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Wiener Staatsoper, 22 mars 2022 —— Jean-Luc Vannier.

Die Entführung aus dem Serail très « Singspiel » à la Staatsoper de Vienne

Daniel Behle (Belmonte) et Christian Natter (Belmonte acteur) . Photographie © Michael Pöhn.

It happens in the best of families. À peine entré sur scène, Belmonte déchire son pantalon du genou jusqu’à l’entrecuisse. Sans doute dans un opéra traditionnel, cet incident eût sonné le glas de l’interprétation. Mais dans cette douzième représentation mardi 22 mars à la Staatsoper de Vienne de Die Entführung aus dem Serail et ce, dans la mise en scène ô combien spécifique de Hans Neuenfels, ce pépin vestimentaire est passé comme une lettre à la poste.

Non que le travail du metteur en scène, tragiquement disparu en février dernier et auquel cette soirée était dédiée, n’accordât aucune importance aux costumes de Bettina Merz : en témoigne le saisissant contraste entre les couleurs chamarrées des gardes de Selim et les voiles « noir charbon » des femmes — en Iran, on les nomme les « corbeaux » — à l’entrée du Pacha à la fin du premier acte. Plus probable est le fait que cet homme de théâtre et metteur de scène d’opéras à la carrière jalonnée de retentissants scandales — Aïda à Francfort en 1980 ou Lohengrin à Bayreuth en 2010 — nous ait concocté post mortem un ultime coup de Jarnac scénique.

Tobias Kehrer (Osmin) et Regula Mühlemann (Blonde). Photographie © Michael Pöhn.

Plus sérieusement — mais « l’homme qui ne rit pas ne l’est pas » disait Nietzsche — le travail de Hans Neuenfels revisite cette œuvre de W. A. Mozart en expliquant « qu’il s’agit d’un Singspiel et non d’un opéra. Dans un Singspiel, il faut comprendre la chose étonnante que les êtres interagissent en chantant et en parlant entre eux et ce, en termes humains. » Afin d’accentuer cet humanisme, et reprenant sa mise en scène inaugurée à Stuttgart en 1997, Hans Neuenfels dédouble ou, plus précisément, découple le chanteur de l’acteur. Et de préciser : « Le chant est pour ainsi dire reflété (gespiegelt) une nouvelle fois dans la sensibilité de l’autre et se reflète (spiegelt sich) ensuite vers le bas, vers le public… Ce Singspiel appelle à un sursaut inhabituel. ». Nous nous situons donc aux antipodes d’une version monégasque qui entendait, pour sa part, réduire la partie parlée afin de mieux valoriser l’histoire.  

Tobias Kehrer (Osmin) et Andreas Grötzinger (Osmin acteur). Photographie © Michael Pöhn.

Après tout, Die Entführung aus dem Serail pullule de personnages en miroir : conçu comme un rôle parlé, chose plutôt rare dans les Singspiele de l’époque, Selim — le bon imago paternel joué ici par Christian Nickel — n’est-il pas doublé par son représentant Osmin, gardien du sérail et l’un des rôles les plus importants de l’opéra ? Pedrillo, l’intrépide valet, n’agit-il pas en lieu et place du timoré Belmonte ? Blonde, sensuellement féminine, n’évolue-t-elle pas dans l’ombre de Konstanze ? Quant aux notes, la virtuosité dans les graves d’Osmin — Ah ! ce abyssal et majestueusement tenu de Tobias Kehrer ! — ne fait-elle pas contrepoids aux vocalises aiguës de Konstanze dans son « Martern aller arten » où Lisette Oropesa métamorphose sa voix comme si, dans cette révolte, se révélait une véritable identité jusqu’alors contenue : disparition des légers vibratos, foisonnante pluralité d’intonations dans une tessiture des plus étendues et suraigus d’un éclat cristallin. Et le programme de citer des extraits du « Paradoxe sur le comédien » de Diderot afin d’exemplifier la démarche de Hans Neuenfels. Ce dernier n’inscrit-il d’ailleurs pas son travail dans la perspective freudienne lorsqu’il affirme : « Die Identität est keine feststehende Grösse. Auf das « Ich » ist grundsäztlich kein Verlass. » (L’identité n’est pas une dimension fixe. On ne peut en principe compter sur le « moi »).

Inspirée à la fois par une « lecture musicale sous l’influence de la mise en scène » (« Die musikalische Lesart darf bei Mozart von der Inszenierung so beeinflusst werden wie bei keinem anderen Komponisten ») et par la possibilité incroyable offerte par le dédoublement des personnages (« Ich empfinde diese Verdoppelung der Figuren als unglaubliche Möglichkeit »), la direction musicale d’Antonello Manacorda fait scintiller dès l’ouverture les sonorités de l’orchestre de la Staatsoper de Vienne. Direction d’autant plus exigeante qu’elle doit maintenir la dynamique d’un rythme — trop — souvent interrompue par les interventions parlées.

Lisette Oropesa (Konstanze) et Christian Nickel (Bassa Selim). Photographie© Michael Pöhn

Nous l’écrivions à l’instant : plus d’une année après son entrée à la Wiener Staatsoper (automne 2020), Lisette Oropesa revient à Vienne dans cette distribution où elle fait des merveilles de grâce et d’élégance vocales. Pour sa prise de rôle dans Osmin, Tobias Kehrer (Maître Luther dans des Contes d’Hoffmann berlinois et Astolfo dans le Lucrezia Borgia d’Edita Gruberova à la Deutsche Oper) nous décline ses graves avec une rare noblesse. Sans doute gêné dans le premier acte, un peu plus affirmé dans le second, Daniel Behle maintient toutefois Belmonte dans l’ombre et ne parvient pas à nous convaincre dans ses premiers deux airs « Hier soll ich dich denn sehen » et « Konstanze ! O, wie ängstlich » : le cœur n’y est pas et l’intensité affective s’en ressent. Rien de comparable avec d’autres versions de ces arias récemment entendues. Délicieusement enjoué et vocalement irréprochable, le « Durch Zärtlichkeit » de Blonde est interprété par la pétulante Regula Mühlemann tandis que Michael Laurenz campe avec fougue et brio le personnage de Pedrillo. Emanuela von Frankenberg (Konstanze actrice), Caroline Baas (Blonde actrice), Christian Natter (Belmonte acteur), Ludwig Blochberger (Pedrillo acteur) et Andreas Grötzinger (Osmin acteur) s’insèrent dans le dispositif des dialogues revus par Hans Neuenfels.  

Comme si le message de cette « comédie universelle de l’opéra mozartien qui naît avec L’enlèvement au sérail » (Rémy Stricker, Mozart et ses opéras, Tel Gallimard, 1980, p. 203) devait être confirmé, Christian Nickel (Selim Pacha) récite en épilogue à l’issue des premiers saluts un poème « Denk es, O Seele » d’Eduard Möricke (1804-1875) :

Ein Tännlein grünet wo,
Wer weiss, im Walde ;
Ein Rosenstrauch, wer sagt,
In welchem Garten ?
Sie sind erlesen schon,
Denk es, o Seele,
Auf deinem Grab zu wurzeln
Und zu wachsen.
Zwei schwarze Rösslein weiden
Auf der Wiese,
Sie kehren heim zur Stadt
In muntern Sprüngen.
Sie werden Schrittweis gehen
Mit deiner Leiche.
Vielleicht, vielleicht noch eh’
An ihren Hufen
Das Eisen los wird,
Das ich blitzen sehe !

 

Vienne, le 22 mars 2022
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 27 Mars, 2022 19:52