mar, il sol » de l'acte II, dessinent un père plus empathique, plus fragile aussi. Et in fine plus cohérent avec les profils artistiques de cette distribution et la ligne très intimiste choisie par l'Opéra de Monte-Carlo.
Désirée Rancatore (Violetta). Janvier 2013, Photographie © Opéra de Monte-Carlo.Nice, le 27 janvier 2013
Jean-Luc Vannier
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Jeudi 29 Février, 2024