musicologie

Vienne, le 24 juin 2021 —— Jean-Luc Vannier.

Un Lohengrin tyrolien sur les sommets à la Staatsoper de Vienne

Johan Reuter (Telramund) et Tanja Ariane Baumgartner (Ortrud). Photographie © Wiener Staatsoper.

Capitale dont l’histoire revendique à bon droit son cosmopolitisme, Vienne peut d’autant plus fièrement afficher son attachement aux traditions. La Staatsoper n’a donc pas hésité à produire jeudi 24 juin 2021 un Lohengrin imprégné de culture tyrolienne. Sans doute Richard Wagner n’aurait-il pas rechigné à voir les personnages de son opéra romantique en 3 actes habillés par Wolfgang Gussmann en Lederhosen ou Kniebund-Lederhosen pour les hommes et en Dirndl pour les femmes : la première source littéraire de cette œuvre n’est-elle pas un poème anonyme du XIIIe siècle écrit en Thuringe et remanié en Bavière ? Une œuvre créée à Weimar le 28 août 1850 sous la direction de Franz Liszt : « Fais jouer le Lohengrin ; que son entrée dans la vie soit ton œuvre », écrit de Paris le compositeur à Liszt le 21 avril 1850.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Sara Jakubiak (Elsa). Photographie © Wiener Staatsoper.

Sans doute aussi l’opéra d’État de Vienne a-t-il dû composer avec la réalité : c’est l’inconvénient de l’immense avantage — notamment pour les mélomanes de passage — lorsqu’un établissement lyrique est en mesure de présenter la même semaine Macbeth de Giuseppe Verdi, Elektra de Richard Strauss et Lohengrin de Richard Wagner. À la place d’impossibles décors — contrairement à ceux élaborés par l’opéra de Marseille — et des mécanismes d’une lourde machinerie souvent requise par la dramaturgie wagnérienne comme le Rheingold de Monte-Carlo, Andreas Homoki qui avait signé la mise en scène inventive d’un Simon Boccanegra à Zürich a opté pour la simplicité — le typique Bauernstuhl en bois de pin avec le cœur perforant le dossier — et la créativité : le cygne et son Héraut surgissent au sein d’une foule qui tournoie comme déboussolée par le miracle de cette apparition. Le metteur en scène insiste en outre sur ce douloureux passage de l’état divin à la condition terrestre de Lohengrin, recroquevillé au milieu du plateau en position fœtale, tremblant comme un nouveau-né : « comme symbole de cette légende, je ne saurais retenir que la confrontation d’un être surnaturel avec la nature humaine et l’impossibilité que leur union dure dans le temps » écrit Richard Wagner à Hermann Franck le 30 mai 1846.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin). Photographie © Wiener Staatsoper.

Irréprochable, soucieuse tant de la fosse que du plateau, la direction musicale de Cornelius Meister nous restitue dès l’ouverture l’inquiétante étrangeté de ces notes continues, cette « sorte de formule magique qui, comme une initiation mystérieuse, prépare nos âmes à la vue de choses inaccoutumées » explique Franz Liszt. Les sonorités du Orchester der Wiener Staatsoper — cordes littéralement scintillantes — nous enveloppent dans ce prélude au halo lumineux et dont les six dernières mesures deviennent plus éthérées encore : « la lumière bleu-argent » évoquée par Thomas Mann et où le la majeur de Lohengrin sera confronté au fa dièse de la redoutable Ortrud, la « fürchterliches Weib » s’exclamera Lohengrin.

Kwangchul Youn (Heinrich), Johan Reuter (Telramund) et Adrian Eröd (Der Heerrufer). Photographie © Wiener Staatsoper.

Saluons en premier lieu le Chor der Wiener Staatsoper (Thomas Lang) remarquable dans la justesse et l’élégance collective dès leur « Seht ! seht ! welch’ein seltsam Wunder ! » du premier acte, de leur joie — un peu Oktoberfest ! — « In früh’n versammelt uns der ruf », puis de leur colère au second acte contre Telramund « Fluch ihm, dem Ungetreuen ». Dans le rôle-titre, Klaus-Florian Vogt, interprète de Tamino dans une récente Zauberflöte du Semperoper Dresden retransmise sur Arte, choisit de renforcer vocalement toute la fragilité initiale de Lohengrin : si la voix enfantine du début, « Nun sei bedankt » adressé au cygne, cède le pas, après la confirmation amoureuse d’Elsa, à la puissance divine chargée d’affronter Telramund ou d’exprimer sa crainte devant les questions réitérées de sa bien-aimée « Höchstes Vertrau’n », le timbre du ténor conserve en permanence cette fluidité, cette quasi « neutralité » sonore que nous retrouvons au IIIe acte dans le récit du Graal « In fernem Land ». Sara Jakubiak ne trouve pas réellement la pleine mesure de son personnage d’Elsa von Brabant : la voix, au demeurant étonnamment grave pour un registre de soprano, manque de projection et cette faiblesse la conduit à être plus d’une fois couverte par l’orchestre. Le public viennois ne s’y est d’ailleurs pas trompé en lui réservant des applaudissements marqués par une certaine retenue. Et ce, contrairement à la mezzo-soprano Tanja Ariane Baumgartner dont nous avions déjà salué la prestation dans The Bassarids à la Komische Oper de Berlin en novembre 2019 et qui a reçu une véritable ovation pour son interprétation d’Ortrud : ligne de chant structurée, puissance stable mais bien projetée des aigus, timbre de caractère qui sied à ce personnage parfois qualifié de « femme politique réactionnaire » (Hans Mayer, Les marginaux, Albin Michel, 1996) en en appelant aux anciennes divinités « Entweihte Götter ! ». Richard Wagner tranchera d’ailleurs d’une assertion : « Ortrud est la femme qui ne connaît pas l’amour. Son être est politique. Un homme politique est répugnant, une femme politique, horrible : c’est cette horreur qu’il me fallait représenter » écrit-il à Liszt en réponse à une lettre de la Princesse Caroline von Sayn-Wittgenstein qui vivait avec Liszt depuis sa séparation d’avec Marie d’Agoult.

Sara Jakubiak (Elsa). Photographie © Wiener Staatsoper.

Johan Reuter campe un Telramund aussi combattif qu’impulsif tandis que la basse Kwangchul Youn, que nous avions entendue et appréciée dans le Winterreise à l’opéra de Monte-Carlo, met la brillante étendue de sa tessiture au service d’Heinrich der Vogler. Adrian Eröd qui chantait déjà der Heerrufer des Königs à Marseille, Roman Lauder, Daniel Lökös, Michael Wilder et Dominik Rieger (Les Nobles du Brabant) ainsi qu’Irene Hofmann, Martina Reder, Barbara Reiter et Sabine Kogler (Les Pages) complètent cette distribution.

« Es gibt ein Glück » montrait le tableau de scène avant le lever de rideau. Nous acquiesçons.

 

Vienne, le 24 juin 2021
Jean-Luc Vannier.


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Mardi 6 Juillet, 2021 0:46