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Vienne, le 11 octobre 2022 —— Jean-Luc Vannier.

Von der Liebe Tod : Gustav Mahler « câblé » à la Wiener Staatsoper

Gustav MahlerDas klagende Lied. Wiener Staatsoper. Photographie © Michael Pöhn.

Une initiative audacieuse. Sous la direction musicale de Lorenzo Viotti et une mise en scène — parfois très énigmatique — de Calixto Bieito, la Wiener Staatsoper présentait lundi 10 octobre Von der Liebe Tod, une création originale reliant en un seul opéra deux pièces distinctes de Gustav Mahler : Das klagende Lied, conte pour solistes, chœur mixte et orchestre et les Kindertotenlieder, cycle de cinq Lieder pour voix et orchestre.

Inspirées des légendes héroïco-populaires du Moyen Âge, mais aussi d’un conte de Ludwig Bechstein (1801-1860), proche du Singende Knochen des frères Grimm, les trois parties de Das Klagende Lied — « Waldmärchen », « Der Spielmann », « Hochzeitstück » — sont terminées en novembre 1880 et créées à Vienne le 17 février 1901 en deux parties seulement après la suppression de « Waldmärchen » en 1888. Quant aux Kindertotenlieder, issus des poésies de Friedrich Rückert (1788-1866) écrites en 1836 après la mort de ses deux enfants, Gustav Mahler les compose entre 1901 et 1904. Même auteur, peu de distance dans le temps entre les deux œuvres comme si la seconde succédait à la première : « une sorte de coda psychologique qui raconte le temps d’après la catastrophe », explique Lorenzo Viotti.

Tanja Ariane BaumgartnerTanja Ariane Baumgartner, Das Klagende Lied. Wiener Staatsoper. Photographie © Michael Pöhn.

Que de différences pourtant entre l’œuvre de jeunesse qualifiée par Gustav Mahler en 1896 de « première œuvre dans laquelle je me suis trouvé en tant que « Mahler »… Je considère cette œuvre comme mon opus I » et les Kindertotenlieder à propos desquels il reconnaissait : « Ich habe mich in die Lage versetzt, mir wäre ein kind gestorben; als ich dann wirklich eine Tochter verloren hatte, hätte ich die Lieder nicht mehr schreiben können » (Je me suis mis dans la situation où j’aurais perdu un enfant ; si j’avais vraiment perdu une fille, il ne m’aurait plus été possible d’écrire les Lieder ; Guido Adler, Gustav Mahler, Wien, 1916). « Répétition d’une identification infantile demeurée inconsciente » selon le psychanalyste viennois Theodor Reik qui attribue cette affliction récurrente du compositeur à la mort de son jeune frère Ernst (Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, Denoël, 1972, p. 142).

Une disparité de styles existe par surcroît entre les deux œuvres : dans Das klagende Lied, la ballade populaire côtoie la narration expressive et l’exclamation musicale qui ne lésine sur aucun effet instrumental — appel de cors en fa, étonnants accents wagnériens voire straussiens sur « der Junge zieht durch Wald und Heid’», psalmodie chorale pour « Der Spielmann », polyphonies et fanfares de cuivres pour le « Hochzeitstück » comme au Prater un jour de fête — sont autant d’éléments projetant vers l’extérieur des repères destinés à forcer l’imagination. Rien de tout cela dans les Kindertotenliederimprégnés d’une atmosphère tout en recueillement, d’un intimisme sombre voire pesant : en témoignent les contours orchestraux restreints comme pour contenir et de facto accentuer, densifier le caractère pudique de l’incommensurable douleur. Et où les bois linéaires murmurent une lancinante solitude du désespoir que les superbes violons con sordino s’efforcent en vain d’apaiser. Le poignant « Wenn dein Mütterlein » signe même un retour régressif dans le giron maternel, retour ponctué dans le dernier Lied « In diesem Wetter » d’un sursaut orchestral, déchirement ultime, sourde révolte intérieure contre l’irréversible. Citons Bruno Walter : « les Kindertotenlieder n’ont rien de commun avec des chansons populaires et la musique est, de son côté, très éloignée du style rustique de beaucoup des mélodies de jeunesse » (Bruno Walter, Gustav Mahler, Coll. « Pluriel », Le livre de poche, 1979, p.127).

