Wien, 29 janvier 2025 —— Jean-Luc Vannier.
Kate Lindsey (Le compositeur) et Sara Blanch (Zerbinette). Photographie Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
« Je suis un homme beaucoup plus bizarre que vous ne le supposez ; vous connaissez peu de moi, seulement la surface. Ce qui me régit ne se trouve pas là où votre regard peut atteindre ». Cette lettre du 8 août 1918 adressée par Hugo von Hofmannsthal à Richard Strauss nous semble éclairer, bien au-delà du caractère présumé de son auteur, certaines particularités de son œuvre. En témoigne, selon nous, le livret d’Ariadne auf Naxos mis en musique par Richard Strauss et dont la Staatsoper de Vienne présentait mardi 28 janvier une brillante version mise en scène par le réalisateur, acteur — il a joué dans la célèbre série policière outre-Rhin « Derrick » — et ancien directeur du Festival de Salzbourg Sven-Eric Bechtolf. Devant cette partition dont les notes virevoltent avec cette Schwärmerei si autrichienne entre classicisme mozartien, romantisme et néo-wagnérisme, s’impose la magistrale direction de l’orchestre de l’opéra de Vienne par Cornelius Meisterlequel fut également aux commandes d’un Lohengrin viennois en juin 2021 : un orchestre réduit à une petite quarantaine de musiciens mais capable pour le finale de tutti dignes d’une phalange traditionnelle.
Nonobstant l’assertion du librettiste sur le sujet de son travail « simples und ungeheures Lebensproblem : das der Treue » (« le simple et immense problème de la vie : celui de la fidélité »), en dépit de la structure apparente de cet opéra qui semble frontalement opposer deux styles et deux figures — Ariane serait l’opéra seria, Zerbinette l’opéra buffa — et même si la composition musicale surenchérit dans cette alternance, tant dans les rythmes — vifs et animés pour introduire le prologue, plus alanguis et phrasés pour annoncer l’opéra — que dans les tonalités, légères ou empreintes de gravité, il nous semble — mais nous pouvons nous-même être trompé par notre « clinique du doute » — qu’Ariane à Naxos évoque davantage la question du désir, celui d’Ariane, et de la jouissance, celle sans fin ni satisfaction de Zerbinette. Tout comme elle interroge les énigmatiques métamorphoses de l’être humain, métamorphoses rendues perceptibles par ce genre du « Meta-Opéra » : un opéra sur un opéra, c’est-à-dire un opéra dont le sujet est le genre de l’opéra lui-même et les conditions de la création de l’œuvre. Nous en voulons pour preuve ce rare — unique même dans la pièce — moment de « vérité » lorsque Zerbinette déclare à la Prima Donna vers la fin du prologue : « Ein Augenblick ist wenig — ein Blick ist viel. Viele meinen, dass sie mich kennen, aber ihr Auge ist stumpf. Auf dem Theater spiele ich die Kokette, wer sagt, dass mein Herz dabei im Spiele ist? Ich scheine munter und bin doch traurig, gelte für gesellig und bin doch so einsam ». N’entendons-nous pas hurler le poète lui-même ?
Lise Davidsen (Ariane) et Michael Spyres (Bacchus). Photographie Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Et s’il arrive parfois qu’un opéra mette en musique un livret plutôt médiocre, force nous est de constater qu’Ariane à Naxos et plus précisément Hofmannsthal auraient tendance à considérer cette fois-ci le compositeur comme un « collaborateur » du poète et non l’inverse. Que de contrastes entre les deux ! Au point que Richard Strauss écrit le 15 juin 1913 à Hofmannsthal : « sachez en effet que j’ai une antipathie innée pour toutes les figures d’artistes traitées dans les drames et les romans, en particulier les compositeurs, les poètes et les peintres ». Réponse du poète le 13 avril 1916 : « je crains qu’un malencontreux opportunisme théâtral ne vous ait totalement fourvoyé… Hélas, il me reste seulement à penser que nos conceptions de ce personnage [celui du “compositeur” qui serait tenu par une femme] divergent du tout au tout, une fois de plus, hélas, comme pour Zerbinetta » (Hofmannsthal, Electre, Le Chevalier à la rose, Ariane à Naxos, Présentation par Pierre-Antoine Huré, Coll. « Bilingue », GF Flammarion, 2002, pp. 411 et 443). Plus d’un échange « franc et direct » comme l’on dit au Quai d’Orsay, ponctua la gestation de cet opéra dont trois versions — et trois « premières » — se succédèrent : celle du Hoftheater Stuttgart le 25 octobre 1912, celle de la Wiener Hofoper le 4 octobre 1916 et celle du Deutsches Theater de Berlin le 9 avril 1918.
