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Monaco, 24 février 2025, —— Jean-Luc Vannier.

L’Or du Rhin coule à flots à Monte-Carlo

L'Or du Rhin. Photographie ©OMC - Marco Borrelli.

« Je n’écris plus d’opéras ; comme je ne vais pas inventer un mot arbitraire pour désigner mes travaux, je les appelle drames, parce que ce mot a au moins l’avantage d’indiquer très clairement la réception qu’appellent mes ouvrages », précise, dans une simple note de bas de page, Richard Wagner à propos de son Anneau du Nibelung (Richard Wagner, Écrits sur la musique, Gallimard, 2013, p. 337). À l’opéra de Monte-Carlo, où le public affiche ses préférences pour le répertoire italien, les « drames » wagnériens sont plutôt rares mais généralement de très grande qualité : nous nous souviendrons d’un mémorable Rheingold monté par Jean-Louis Grinda en 2013. Et plus encore, quatre années plus tard, d’un fantasmatique Tannhäuser dans une version parisienne dirigée par Nathalie Stutzmann. Mettre en scène un ouvrage wagnérien constitue toujours un défi pour un établissement lyrique : c’est pourtant celui qu’a voulu relever — une fois encore avec succès — l’opéra de Monte-Carlo sous la direction de Cecilia Bartoli en proposant, dimanche 23 février, une version de L’Or du Rhin doublement « revisitée » : en premier lieu, par une mise en scène de Davide Livermore et, ensuite, par une direction musicale confiée à Gianluca Capuano et à ses Musiciens du Prince-Monaco.

Peter Kalman (Alberich). Photographie ©OMC - Marco Borrelli.

À la manière de Richard Wagner qui a puisé dans de multiples mythologies son inspiration, le travail de Davide Livermore qui avait déjà signé un Don Carlo sur le Rocher en novembre 2023, suggère — si nous avons bien compris le message énigmatique — une sorte d’analogie entre le trésor des filles du Rhin et une cargaison d’or nazi engloutie à la suite d’un crash aérien. À croire que sans la barbarie du IIIe Reich, les metteurs en scène seraient en manque d’inspiration. Warum auch nicht ? D’où la carcasse d’un avion qui trône en permanence sur la scène et qui serait — étrangement — plutôt celle d’un Dakota DC3 de la firme américaine Douglas que celle d’un Junker 52 de la Luftwaffe : axe scénographique nourri des décors d’Eleonora Peronetti et autour duquel gravitent les différents personnages de ce prologue. Gianluca Falaschi qui avait déjà contribué aux élégantes tenues d’une Adriana Lecouvreur à Monaco en novembre 2017, dote les Dieux des costumes berlinois de cette époque mais fait scintiller les filles du Rhin de mille paillettes. Les géants Fasolt et Fafner sont accoutrés à la manière des satyres. S’il réduit fort heureusement les flashes psychédéliques (Antonio Castro), Davide Livermore pose aussi un regard distancé au moyen d’une vidéo (D.-Wok) : celle d’un enfant qui « joue aux grands », manière d’insérer une respiration bienvenue mais non dénuée d’une certaine gravité.

Wolfgang Ablinger-Speerhacke (Loge), Peter Kalman (Alberich) et Christopher Purves (Wotan). Photographie ©OMC - Marco Borrelli.

Musicalement, les soixante-dix instrumentistes des Musiciens du Prince-Monaco bien serrés dans la fosse de la salle Garnier procurent, sous une direction certes attentive à la partition mais — en conséquence ? — un peu timorée dans l’exécution, le sentiment d’une version inhabituelle, d’esprit tellurique et quasi-chambriste, mais sans doute plus riche en couleurs et en nuances alors que Richard Wagner aimait les phalanges très larges même s’il en exigeait nombre de pianissimi : « quatre-vingt-quinze musiciens pour la création de l’œuvre à Munich » le 22 septembre 1869 me souffle mon voisin allemand originaire de la capitale bavaroise. Le célèbre prélude des cent-trente-six mesures sur le mi bémol — motif initial du Rhin qui symbolise la vie tout comme il génèrera, tel un rhizome, celui de « l’Anneau » puis celui de « l’Épée — manque un peu de relief dans la propagation de cette houle orgasmique d’autant plus saisissante qu’elle est issue du néant. Peut-être aussi que l’épisode de la descente de Wotan et de Loge chez le Nibelung, marqué par le bruitage des enclumes, sonne plus quincaillerie que forge infernale. Richard Straussne disait-il pas de Wagner qu’il avait « réuni les deux branches de la musique : la musique mouvement et la musique expression » ? (Richard Strauss, Moi, je fais l’Histoire de la musique, Fayard, 2022, p.164).

L'Or du Rhin. Photographie ©OMC - Marco Borrelli.

Contrairement à l’immense espace du Grimaldi Forum où se déroula le précédent Or du Rhin, la scène de Garnier opère un inévitable rapprochement avec l’audience. Et lorsqu’une scénarisation dynamique — avec cette insistance, cette mise en exergue jusqu’au-boutiste du jeu d’acteur — se double de l’excellence vocale, le succès est au rendez-vous. Une distribution où chacun des personnages a brillé dans l’exacerbation de son caractère spécifique. A tout seigneur, tout honneur, ovationné à l’issue, Péter Kalman, qui fut aussi Melisso dans Alcina, incarne le personnage d’Alberich avec une conviction inébranlable qui pousse le corporel et le chant jusqu’aux limites : graves stables et puissamment projetés, imprécation tonitruante de ses forte. Les Dieux ne sont pas en reste : magnifique Christopher Purves qui campe un Wotan obsédé par le pouvoir tandis que Kartal Karagedik (Donner) et Omer Kobiljak Froh) lui donnent la réplique au même niveau. Mention spéciale pour le Loge de Wolfgang Ablinger-Speerhacke dont L’Or du Rhin sera, de toute la Tétralogie, la seule apparition chantée : volubile, exubérant, excité comme un feu follet dont les récurrentes étincelles d’intelligence et de ruse servent les desseins de Wotan. Belle et émouvante prestation de Michael Laurenz (Mime et Pedrillo dans un Entführung aus dem Serail viennois). Varduhi Abrahamyan qui devait interpréter Fricka a été remplacée par la mezzo-soprano turco-allemande Deniz Uzun, heureuse découverte de cette production et d’une voix aussi puissante dans les aigus que chaleureuse dans le timbre. Entendue par un confrère dans Hyppolyte et Aricie au TCE en 2019, Melissa Petit qui joue sa sœur Freia, otage des géants, soutient ce rôle modeste avec toute la justesse de ton. Saluée dans La Messa da Requiem de Verdi à Monte-Carlo en novembre 2023, Ekaterina Semenchuk nous subjugue par sa majestueuse et prophétique Erda. David Soar (Fasolt) et Wilhelm Schwinghammer (Fafner) impressionnent aussi dans leur duo de géants. Tout aussi méritoires, last but not least, les trois filles du Rhin qui veillent jalousement sur l’or : Mélissa Petit (Woglinde), Kayleigh Decker (Wellgunde) et Alexandra Kadurina (Flosshilde).

La réussite incontestable de ce Rheingold monégasque réside dans la consécration de l’idéal wagnérien où le Gesamtkuntswerk « consiste simplement en ce que tous les arts sont subordonnés au théâtre, au dessein de l’illusion ensorceleuse qui tour à tour rehausse ou abolit la réalité, mais qui en reste toujours la maitresse ».

Jean-Luc Vannier
Monaco, le 24 février 2025


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Mercredi 26 Février, 2025 1:57