Florian BöschFlorian Bösch, Kindertotenlieder, Wiener Staatsoper. Photographie © Michael Pöhn.

Conséquence inévitable de cette dissemblance, le metteur en scène n’a pu déployer son intrépide travail que dans Das Klagende Lied en s’obligeant à davantage de retenue dans les Kindertotenlieder. Certes, la transition entre les deux œuvres, telle qu’agencée par Calixto Bieito, se conçoit plutôt bien : la thématique sanglante du meurtre fraternel sur fond de jalousie dans « Waldmärchen » fait sans doute retour — celui du refoulé — chez Mahler dans ses Kindertotenlieder. Ce qui permet au metteur en scène de soutenir une dramaturgie assez schématique — blancheur des décors (Rebecca Ringst) contre sang écarlate — qui colle bien au scénario : « un monde issu du cauchemar et prêt à s’y réengloutir » selon Pierre Boulez (Préface du livre de Bruno Walter, op. cit., p. 16). Force est toutefois de constater que les choses se gâtent pour « Der Spielmann » : le monstrueux faisceau de câbles électriques autour desquels s’enroulent ou s’enchaînent les chœurs — devrait-on penser à un manège infantile de rubans colorés dans sa version infernale ? — tout comme quelques autres incongruités — la naissance d’un corbeau mort-né dans l’entrejambe d’une soliste — nous plongent dans des abîmes de perplexité. Sans compter le fait que le bruitage dû au maniement des tubes plastifiés parasite l’écoute. Les enfants mutiques qui peignent sur les pans de murs de mystérieuses figures ésotériques accompagnent en revanche et à bon escient, les Kindertotenlieder.

Fort heureusement — et la nombreuse jeunesse mélomane qui assistait à cette représentation ne s’y est pas trompée —, la musique et les voix triomphent aisément de ces tergiversations scénographiques. Le chef suisse au nom italien et qui parle français, par ailleurs nouveau chef dirigeant de l’Orchestre philharmonique et de l’Opéra national des Pays-Bas, nous régale : direction magistrale à mains nues, majestuosité toute aristocratique des sons émanant de l’Orchestre de la Wiener Staatsoper qui restitue brillamment l’entrée disruptive d’autres mélodies dans « Der Spielmann » ou bien encore tranche net comme une guillotine par un soudain accord conclusif le « Ach Leide » polyphonique du « Hochzeitstück ». Magnifique !

Florian BöschFlorian Bösch et Tanja Ariane Baumgartner, Kindertotenlieder, Wiener Staatsoper. Photographie © Michael Pöhn.

Les voix, davantage celles des Chor der Wiener Staatsoper et des Kinder der Opernschule der Wiener Staatsoper — dont les Knabenstimme Johannes Pietsch et Gabriel Höller — dans Das Klagende Lied tout comme celles des solistes dans les Kindertotenlieder ne méritent que des éloges. Entendue dans The Bassarids à la Komische Oper de Berlin, la soprano Vera-Lotte Böcker campe à merveille cette « stolze Königin » dont l’hymen est convoité par les deux frères tandis que la mezzo Tanja Ariane Baumgartner — Ortrud dans un récent Lohengrin viennois — réussit à conjuguer vocalement fulgurance et suavité qui distinguent respectivement ses prestations dans les deux œuvres. Nous saluons la performance du ténor Daniel Jenz — et pas seulement celle physique de rester suspendu à des chaînes tout au long des Kindertotenlieder — mais notre coup de cœur va sans hésitation au baryton autrichien Florian Bösch pour son interprétation dense, émouvante et très incarnée de la seconde œuvre.

Qu’elle s’hystérise dans Das Klagende Lied où s’intériorise dans les Kindertotenlieder, la souffrance mahlérienne telle qu’elle est déployée dans Von der Liebe Tod nous invite à découvrir « un univers d’images, de bruits, d’atmosphères et de couleurs » digne d’une Gesamtkunstwerk et dont Pierre Boulez se demandait si loin d’être triomphante, sa force pathétique ne camouflait pas un « paroxysme d’insécurité ».

 

Vienne, le 11 octobre 2022
Jean-Luc Vannier

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Lundi 17 Octobre, 2022 23:58