Daniel Jenz (Brighella), Sara Blanch (Zerbinetta), Simonas Strazdas (Truffaldin), Andrea Giovannini (Scaramouche) et Jusung Gabriel Park (Arlequin). Photographie Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Nous ne tarirons pas d’éloges sur cette « Ariane » viennoise qui a su enchevêtrer ces apories avec habileté et élégance : costumes soignés de Marianne Glittenberg et décors de Rolf Glittenberg où l’île de Naxos — deux pianos démontés en attente d’une « réparation » comme celle qui permettrait de jouer une mélodie destinée à extirper Ariane de sa mélancolie dépressive — est surplombée par des gradins permettant aux « théâtreux » d’observer et d’intervenir sur l’avant-scène. Fluidité et dynamisme des seconds : en témoigne le très enjoué « eine Störriche zu trösten » du sémillant quartet composé de Brighella, Scaramouche, Truffaldin et Arlequin lesquels s’efforcent d’insuffler la pulsion de vie à la Primadonna en déshérence. Et qu’entoure aussi ce subtil trio Naïade, Dryade et Echo comme autant de témoins désabusés « Ach, wir sind es eingewöhnet » !
Nous pensions rattraper Anna Netrebko qui nous avait échappé à Monte-Carlo et qui était annoncée dans le rôle-titre. Encore raté ! La diva a été finalement remplacée par Lise Davidsen. Titulaire de très nombreuses récompenses, la soprano norvégienne ne nous aura, hélas, pas convaincu dans son interprétation d’Ariane. Elle oscille sans crier gare entre différentes tessitures — comme si elle recherchait la plus juste et la plus adaptée sans forcément la trouver — et sa « massivité » vocale — le côté « compact » de sa voix — qui en ferait sans aucun doute une excellente wagnérienne, voire une Macbeth verdienne exceptionnelle, nous paraît un peu manquer de cette fragile distinction qui s’accorde avec l’exigence intrinsèque du personnage : l’appel à la mort sauvé par le désir d’aimer. Une particularité de sa ligne de chant accentuée par le contraste vocal avec son partenaire qui chante, quant à lui, en demi-teinte : entendu dans Das Lied von der Erde avec la Wiener Symphoniker au Konzerthaus de Vienne en octobre 2023, le ténor Michael Spyres campe un Bacchus dont l’aria, certes doucereuse et puissamment séductrice, conquiert néanmoins plus facilement le cœur de la belle que celui du critique. C’est d’ailleurs à la soprano catalane Sara Blanch que le public réservera une immense ovation pour une Zerbinette dont les vocalises stratosphériques, éclatantes, brillantes — pas la moindre stridulation — nous auront fait, oserons-nous dire, grimper aux rideaux. Kate Lindsey qui incarne le compositeur fait montre elle aussi d’une redoutable ténacité : c’est un rôle auquel elle semble habituée.
Ileana Tonca (Echo), Florina Ilie (Nayade), Bernhard Schir (Le Majordome) et Daria Sushkova (Dryade). Photographie Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Magnifiques prestations des « seconds rôles » Naïade (Florina Ilie), Dryade (Daria Sushkova qui fut aussi Suzuki dans une récente Madame Butterfly) et Echo (Ileana Tonca) ainsi que leurs pendants masculins Jusung Gabriel Park (Arlequin), Andrea Giovannini (Scaramouche), Simonas Strazdas (Truffaldin) et Daniel Jenz (Brighella aussi entendu dans Von der Liebe Tod à la Wiener Staatsoper en octobre 2022). Saluons, last but not least, les performances du Majordome (Bernhard Schir), du Maître de musique (Adrian Eröd), de l’Officier (Oleg Zalytskyi), du Maître à danser (Thomas Ebenstein), du Perruquier (Wolfram Igor Derntl) et du laquais (Markus Pelz) dont les jeux scéniques, aussi pittoresques que truculents, activent et amusent notre voyeurisme des « coulisses » de ce théâtre de chambre.
« La résistance presque incroyable que cet ouvrage poétique si léger et petit provoque chez les gratte-papiers… ne laisse pas d’être énigmatique à mes yeux… la quête du spirituel ; est-ce là ce qui suscite leur résistance haineuse ? » Lettre de Hofmannsthal à son père du 6 août 1911 (Hofmannsthal, op. cit. ; p. 435). À voir le public de l’autre soir — autrichien et étranger — savourer sans retenue les répliques, les airs et les pitreries des artistes, l’on se dit : « Vox populi, vox dei ».
Wien, le 29 janvier 2025
Jean-Luc Vannier
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Mardi 4 Février, 2025 1:45