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Monaco, 24 mars 2025 —— Jean-Luc Vannier.

L’Heure espagnole et L’Enfant et les Sortilèges à Monte-Carlo : Ravel qui rit, Ravel qui pleure

Florian Sempey (Ramiro) et Gaëlle Arquez (Concepción). Photographie © OMC, Marco Borrelli.Florian Sempey (Ramiro) et Gaëlle Arquez (Concepción). Photographie © OMC, Marco Borrelli.

L’opéra de Monte-Carlo termine sa saison lyrique en beauté, mais une beauté toute particulière : celle de nous montrer le saisissant contraste qui existe entre deux œuvres de Maurice Ravel présentées dimanche 23 mars salle Garnier. Deux fois quarante-cinq minutes pour nous convaincre d’un clivage dans la vie et le travail du compositeur : Ravel qui rit, puis Ravel qui pleure.

En première partie donc L’Heure espagnole : « comédie musicale » qui entend « redonner vie à l’opéra-bouffe italien » insiste Maurice Ravel dans une lettre publiée dans « Le Figaro » du 17 mai 1911. Une lettre rédigée à la demande d’Albert Carré, directeur de l’Opéra-Comique qui craint les réactions hostiles lors de la création parisienne deux jours plus tard. Et pour cause : centrée sur l’appétence sexuelle insatisfaite de l’éruptive Concepción, épouse de l’horloger Torquemada à Tolède, L’Heure espagnole, empreinte d’une grivoiserie aussi légère que délicieuse, pratique une dérision qui s’inspire mais qui raille aussi la déclamation chantée, peut-être celle de Pelléas et Mélisande (1902) de Claude Debussy. Mais « c’est essentiellement par la musique, l’harmonie, le rythme, l’orchestration que je voulais que s’exprime l’ironie » confirme le compositeur qui s’amuse à multiplier des effets musicaux sophistiqués où, par exemple, « les parties mécaniques des horloges sont assimilées à des parties du corps en une série de jeux de mots et doubles-sens ». Et dont l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Kazuki Yamada nous restitue avec un indéniable talent la savoureuse équivoque.

Cyrille Dubois (Gonzalve) et Gaëlle Arquez (Concepción). Photographie- ©OMC - Marco Borrelli.Cyrille Dubois (Gonzalve) et Gaëlle Arquez (Concepción). Photographie © OMC, Marco Borrelli.

Dans une mise en scène signée Jean-Louis Grinda, des décors et costumes conçus par Rudy Saboughi, la magnifique mezzo-soprano Gaëlle Arquez (Concepción) qu’un confrère a entendue dans Carmen, obtiendra, avec force gémissements, stridulations et autres exploits tant vocaux que scéniques, les faveurs du musculeux muletier Ramiro campé par un — toujours — impressionnant Florian Sempey. Nous nous louerons, en revanche, de l’échec amoureux du ténor Cyrille Dubois en poète Gonzalve, lequel sublime pour notre plus grand bonheur, ses ardentes pulsions en notes hautes tout aussi intensément et élégamment égrenées. Saluons avec le même dithyrambe Vincent Ordonneau (Torquemada) et Matthieu Lécroart (Don Inigo Gomez et Le Geôlier, M. Javelinot et Thierry dans un Dialogues des Carmélites au TCE en 2024). Cerise sur le gâteau : l’irréprochable quintette final « Un financier… et un poète, un époux ridicule… » ponctue cette comédie par un au-delà rossinien, rémanence ultime d’un Falstaf.  

En seconde partie, une fois passé l’enthousiasme chaleureux de cette « Heure espagnole », nous retrouvons un autre Ravel : celui de L’Enfant et les Sortilèges créé justement le 21 mars 1925 à l’opéra de Monte-Carlo lequel reprend, à l’occasion de ce centenaire, la production réalisée en 2012 par Jean-Louis Grinda. Nonobstant le titre de « fantaisie lyrique en deux parties », cette œuvre laisse filtrer les origines, doublement autobiographiques, de sa douloureuse gestation : celle, en premier lieu, de la librettiste Colette dont la mort de sa propre mère et la naissance de sa fille précèdent de peu l’écriture du livret intitulé initialement « Divertissement pour ma fille ». Celle ensuite du compositeur : les terribles méfaits de la 1re Guerre mondiale où il parvient non sans mal à se faire engager comme conducteur de camion près de Verdun avant d’être rapatrié du front pour une grave dysenterie et la disparition de sa mère au tout début du mois de janvier 1917 provoquent son effondrement dont nous pouvons retrouver certains accents délirants dans L’Enfant et les Sortilèges. L’ultime parole de ce dernier — un ajout du compositeur lui-même — ne signerait-elle pas l’appel désespéré des soldats agonisants au moment de mourir tout comme celui du gamin tourmenté par ses cauchemars nocturnes : « maman ! » ? Sans parler de cette étonnante inversion entre les deux pièces : dans L’Heure espagnole, les personnages agissent comme des automates mécaniques — ça rentre et ça sort ou bien encore, ça monte et ça descend : le « ça » freudien dans toute sa splendeur ! — alors que dans L’Enfant et les Sortilèges, ce sont les objets et les animaux qui s’anthropomorphisent et tempèrent la colère enfantine.

Gaëlle Arquez (L'Enfant). Photographie © OMC, Marco Borrelli.Gaëlle Arquez (L'Enfant). Photographie © OMC, Marco Borrelli.

Et comme l’on ne change pas une équipe qui gagne, celle-là même qui avait obtenu une ovation enfiévrée à l’issue de la première pièce, nous charme, différemment mais avec autant de plaisir, dans la seconde. Gaëlle Arquez devient finalement « l’enfant sage » tandis que Florie Valiquette nous gratifie d’éclatants aigus (Le Feu, La Princesse, Le Rossignol et Une Suivante dans Armide). Tout aussi méritoires : Axelle Saint-Cirel (La Mère), Julie Nemer (La Bergère, La Chouette), Floriane Hasler (La Tasse chinoise, La Libellule, Un Pâtre et Diane dans Iphigénie en Tauride), Jennifer Courcier (La Chauve-souris, Une Pastourelle et Sophie dans un Werther sur le Rocher), Cécile Madelin (La Chatte, L’Écureuil et L’Enfant dans L’Enfant et les Sortilèges chorégraphié par Les Ballets de Monte-Carlo), Matthieu Lécroart (Le Fauteuil, L’Arbre). Une mention tout à fait spéciale pour le drolatique — un brin « The Mask » — Cyrille Dubois (La Théière, Le petit Vieillard arithmétique, La Reinette : quel exploit gymnique de chanter ce rôle accroupi et sautillant !) et pour Florian Sempey (L’Horloge comtoise, Le Chat). Saluons, last but not least, les chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo et les chœurs d’enfants de l’Académie de musique Rainier III.

L'Enfant et les Sortilèges. Photographie © OMC, Marco Borrelli.L'Enfant et les Sortilèges. Photographie © OMC, Marco Borrelli.

« L’attrait exercé par la recherche des effets rares dans les instruments dont il se servait » ainsi que « son goût du divertissement puéril » éclairent peut-être, comme le prétend Emile Vuillermoz, la psychologie de ces deux œuvres (E. Vuillermoz, Histoire de la Musique, Le Livre de Poche, 1973, pp.394 - 395). Il est vrai qu’à l’image de Jules Massenet qui devait avoir sur sa table de travail un objet en lien direct avec l’œuvre qu’il composait, Maurice Ravel possédait dans son salon de Montfort-l’Amaury son propre « musée des horreurs ».

Jean-Luc Vannier
Monaco, le 24 mars 2025


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